Elle brûlait d'envie de les porter dans le magasin et marcher avec jusqu'à la maison. Elle supplia sa maman de la laisser faire. «S'il te plaît... » Devant les yeux de chien battu de sa petite fille, elle ne put que céder. Ritedj sauta à son cou et l'embrassa. Au comble du bonheur, elle laça ses chaussures, se mit debout et les contempla face au miroir. - J'en rêvais depuis longtemps. Maintenant, je serai fière de les montrer à mes camarades. Surtout à Sihem qui ne cessait de se vanter en exhibant à tout bout de champ sa paire cloutée. - Bon ce n'est pas ça l'essentiel, tu dois surtout en prendre soin. Elles m'ont coûtées très cher. - Je te promets maman. Ritedj, folle de joie, admirait ses godasses, faisait quelques pas, s'arrêtait puis les scrutait en soupirant. - Je n'arrive pas à le croire, regarde, elles sont magnifiques ! - Maintenant que tu les as à tes pieds, ne réclame surtout pas ta viande journalière. Tu n'auras droit qu'à une ration trois fois par semaine. - Crois-moi, je peux m'en passer. Arrivées à la maison, Ritedj fera fi du rituel. Elle ne se déchaussera pas au seuil de l'entrée, ce qui mettra en rogne sa maman. - Ah non, je ne vais tout de même pas céder à tous tes caprices ! - Rien que cette fois. Ne t'inquiète pas, Je passerai la serpillière dès que je les ôterai. Elles sont trop belles, je voudrai encore en profiter. Je crois même que je serai capable de dormir avec... Résignée, et ne pouvant rien refuser à sa fille unique, elle accepta. Elle ne put s'empêcher d'avoir une triste pensée pour son époux qui les a quittées il y a deux ans. - Tu sais, tu me rappelles l'histoire que m'avait racontée ton papa lorsqu'il avait ton âge, ou un peu plus, quatorze ans. C'était la mode des pantalons rétro. Son père était tellement radin que personne ne voyait la couleur de son argent. Comme il était la prunelle de ses yeux, l'aîné de surcroît, ta grand-mère s'arrangeait pour mettre de côté les quelques sous qu'il lui donnait pour acheter le pain et le lait et a réussi à réunir la somme qu'il faut. Elle la lui a remise en cachette. «Tiens mon fils, va acheter ton pantalon.» Il en a sangloté de joie. Il en rêvait lui aussi de ce vêtement au tissu fin et d'un bleu d'azur. D'ailleurs depuis, le bleu devint sa couleur préférée. A l'époque les temps étaient difficiles, et nourrir une famille de huit enfants n'était pas une mince affaire et ton grand-père était seul à subvenir aux besoins de sa famille. Et bien son pantalon, il l'a porté durant des jours et sa mère avait du mal à le lui faire enlever. Elle l'implorait : «Laisse-moi le laver, il est trop sale. Tu es la risée de tes copains. Tu le remettras quand il sèchera si tu veux.» C'est à cette condition qu'il a accepté. C'est comme ce cousin venu de Kabylie et qui découvre Alger pour la première fois. Il avait quinze ans. Papa lui avait offert une paire de chaussures, qu'il n'a pas lâchée. Il fallait voir comment il la bichonnait. C'est simple, le soir lorsqu'il s'est mis au lit il l'a presque collée à son oreiller. Il a beau lui expliquer que ce n'était pas sa place, rien n'y fait. Il la déplaçait, lui, la remettait. Il jouait au chat et à la souris, ton père a fini par abandonner.