La visite de 24 heures à Tunis du Président turc et surtout ses déclarations ont provoqué une grande émotion dans ce pays voisin. C'est ainsi que la classe politique et la société civile ont manifesté leur rejet de toute ingérence et que la Tunisie soit entraînée dans la guerre en cours en Libye. Dimanche dernier, un sit-in de protestation a été organisé devant l'ambassade turque. La Russie, par la voix de son ministre des Affaires étrangères, Sergeï Lavrov, n'est pas en reste estimant que la réunion sur la Libye, prévue vers la mi-janvier prochain à Berlin (Allemagne), ne sera d'aucun effet vu que les pays limitrophes concernés n'y sont pas conviés. C'est le résultat de l'appel à l'aide aux pays amis lancé par le président du Gouvernement d'union nationale (GNA) Fayez Al-Sarraj face à la menace de son rival le général Haftar d'envahir Tripoli, la capitale. Devant le bruit de bottes insistant, la vigilance s'impose. L'Algérie, sous la présidence de Abdelmadjid Tebboune, le montre en réunissant le Haut Comité de sécurité, et signifie clairement que si l'on est au fait des derniers développements dans ce pays, la mobilisation permanente aux frontières des forces armées est d'un cran de plus. En effet, le danger qui se profilait à l'horizon avec la débandade des groupes islamiques en Syrie et en Irak se fait maintenant plus menaçant que jamais. L'heure est donc grave, sans verser dans l'alarmisme. La visite récente du Président turc, Recep Tayyip Erdogan, en Tunisie, à laquelle s'est joint Al-Sarraj, suscite légitimement des inquiétudes quant aux risques d'aggravation de la crise libyenne, suite à sa volonté exprimée d'envoi de troupes en Libye. Cela se ferait après le feu vert du Parlement, attendu pour début janvier prochain. Ankara peut se prévaloir de la demande du GNA, d'autant que des accords lient la Libye à la Turquie en matière d'assistance et de coopération militaires. Elle peut donc se prévaloir et arguer du caractère légal de son initiative et que c'est une réponse à la demande du gouvernement Al-Sarraj qui est véritablement dos au mur. Situation de plus en plus intenable. C'est au cours de la visite pour 24 heures à Tunis mercredi dernier que le Président turc a dévoilé ses intentions devant un Président tunisien inexpérimenté dans ce genre de coups fourrés et qui semblait être pris de court. La classe politique tunisienne n'a pas tardé à crier au «scandale», dénonçant les mesures qui seraient prises dans ces pourparlers. Un véritable tollé qui verra, furieux, Rached Ghanouchi déclarer que son pays n'est pas concerné par la guerre dans ce pays voisin. Suffisant en tout cas pour que Kaïs Saïed se sente pris en faute et se fende d'un communiqué officiel pour calmer cette affaire en déclarant que « le président de la République est attaché à la souveraineté et à la liberté de décision de la Tunisie». Façon de signifier qu'Erdogan ne lui a pas forcé la main ? En clair, la présidence tunisienne ajoute : «Il n'y a aucune intention de conclure une alliance ou de s'aligner avec une partie.» S'il peut considérer être quitte avec son opinion publique, il faudra aussi compter les répercussions de cette position officielle justement sur le principal concerné, en l'occurrence la Libye. Son ministre de l'Intérieur, Fethi Bachagha, a clairement dit que «si la Libye tombe, la Tunisie et l'Algérie suivront» et n'omet pas de rappeler que selon lui, il y a une grande coopération entre la Turquie, l'Algérie et la Tunisie qui se concentre dans une seule et unique alliance». Voilà qui est clair ! La réunion à Tunis des Présidents turc et tunisien et du GNA est cependant là pour confirmer les appréhensions. Dans les faits, l'Algérie a pour principe cardinal le respect de l'indépendance et la souveraineté des Etats et que toute alliance militaire équivaudrait à une aventure à l'issue incertaine. A contrario, elle privilégie la solution politique grâce à un travail diplomatique fort pour rapprocher les points de vue. La crainte est grande de voir l'armée turque s'impliquer directement dans les régions frontalières et livrées aux différentes milices armées. L'armée du général Haftar, selon des observateurs, serait le moindre mal dans une crise qui risque de mal tourner ainsi. L'on peut avoir en tête le syndrome syrien où l'armée turque, aux côtés d'autres parties, ne cesse de guerroyer sous le prétexte de la menace kurde à ses frontières. Résultat : la crise syrienne se pose, aujourd'hui encore, dans toute son horreur. Démentis des uns, réaffirmation de l'interventionnisme des autres font que les rumeurs les plus folles se répandent dans une région qui attise les convoitises des anciennes puissances coloniales et autres superpuissances. Erdogan et le Maghreb : un jeu trouble et dangereux Comme si le Sahel en feu ne suffit pas pour calmer les ardeurs guerrières sur le dos des populations livrées à la faim et au dénuement total. Recep Tayyip Erdogan ne veut donc pas se laisser doubler, apparemment tout comme en Syrie ! Cette volonté de puissance ne devrait pas pour autant faiblir, car le Président turc compte revêtir le costume des sultans des temps «glorieux» de l'Empire ottoman. Ses détracteurs européens qui lui ferment la porte de l'espace Schengen le lui rappellent, non sans un certain mépris. Sur les traces de ses ancêtres peut-il rééditer leurs exploits ? Il faut rappeler que les Ottomans ont imposé leur hégémonie au nom de l'Islam, dans tout le Levant, dont la Syrie ainsi qu'au Maghreb, en Tunisie, Libye et en Algérie avec les Régences au 16e siècle. Erdogan, nouveau Berberousse ? Il faut se rappeler, qu'à cette époque, Ankara était directement impliquée, par exemple, dans la Régence d'Alger, officiellement pour lutter contre la Reconquista espagnole. La Porte Sublime n'hésitera pas à envoyer aux frères Barberousse des renforts sous la forme d'envoi de 2 000 janissaires et 4 000 soldats-paysans d'Anatolie désireux de faire fortune dans cette contrée, qui demande juste une protection contre les appétits d'Isabelle la Catholique et des rois d'Aragon. Une aubaine pour les Turcs, au faîte de leur puissance politique et militaire qui croient, aujourd'hui, rééditer leurs exploits dans les trois régences du Maghreb : Tunisie, Libye, Algérie, courant le risque de tout perdre à vouloir tout gagner. La Turquie fera-t-elle fi des relations économiques algéro-turques, plutôt appréciables avec un volume de 3,5 milliards de dollars ? Les perspectives sont plutôt prometteuses, d'autant que la Turquie est vue positivement par les entrepreneurs algériens et aussi les petits commerçants «du cabas», nombreux à l'évidence. En effet, les produits turcs (rapport qualité/prix) sont prisés en Algérie. Compte tenu de cet engouement, le Président turc, lors d'une visite à Alger fin février 2018, a plaidé (ce qui ressemble étrangement à une injonction ! ) pour une coopération entre les deux pays à 10 milliards de dollars. Pas moins ! Il reste que la Turquie est le 6e client de l'Algérie et le 7e fournisseur. Mais des nuages commencent à s'amonceler sur ces relations. L'on se demande à quoi joue la Turquie à travers les restrictions de délivrance de visa aux touristes et entrepreneurs algériens, sans fournir d'explication. Les Algériens qui se détournent des destinations touristiques européennes traditionnelles ont cru trouver dans la Turquie musulmane, sinon une place au soleil, du moins une terre d'accueil clémente pour un séjour payé rubis sur l'ongle… Le pouvoir turc qui joue avec le feu en Syrie notamment, veut-il se redéployer dans un espace qu'il considère historiquement comme le sien, quand bien même nous sommes au 21e siècle avec ses Etats souverains. Quels dividendes pour Erdogan dans ses velléités aventureuses dans le bourbier libyen ? Se débarrasser des groupes terroristes dont les éléments se comptent par centaines de milliers en utilisant les aéroports de la Tunisie comme plate-forme ? Mais à jouer au corsaire des temps modernes, il est fort probable qu'il s'en morde les doigts. Brahim Taouchichet