« En tant que romancier, ce qui m'intéresse surtout, c'est le destin de l'homme, sa liberté, sa pleine expansion. Et dès que cette liberté n'est pas acquise, dès que cette plénitude n'est pas acquise, j'ai la conviction qu'il manque quelque chose, et que mon rôle c'est justement de crier que quelque chose manque dans cette plénitude », déclare le grand écrivain, dramaturge et anthropologue Mouloud Mammeri à Middle East magazine en février 1984. Pour célébrer le 19e anniversaire de sa mort, les associations culturelles Djurdjura et Tiliwa de l'université M'hamed Bougara de Boumerdès ont concocté un riche programme d'activités s'étalant sur une durée de quatre jours. En plus de deux conférences-débats et d'une importante exposition sur l'écrivain, les initiateurs de cette manifestation ont présenté, au grand bonheur des mordus de la culture, une pièce de théâtre, un concours de poésie kabyle, ainsi qu'une projection vidéo. Un vibrant hommage pour un intellectuel pluridisciplinaire qui n'a jamais cessé de défendre la culture et la langue amazighes. Né le 28 décembre 1917 à Taourirt Mimoun (Ath Yenni) en grande Kabylie, Mammeri est « persuadé que l'œuvre d'un romancier ne peut pas être vraie si elle n'est pas, qu'elle le veuille ou pas, contestataire de tout ce qui nie l'homme ». Lors d'une conférence-débat ayant pour thème « Yousef Oukaci ressuscité par Mammeri », programmée à cette occasion, le Dr Aziri Boudjemaâ met en exergue l'apport de l'auteur de La Colline oubliée dans la révélation au grand jour des poèmes de Youcef Oukaci, « un poète appartenant à l'aârch d'Aït Djenad qui a vécu de 1680 jusqu'à la deuxième partie du XVIIIe siècle ». Ce poète, dont les poèmes ont été traduits et transcrits par Mammeri, est, selon le conférencier, d'une extrême importance pour la compréhension des sociétés et structures sociales de la Kabylie du XVIIIe siècle. « En ressuscitant les poèmes de ce génie et témoin incontestable de son temps, l'écrivain a accompli un formidable travail de recherche », estime-t-il. En plus de sa stature de grand écrivain d'expression française, Mammeri fut aussi un dramaturge et un des grands anthropologues de notre temps. « C'est grâce à ses œuvres sur la langue et la culture amazighes qu'on peut aujourd'hui développer nos recherches », affirme Abdenour Abdeslam, chercheur, linguiste et auteur de plusieurs essais sur la culture berbère. Abdenour Abdeslam, qui a animé une conférence-débat sur le thème Cheikh Mouhand Oulhocine vu par Mammeri, souligne que l'auteur de « La Mort absurde des Aztèques » a sillonné toutes les régions du pays avec des moyens rudimentaires pour glaner les moindres informations sur la culture berbère. Evoquant Cheikh Mohand Oulhocine (1838-1901), l'orateur a indiqué que celui-ci « fut un grand philosophe et n'a jamais était théologien comme le pensent certains ». « Ses poèmes font hommage à la liberté d'expression, la laïcité et la justice sociale », explique t-il avec des extraits de poèmes à l'appui. Et d'ajouter : « Cheikh Mouhand était un véhément opposant à la politique de la Tarika El Rahmania, laquelle, selon lui, imposait de payer la dime et visait à appauvrir la Kabylie et à la vider de ses ressources ». Et « le livre de Mammeri paru à titre posthume sur les poèmes de Cheikh Mouhand illustre parfaitement la grandeur de la pensée de l'homme », dira le conférencier en substance. Ainsi, en plus de son travail de régénération de la culture berbère, Mammeri fut l'un des piliers de la littérature algérienne contemporaine. Son essai sur les Isefra de Si Mouhand U M'hand publiés en 1969 est une œuvre magistrale. Mammeri possède également à son actif quatre romans, quatre pièces de théâtre et sept ouvrages entre l'essai et la poésie sur la culture orale kabyle. En plus du Sommeil du juste (1955) et la Traversée (1982), ses deux autres romans, à savoir, La Colline oubliée (1952), et l'Opium et le Bâton (1965), ont été traduits dans plusieurs langues. (11 avancent certains). S'agissant de ses œuvres dramaturgiques, cet intellectuel, « qui a eu, faut-il le souligner, à subir les foudres du système autoritaire de l'époque, adoptera le théâtre comme instrument de conscientisation et de lutte idéologique ». Il a réalisé trois pièces de théâtre qui sont entre autres Le Fœhen ou la preuve par neuf, le Banquet, La Cité du soleil. « Le théâtre restera pour lui le genre de dialogue et de la diatribe par excellence parce que cet art est en même temps littérature et spectacle, donc transmissible par voie directe et non par l'effort intellectuel de la lecture », font remarquer les conférenciers. L'écrivain a également dirigé de 1969 à 1980 le Centre de recherches anthropologiques, préhistoriques et ethnographiques (CRAPE) à Alger, avant de prendre sa retraite pour se consacrer à la recherche, notamment dans la tradition orale berbère et tout ce qui est inhérent à la culture berbère. « Il y a dans ce genre de sociétés (les sociétés à tradition orale comme la Kabylie) une véritable fonction sociale de l'oubli, aux termes de laquelle ce qui cesse d'être immédiatement opératoire et chargé de sens cesse aussi, à terme souvent bref, d'être rappelé. Dans la littérature berbère de la Kabylie et à date relativement récente, on ne saura jamais si ce qu'on a gardé des deux poètes, les plus grands du siècle, Si Mouhand U M'hand et Chikh Mouhand, constitue l'essentiel, on sait ce qui reste, mais on ne sait même pas si ce qui a été perdu ne constitue pas l'essentiel », écrit-t-il dans l'une de ses analyses. En 1982, il fonde la maison des services de l'homme, le fameux Centre d'études et de recherches d'anthropologie de Méditerranée (CREAM) qui publie la revue Awal (la parole). Ses recherches dans le domaine anthropologique lui ont valu le titre de docteur Honoris Causa de l'université de Nanterre (Paris X) en 1988. Mammeri meurt le soir du 26 février 1989, suite à un accident de voiture près de Aïn Defla, à son retour d'un colloque organisé à Oujda (Maroc). Plus de 200 000 personnes ont assisté à son enterrement. Aucun officiel n'était présent aux obsèques, alors qu'une foule compacte scandait des slogans hostiles au pouvoir en place. Son nom restera néanmoins inscrit au panthéon de la littérature contemporaine algérienne. Cette semaine culturelle a été clôturée jeudi dernier par une visite des étudiants à la tombe du défunt dans son village natal à AthYenni, dans la wilaya de Tizi Ouzou.