27/02/2020 par Mohamed Lahlou* La mort de Mouloud Mammeri que j'appelais Dda Elmouloudh, comme l'appelaient tous ceux qui le connaissaient ou parlaient de lui, m'avait parue si injuste, tellement je le voyais si jeune et aussi tellement je le voyais si présent encore pour nous donner tout son sens à notre conviction de voir éclore le "Nous" de nos espérances. Mort à l'âge de 71 ans, il nous paraissait pourtant si jeune et éternel, comme le mythe que nous lui avions construit pour nous avoir conduit dans la quête de notre juste identité. Mort un jour d'hiver du 26 février 1989, au pied du Zaccar, lui qui était né un jour d'hiver du 28 décembre 1917, en face du Djudjura, sa mort je la ressentais injuste parce qu'elle l'avait arraché à la vie vers laquelle il courrait, en cette nuit sombre et violente. Mort, d'une mort injuste alors que nous l'attendions pour reprendre la discussion que nous avions arrêtée le temps d'une courte absence. Mort d'une mort injuste parce qu'il avait encore tant à donner et tant à nous apporter. -La malchance d'un arbre Le dernier souvenir que j'ai gardé de lui, c'est ce jour, la veille de son départ au Maroc, pour une conférence à l'Universite de Oujda sur le destin de la langue et de la culture amazighes. Avait-il voulu rendre un dernier adieu à ce Maroc où il avait connu les moments d'un adolescent heureux et où il avait découvert une Berbèrité qu'il ne soupçonnait pas être aussi intime, pour lui, que sa Berbèrité du Djurdjura ? Cette découverte, il nous l'avait communiquée à nous qui avions été confinés pour ne jamais savoir que nous existions ailleurs aussi et si loin, dans l'espace et dans le temps. Comme souvent, il était venu nous voir, chez nous à Ghermoul, pas loin du Musée du Bardo où il avait créé un riche espace de recherche, sur le passé, le présent et l'avenir de notre "Nous" collectif, si longtemps privé d'être et de dire. Ce jour-là, il était pressé de partir. Il nous avait annoncé qu'il partait tôt le lendemain matin, à Oujda, par la route. Il préférait, m'avait-il dit, partir en voiture pour ne pas passer par Casablanca et qu'il allait être prudent. Sur l'insistance de mon épouse, il avait accepté de partager avec nous, un couscous, bien de chez nous. Il nous avait promis qu'à son retour de Oujda, son premier repas, ce serait chez nous. Symbolique oubli ? Il avait laissé, sur une chaise, son manteau gris aux minuscules carreaux blancs ; je l'ai suivi pour le lui porter avant qu'il ne rejoigne sa voiture. Avant de me dire, une nouvelle fois, au revoir, il me regarda avec un large sourire, ce sourire qu'il offrait comme une gratification. C'est cette promesse de nous revoir et ce sourire complice que je garderai pour ne pas accepter sa mort inattendue et la fin de sa mission de faire bouger les frontières de la vérité qui nous avait été refusée et qui avait fait de lui le "clandestin" de la culture amazighe. A cette clandestinité qu'on avait déposée sur les verbes de sa création, Mammeri utilisait la finesse de son esprit, comme la barricade de sa liberté. Il était revenu de Oujda pour ne pas être surpris par la nuit, mais les colères de la nature qu'il aimait tant, n'ont pas choisi le sort tragique qui l'attendait. Il freina avant que sa voiture ne soit projetée contre l'arbre fatal. Etait-il seul à cet instant ? Ou une autre voiture n'eut-elle pas eu la temps de l'éviter avant de le projeter vers son destin ? Une mort si inattendue et si absurde, comme celle d'un Aztèque parmi les Aztèques, que la rumeur tissa d'autres causes à sa mort. Pourtant il fallait accepter cette malchance d'un arbre en travers de sa route, un arbre qui était là comme des milliers d'autres arbres avaient été sur son chemin, sans l'inquiéter. Le hasard a choisi cet arbre et pas tous les autres ; et, cet arbre là a choisi Dda Elmouloudh et pas un autre. Mais l'arbre savait-il au moins qui était Mouloud Mammeri ? Nous ne le saurons jamais. -Le semeur d'idées J'ai entendu de partout ceux qui reprochaient à Mouloud Mammeri de ne pas faire de politique, comme j'ai entendu les accusateurs qui lui reprochaient d'en faire. Mais devait-il faire plus de politique que ce que disaient ses écrits et ses travaux et pouvait-il en faire moins que ce qu'il avait décidé de faire. Il faisait peut-être la plus belle des politiques, celle de la recherche de la vérité et de sa conviction, avec les mots du savoir et de la quête du savoir. Mammeri était écrivain, anthropologue, linguiste et universitaire à la fois. Peut-être qu'il était tout cela dès qu'il a pu voir les complexités et les difficultés du Monde. Mais prudent qu'il était et soucieux de la certitude, il n'écrira son premier roman qu'en 1952, à l'âge de 35 ans, lorsqu'il avait été certain qu"il allait bien dire ce qu' il voulait dire. Du haut de Taourirt Mimoun ou en remontant la côte qui y conduisait, Mouloud Mammeri s'était questionné sur l'injustice qui frappait sa "Colline oubliée", oubliée par les siens qui, à chaque saison, étaient contraints à l'exil, oubliée par les colons qui la considéraient comme trop pauvre pour l'occuper, oubliée par lui qui pensait à ses propres exils. Un écrivain était né dans une Algérie de la pauvreté où l'urgence de la faim éloignait celle de l'écriture. Et pourtant ses détracteurs étaient là pour le renvoyer à l'lgnorance à laquelle il avait échappé. Certains y voyaient mal un indigène écrire un roman plein de sous-entendus sur le sort réservé à la Colline oubliée. D'autres y voyaient mal un des leurs se saisir de la langue française pour parler au nom de son village y voyant déjà un berbèrisme renaître des purges de 1949. Ce premier roman de Mammeri était probablement son premier écrit politique. Y songeait-il déjà ? Par pudeur, il ne l'a pas dit, mais il n'en était pas moins. En 1955, Mouloud Mammeri publie son deuxième ouvrage "Le sommeil du juste" dans lequel, au détour d'un conflit aux sonorités claniques, le lecteur découvre un message qui annonce le temps de la colère contre l'injustice et l'exclusion de la colonisation. Arezki qui raconte sa mise à l'écart au lendemain du 8 mai 45, c'est Mouloud Mammeri durant la campagne d'Italie, pendant la deuxième guerre mondiale. Par une métaphore romanesque Mammeri annonce la révolte du Premier Novembre 54 ; ayant vécu tout au fond de son âme la brutalité coloniale, il évoque la légitime révolte d'Arezki et celle de l'Algérie. Dans "l'Opium et le bâton" (1965), il est la parole des maquisards et celle de la population réprimée par l'armée francaise. Aucun, comme lui, n'a décrit avec une telle émotion la douleur de la population pendant la guerre de libération. C'est la guerre de libération qu'il met en roman avant qu'il ne soit tourné en film, certainement le film le plus épique de cette guerre de 7 années. Ce roman, Mouloud Mammeri l'a écrit pour que nul n'oublie, mais il venait à propos, pour rappeler avec pertinence le sacrifice d'une population que certains avaient oublié, pour le confort du pouvoir. A l'époque, ce n'était peut-être pas l'intention de Mammeri ou c'était son intention cachée, mais aujourd'hui, nous y voyons un rappel choisi pour la vérité politique du moment. Au lendemain de notre première épreuve de langue Berbère au baccalauréat en juillet 63, le temps était venu, pour Mammeri d'assurer le passage intergénérationnel de la langue berbère, par l'écrit. Il lui fallait vite déchanter et ses cours furent frappés d'interdit ; mais ses étudiants inventérent la ruse des sorties touristiques pour faire durer ce passage de témoin. Mammeri allait accompagner ce mouvement jusqu'à un certain 20 avril 80 qui allait donner naissance à un bouleversement politico-culturel en Algérie et dans tout le Maghreb. Mouloud Mammeri ne faisait plus de la politique sans le dire, il devenait le mythe de l'éveil amazigh, celui qui allait faire remonter le présent jusqu'à la plus lointaine histoire. C'était le début de "La Traversée", roman qu'il publiera en 1982. Dans ce livre, Mouloud Mammeri raconte les désillusions d'après l'indépendance. Par la voix de Mourad, il dénonce la censure, dans un constat impitoyable, dans lequel il annonce qu'au-delà de l'indépendance, il y avait une autre fin à attendre pour l'Algérie que celle des désillusions. Quelques mois avant sa mort tragique, Mouloud Mammeri recevait, des mains du Président de l'université Paris X, comme ultime reconnaissance, le titre de Docteur Honoris Causa. A l'occasion d'une longue discussion avec moi, Michel Imberty, président de cette prestigieuse université m'avait fait part de son intention de lui attribuer le titre de Docteur Honoris Causa de son Université. Lors de cette cérémonie pleine de chaleur et d'émotion, Mouloud Mammeri avait fait un discours dans lequel il était revenu sur son long parcours depuis l'école primaire de Taourirt Mimoun. Il y avait tout dessiné, ses plaisirs et ses déplaisirs, ses frustrations et ses désillusions. Il avait parlé de la Kabylie, de l'Algérie et de l'Afrique du Nord, sans oublier sa blessure du lendemain du 8 mai 45, lorsqu'il fut renvoyé à son statut d'indigéne. Il insista beaucoup sur ses rêves des lendemains heureux de la Berbèrité. Un discours-bilan dans une enceinte universitaire qui ne laissait de place, ni au mensonge, ni à la censure. C'était ce jour-là, qu'il prononça son discours le plus intime et qui allait devenir son dernier discours d'un passionné de la liberté de la parole et de la générosité des cœurs. Je lui avais adressé, il y a quelques années, une lettre à titre posthume le jour où Tamazight avait été proclamée "langue nationale et officielle" ; au lendemain de l'an 1 du mouvement du 22 février, je suis certain qu'il aurait été heureux que je lui annonce que le peuple est toujours contre toutes les injustices. Mohamed Lahlou Professeur d'université Docteur en Psychologie, Docteur d'état es-Lettres et Sciences Humaines, Docteur Honoris Causa. Ancien SG du FFS.