15/04/2020 https://jean-jaures.org/ La crise sanitaire liée au coronavirus ne constituerait-elle pas une « aubaine » pour le régime algérien ? José Garçon, membre de l'Observatoire de l'Afrique du Nord et du Moyen de la Fondation, en soulignant l'inefficacité dramatique des autorités, montre que l'épidémie du Covid-19 permet en effet au pouvoir de poursuivre la politique de répression et de ne pas apporter de réponses au Hirak, mouvement qui a décidé de suspendre sa mobilisation. Conspué par la rue, le régime algérien a pu nourrir une première fois, le 12 décembre 2019, le sentiment d'avoir « réussi son coup » en faisant passer en force « son » élection présidentielle. Depuis, il se heurtait à la même impossibilité : mettre fin au Hirak, cette insurrection populaire exemplaire par son pacifisme, son ampleur et sa maturité. Un fléau moyenâgeux aura obtenu – momentanément au moins – ce que les « décideurs » militaires n'osaient plus espérer : mettre fin aux marches hebdomadaires du Hirak qui, depuis plus d'un an, exigeaient un « changement de système ». Donnant là une énième preuve de sagesse et de conscience politique, le Hirak a lui-même pris les devants en décidant de suspendre ses rassemblements. Les « décideurs » auraient toutefois tort de se réjouir de l'aubaine. Avec le Covid-19, le régime doit aujourd'hui gérer un séisme sanitaire majeur dont le coût humain risque d'être dramatique compte tenu du délabrement du système de santé : vétusté et dégradation des hôpitaux, manque criant de moyens (400 lits de réanimation – ne répondant pas aux standards internationaux – pour une population de près de 43 millions d'habitants, pénurie de moyens de protection pour les soignants, etc.), hygiène défaillante, personnel soignant insuffisant et sous-équipement des laboratoires hospitaliers, dont rares sont ceux qui peuvent assurer les tests de dépistage faute de répondre aux normes de sécurité indispensables… Mise à nu par le Covid-19, cette incurie est dénoncée depuis vingt ans, à coup de grèves à répétition, par des médecins et des internes des hôpitaux. Au point que leur mobilisation fut l'un des moteurs du Hirak. On comprend dans ces conditions le malaise créé par la visite du Premier ministre algérien à l'hôpital de Blida : les combinaisons médicales lourdes et les masques dans lesquels Abdelaziz Djerad et son entourage étaient emmitouflés tranchaient singulièrement avec la simple blouse protégeant médecins et personnel hospitaliers ! Pour ne rien arranger, une intervention chirurgicale en Suisse du secrétaire général du ministère de la Défense, le général Abdelhamid Ghriss, est venue montrer que les hauts gradés continuaient à se faire soigner à l'étranger – signe de leur manque de confiance quant à la qualité des soins dispensés en Algérie… Pourtant, seuls les hôpitaux militaires, dont celui d'Aïn Naadja à Alger, échappent au délabrement généralisé. Ces structures auraient même récupéré l'aide matérielle, l'équipe médicale de 21 personnes et les médicaments chinois[1] arrivés le 27 mars dernier en Algérie. La parole officielle s'est d'abord voulue rassurante. « La situation est sous contrôle », assurait le chef de l'Etat le 17 mars dernier, cinq jours après le premier mort du Covid-19. Trois semaines plus tard, les chiffres officiels font état (au 14 avril 2020) de 2070 cas de coronavirus et de 326 morts[2], tandis que les médecins s'inquiètent « de formes graves surtout chez les jeunes », et que les hôpitaux de Blida et Alger sont débordés. Déjà difficile à établir faute de diagnostic, le nombre des personnes atteintes est de fait inconnu. D'autant que le chef de l'Etat a ordonné le 22 mars dernier « d'interdire la diffusion de toutes statistiques en dehors de celles du ministère de la Santé ». Cet ordre a été suivi par la menace de poursuites judiciaires contre les médias qui y contreviendraient, tandis que la page officielle du ministère du Commerce reprenait un faux communiqué de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) affirmait que l'Algérie était « hors de la zone de danger » et allait « bientôt vaincre le Covid-19 »… Pour faire oublier cette situation, le chef de l'Etat a promis, le 13 avril 2020, un changement radical dans le secteur de la santé : suppression du service civil pour les médecins spécialistes[3], mesures pour les inciter à travailler dans les wilayas (préfectures) du sud et réévaluation de la grille des salaires des soignants. Les autorités, conscientes que les infrastructures sanitaires ne peuvent tenir le choc, ont par ailleurs passé outre la controverse sur le traitement du Covid-19 par la chloroquine. Elles annonçaient, le 31 mars dernier, que ce médicament – produit localement – serait utilisé pour traiter « tous les malades atteints du coronavirus, ainsi que tous ceux qui auront des signes de contamination » et pas seulement les cas aigus comme déclaré dans un premier temps. Volonté de prouver qu'elles se donnaient les moyens de « guérir » pour faire oublier l'état catastrophique des infrastructures sanitaires ? On ne compte plus en tout cas les communiqués « prévoyant des guérisons ». Entretemps, la région de Blida – la plus touchée – était placée sous confinement total tandis qu'un couvre-feu allant de 19h à 7h était progressivement étendu à toutes les wilayas jusqu'au 19 avril 2020, avant d'être élargi de 15h à 7h dans neuf d'entre elles (dont Alger, Oran, Sétif, Tizi Ouzou, Tlemcen, Médéa, etc.). Alors que tous les transports publics sont à l'arrêt, les autorités n'excluent plus un confinement total. Non sans une certaine confusion : après une valse-hésitation, pharmacies et buralistes sont finalement restés ouverts, les marchands ambulants aussi, mais « en rotation par quartiers ». En l'absence de réelles mesures d'accompagnement, les Algériens s'accommodent des mesures prescrites comme ils le peuvent – c'est-à-dire difficilement dans un pays où tant de gens ne survivent que de l'informel[4]. Comment en serait-il autrement quand rester chez soi relève d'une mission impossible pour des secteurs très importants de la population qui vivent dans des logements insalubres ? Dans une ambiance générale assez anxiogène – qui, paradoxalement, n'empêche guère une fréquentation notable de certains étals de fruits et légumes –, les stations d'essence ont été prises d'assaut. La semoule, base de l'alimentation, est, quant à elle, introuvable depuis début avril 2020 en raison d'achats massifs à la suite d'une rumeur faisant état d'une rupture des stocks. La distribution des produits de première nécessité – qui relève désormais de la direction du commerce ou des municipalités – provoque bousculades, bagarres et files d'attente interminables, avec parfois des gens collés les uns aux autres… D'où la crainte d'un grand nombre de contaminations. Fidèle à lui-même, le régime entend de toute évidence profiter de l'épidémie et de la trêve sanitaire décrétée par le Hirak pour… réprimer et censurer la presse. Partout dans le pays, il cherche à faire taire les récalcitrants – activistes politiques[5] ou journalistes comme Khaled Drareni –, décourager les autres et faire peur à tous. Signe qui ne trompe pas : la grâce de quelques 5037 prisonniers décrétée par le chef de l'Etat Abdelmadjid Tebboune ne concerne … aucun des 50 détenus d'opinion liés au Hirak, en dépit des dangers de contamination en prison. Et surtout pas le plus connu d'entre eux, Karim Tabbou, qui fait l'objet d'un surprenant acharnement judiciaire[6]. Parallèlement, le verdict de plusieurs procès d'ex-détenus et de manifestants du Hirak a été renvoyé « à une date ultérieure », tandis que les audiences maintenues se sont déroulées à huis clos pour cause d'épidémie. Police et gendarmerie convoquent en outre nombre de militants, tandis que le procureur adjoint du tribunal de Tiaret, connu pour ses activités syndicales et son combat pour les droits des magistrats, a été placé sous mandat de dépôt. Plusieurs personnes ont aussi été placées sous mandat de dépôt pour « diffamation » sur… Facebook ! « Scandaleuse promptitude » du pouvoir « à profiter que le monde soit occupé par le coronavirus pour accélérer la répression du Hirak », résume notamment Human Rights Watch à l'unisson des autres ONG. Rien ne dit cependant que le régime viendra à bout de la contestation populaire. Alors que sa rupture avec une grande partie de la société est consommée, la défiance des Algériens risque de tourner à la colère face au peu de moyens dont dispose le pays et en dépit de l'annonce de la participation de l'armée[7] à la lutte contre le Covid-19. Les décideurs militaires ne l'ignorent pas. Dans son numéro d'avril 2020, El Djeich, la revue de l'armée, martèle avec l'emphase qui lui est propre que la « détermination de l'Etat algérien (dans la lutte contre le virus) a permis au pays d'éviter une véritable tragédie » et souligne que l'armée « demeure prête en permanence à faire face à toute situation d'urgence ». El Djeich croit bon de souligner au passage, ce dont personne ne doute par ailleurs, la « cohérence totale entre le président Tebboune et l'ANP (l'Armée nationale populaire) ». Cette montée au créneau de l'armée survient au moment où l'on assiste à un chamboulement très conflictuel au sein de la haute hiérarchie des services de renseignement[8]. Ce mouvement s'est accéléré au cours des derniers jours avec le limogeage puis l'arrestation le 14 avril dernier « pour haute trahison » du puissant général Bouazza, l'un des chefs de la police politique, ainsi que la disgrâce du patron de Antar, l'une des principales casernes des services de sécurité. L'accélération de cette crise – qui durerait depuis quatre mois – reste encore difficile à analyser. Sauf à noter deux faits significatifs : le général Bouazza s'était opposé à la candidature d'Abdelmadjid Tebboune à la présidence de la République ainsi qu'une surprenante déclaration du chef d'état-major, le général Chengriha. Ce dernier a jugé bon, le 13 avril 2020, d'ordonner aux officiers de la DGSI de « se mettre sous les ordres » de leur nouveau chef, le général Rachedi, et « d'agir dans le respect de la loi et de l'intérêt du pays ». Avertissement à d'éventuels partisans du général Bouazza ? Une chose semble sûre : ce grand chambardement vise à placer l'ensemble des services de renseignements sous la férule de l'état-major. Véritable école civique et démocratique qui, quoi qu'il arrive, demeurera une pépinière de nouveaux cadres politiques et reconfigurera le politique à long terme, le Hirak devrait, quant à lui, se réinventer et s'exprimer sous d'autres formes et par d'autres actions pour entretenir une mobilisation de la société. D'ores et déjà, son fameux mot d'ordre silmiya – pacifique – laisse place à sihya – sanitaire –, allusion aux opérations de sensibilisation et de solidarité prophylactiques menées par ses militants. Dans certains quartiers, alors que les autorités s'interrogeaient encore sur la nécessité de fermer les mosquées, des jeunes nettoyaient déjà les rues et désinfectaient les halls d'immeubles ou les rideaux des magasins fermés. Prenant acte de l'impossibilité de compter sur l'Etat, les Algériens ont, là encore, pris les devants. Une solidarité impliquant associations de la société civile, opérateurs économiques et hommes d'affaires s'organise un peu partout pour sensibiliser sur les risques du Covid-19, faire respecter les mesures barrières, collecter des aides et les redistribuer aux plus démunis. Soumise à un confinement total, la ville de Blida bénéficie d'un incroyable élan de solidarité, y compris à travers des dons en matériels médicaux pour ses hôpitaux. L'absence d'illusion quant à l'efficacité de l'Etat est telle que nombre de villes et villages, notamment en Kabylie où la dynamique d'autogestion impliquant les structures traditionnelles est impressionnante, auto-organisent leur confinement, désinfectent les véhicules, répètent les mesures de prévention et préparent écoles, mosquées ou hangars pour servir d'hôpitaux. Partout, des entreprises, mais aussi des couturières, se sont mis à la fabrication de milliers de masques destinés principalement aux hôpitaux. Un élan dont l'ampleur rend dérisoire le don… d'« un salaire » par le chef de l'Etat, les ministres ou les officiers supérieurs de l'armée ! Le péril sanitaire agit en réalité comme révélateur d'une crise qui est aussi politique, économique et sociale. « L'Algérie est capable de résister à l'impact de cette crise », a commencé par assurer le gouvernement, avant que le chef de l'Etat n'évoque « la vulnérabilité » de l'économie « en raison de notre négligence à la libérer de la rente pétrolière” et dénonce, non sans cynisme, les « mauvaises pratiques comme le gaspillage et l'esprit de fainéantise et de surconsommation » ! Sans souffler mot de ce qui, avec le clientélisme, le népotisme et la corruption au sommet de l'Etat, rend l'Algérie ingouvernable depuis l'indépendance : l'existence d'un double pouvoir, celui décisionnaire de l'armée et celui – illusoire – d'un président chargé de l'intendance et ne pouvant agir sur les dossiers sensibles que dans le cadre défini par les « décideurs » militaires et les services de renseignement. Aujourd'hui, même si les autorités peuvent arguer que la situation économique et financière n'est pas meilleure dans les autres pays, l'Algérie s'achemine vers une zone de tempête économique. Et ce même si elle a décidé en pleine crise du Covid-19 de réduire les dépenses publiques de 30 % (sans toucher aux salaires des fonctionnaires), de ramener les importations à 31 milliards de dollars (contre 41 milliards prévus pour 2020), d'économiser 7 milliards de dollars en n'ayant plus recours aux cabinets d'expertise étrangers, tandis que le géant public des hydrocarbures, la Sonatrach, affirme réduire son budget 2020 de 50 %. Les réserves de change ont en effet fondu, passant de 250 milliards de dollars en 2014 à… 60 aujourd'hui, soit un peu plus d'une année d'importations. Elles risquent de se contracter davantage encore avec la chute des prix du pétrole – 98 % des exportations du pays – d'autant que la loi de finances 2020 a été établie sur la base d'un pétrole à 50 dollars le baril (actuellement à 32 dollars). À elle seule, cette situation économique exigerait de sortir de l'impasse politique actuelle pour aller vers une démarche de réconciliation et créer du consensus national. On en est loin au vu du durcissement sécuritaire observé à l'ombre du Covid-19. Depuis le 9 avril dernier, le terme « Censurés » en rouge barre les deux sites d'information électronique Maghreb Emergent et Radio M. Pour justifier le blocage de ces médias qui ne sont plus accessibles en Algérie, les autorités ressortent, sans surprise, le répertoire inoxydable des régimes autoritaires : « financement de l'étranger »[9]. Peu avant, le porte-parole de la présidence avait déjà dû rétropédaler pour tenter, dans un communiqué aux furieux airs des années 1970, de se sortir du mauvais pas dans lequel il s'était mis à la télévision publique : avoir accusé le Hirak de faire « prendre au pays le risque d'une contamination ».