A peine le chroniqueur Amin Zaoui a-t-il mis le doigt sur le chaos produit par le rite du sacrifice du mouton de l'Aïd que la réalité – l'impitoyable réalité – non seulement tranche en sa faveur, mais va plus loin encore. On nous dit qu'une épidémie de cette antique maladie qui prospère dans la fange, le choléra, resurgissant du fond des âges, serait à l'œuvre dans nos murs, ou pour faire un peu dans la provocation bien dans le ton, entre les guitounes de notre campement. Car, si nous avons bien compris, ce qui vaut au chroniqueur rentre-dedans de Liberté l'opprobre et même des simili-fatwas, c'est autant le constat implacable qu'il fait de la clochardisation sanguinolente de nos cités, constat largement partagé par nombre d'Algériens et depuis longtemps, que l'usage – péjoratif ? — du vocable de bédouinisation. Déjà en soi pas mal gratiné, il l'augmente de surcroît d'un qualificatif rédhibitoire : islamique. Bédouinisation-islamique ! Le doublé blasphématoire ! Si les charges contre lui sur les réseaux sociaux, allant carrément jusqu'aux appels à son élimination, n'étaient pas aussi graves, on se serait réjoui de cette levée de boucliers pour défendre les... Bédouins. Il était temps, allais-je ajouter. Il faut juste rappeler que le mot Bédouin désigne des tribus de nomades arabes et que – et ça, c'est l'histoire qui nous le dit – l'immense majorité des tribus berbères étaient à l'origine nomades. Donc, question citadinité, on peut repasser ! En fait, ce qu'on semble lui reprocher, c'est d'associer ce vocable au tableau repoussant de la saleté, du manque d'hygiène, de la dégradation. Double récrimination, donc. Un : laisser entendre que le bédouinisme serait un archaïsme avilissant, ce qui est intrinsèquement un crime de lèse origine. Deux : aggraver son cas en exacerbant cette haine de soi que quelques-uns parmi nous brandissent immanquablement dès qu'une critique relève l'effarante disparition de toute règle de sociabilité basée sur le respect du voisin et de soi, celui de l'hygiène individuelle et collective, du principe de responsabilité et des lois de la République. Amin Zaoui est assez grand pour se défendre lui-même mais je crois qu'il n'est pas inutile de nuancer en précisant qu'on pourrait entendre par bédouinisation de nos villes ce phénomène que beaucoup de sociologues ont observé à travers le monde, qui s'appelle la ruralisation des cités urbaines. Dans les grands moments d'exode de la campagne vers la ville, comme ceux, successifs que nous avons connus depuis l'indépendance et en particulier pendant la décennie noire, les règles urbaines connaissent fatalement de notables distorsions. Là encore, qu'on n'y voie pas une attaque contre la ruralité, et encore moins contre les ruraux, mais l'observation de la prégnance du mode de vie rural en milieu urbain. Le boucan provoqué par l'usage de ce vocable témoigne au bas mot de l'hypersensibilité relative aux questions identitaires et à la définition des composantes de la nation algérienne. Le malaise est infiniment plus profond qu'on ne pourrait le penser. Dans ce contexte tendu, on peut se demander quelle magnitude aurait atteint le séisme si quelqu'un avait parlé de kabylisation ou d'oranisation ou encore de chaouisation des villes en associant ce terme à la dégradation ? Rien à voir ? Mais si, mais si... Nous sommes un pays qui ne se sent bien dans aucune de ses peaux. Certains des contempteurs de Zaoui, comme ceux de Daoud ou de Sansal, vont jusqu'à jauger, si j'ose cette image, son «taux» de patriotisme ou de nationalisme. Il n'y a aucune raison objective ni aucun instrument de mesure qui permette de fixer ou de douter de l'attachement d'Amin Zaoui à l'Algérie. Les procureurs prompts à l'excommunier, outre que personne ne les a mandatés, n'ont bien entendu ni le droit ni les arguments pour le faire. Il a, comme tout un chacun, la latitude de s'exprimer, d'utiliser les mots qui lui conviennent. De plus, on peut déduire de la violence de ces réactions que ses mots frappent souvent juste. On peut trouver – ce qu'on nous reproche à tous, à un moment ou à un autre, dès lors que nous posons un regard autocritique sur notre Moi collectif ou sur notre Nous fracassé – qu'il s'exprime comme s'il n'était pas concerné lui-même par cette critique. Si le mot bédouinisation n'a, en ethnologie, rien de péjoratif, les conditions historiques de la création même de l'ethnologie ont rendu son objet péjoratif, en tout cas peu valorisant pour les peuples qui en étaient l'objet. Comme quoi si, quelque part, les chroniqueurs sont innocents, les mots qu'ils emploient ne le sont pas toujours, et souvent à leur corps défendant. Un mot peut venir de loin et arriver à nous, transformé. Mais voilà, s'il utilise un mot qui relève de l'ethnologie, Amin Zaoui, lui, se réclame plutôt d'Ibn Khaldoun. Je sais qu'aujourd'hui on est tellement dans le mal- être vindicatif et hargneux qu'on est capable de délégitimer totalement Ibn Khaldoun lui-même, dont la critique des Arabes reste indélébile, en l'accusant de l'anachronisme de «hizb França». Peut-être qu'au fond, il y a un non-dit dans cette histoire. Sous réserve d'enquêtes sociologiques très sérieuses, ce dont nos sociologues sont parfaitement capables, on peut tout de même observer superficiellement que, d'un point de vue chronologique, la régression dans le respect des règles sociales a été concomitante avec l'extension d'une religiosité salafisée, factice et sans profondeur spirituelle, basée sur le mimétisme, les apparences, et le dogme du pire. C'est pourquoi pour avoir aggravé la bédouinisation par l'islamisme fait d'Amin Zaoui une double cible. Et pendant qu'on se demande si Amin Zaoui est un agent impie parachuté dans les bases arrière de notre Cité idéale pour la désintégrer, et si Ibn Khaldoun était, lui, hizb França avant la lettre, le choléra avance tranquillement, nous rappelant à chaque étape que non seulement nous nous trompons de débat, mais peut-être aussi de siècle. A. M.