La dixième édition de LSA direct a offert à l'opinion publique plus qu'une interview ce dimanche. Me Sellini, bâtonnier de l'Ordre des avocats, s'est, en effet, livré à des lectures-révélations concernant le dernier mouvement des magistrats opéré par Abdelmadjid Tebboune, avant de nous plonger dans un réel voyage dans les arcanes de la justice algérienne. Abla Chérif - Alger (Le Soir) - La nouveauté d'abord, car c'en est vraiment une : les magistrats dernièrement mutés dans le cadre d'un mouvement opéré par le président de la République « sont essentiellement ceux qui ont été en charge des grosses affaires, les gros dossiers », nous apprend Me Sellini, en réponse à une question de LSA direct sur le sujet. « Un certain nombre d'informations malsaines ont circulé, au sujet de la gestion de ces affaires. Il y aurait eu une mauvaise prise. Ils n'ont pas été instruits dans les délais. Je pense que c'est une appréciation de la chancellerie qui a voulu ramener un sang nouveau, car il y a beaucoup de nouveaux dossiers de même nature qui doivent être instruits. C'est ma lecture et je pense que c'est la seule. À 90%, les magistrats mutés étaient en charge de ces dossiers .» Le ton est donné pour une nouvelle question : « La justice de la nuit, la chkara... autant d'appellations qui ont entaché l'image de la justice. Que faut-il faire pour lui redonner sa crédibilité ? » Me Sellini ne nie pas, ne s'élève pas contre le descriptif de Hakim Laâlam. Il répond : « Il faut se départir de ces cauchemars, ce sont des taches noires pour la justice de notre pays. Pour cela, il faudrait une nouvelle approche et une volonté politique réelle qui mette les magistrats à l'abri de toute pression du pouvoir exécutif ou d'autres centres de pression. Actuellement, notre justice fonctionne selon les desiderata de ceux qui tiennent les rênes .» Comment faire ? relance LSA direct. « Le changement doit être d'ordre matériel et moral. Il faudrait que les magistrats n'aient de comptes à rendre qu'à des instances qui prennent naissance de leur propre choix. Ni le Conseil supérieur de la magistrature, ni aucun pouvoir de l'exécutif ne doit y figurer. Je dirais même que le président de la République n'a pas à être président du Conseil de la magistrature. Lui ne doit pas savoir comment les magistrats travaillent et rendent la justice, seuls ces derniers peuvent le savoir. Savoir qui est compétent, qui peut diriger un conseil, une cour, ces expériences ont donné leur résultat réel. Actuellement, on cherche le moyen de libérer le ministère public, les procureurs qui sont soumis à la hiérarchie de cette chancellerie, de cette emprise. Les magistrats, c'est l'équité, la justice, des décisions rendues en fonction de la conscience et de la loi.» Me Sellini s'exprime ensuite au sujet des « réformes en cours, de l'article 144 du code pénal qualifié d'amendement liberticide ». « C'est un recul, dit-il, le Président parle de dépénaliser l'acte de gestion alors qu'on vient de le pénaliser. Une personne en gestion d'affaires peut être poursuivie, non pas par l'instance économique qui est à même de juger du manquement, mais par une lettre anonyme. Depuis le déclenchement du Hirak, aucun responsable de société, de banque n'a pris de décision pour gérer, transférer ou déclencher quoi que ce soit. Ils ont peur de se retrouver en prison, on va paralyser l'outil économique, il faut que cela change, il faut aussi instaurer la sécurité juridique. Nous ne pouvons pas changer de loi quand on en a envie. Les investisseurs, étrangers ou nationaux, ne peuvent avoir aucune volonté quand ils savent que les lois peuvent être changées .» Le bâtonnier est, ensuite, invité à donner son avis sur la criminalisation de la harga. « C'est la meilleure des réponses ?» interroge Hakim Laâlam. « Non, el harrag est une victime de sa condition économique. Quand on tente de rejoindre l'autre rive au péril de sa vie, que l'on dise qu'il vaut mieux se faire dévorer par les poissons que de vivre ainsi, quand on en arrive à ce stade, c'est qu'il y a un gros problème chez nous. Cela veut dire qu'on n'est pas en mesure de prendre en charge les besoins d'une vie décente de base, acceptable. Le citoyen algérien n'est pas très exigeant en réalité, mais il faudrait en haut lieu œuvrer pour sa juste mesure et de ses justes droits .» Le sujet bifurque sur les détenus d'opinion, cette fois. « Y en a-t-il en Algérie ? » s'interroge encore LSA direct. « Absolument, répond Sellini, on leur donne un autre nom mais ils existent. Ce sont ceux qui expriment d'autres positions, qui adoptent d'autres approches. Il faudrait une liberté d'expression réelle. Nous traversons une étape difficile, c'est vrai, mais les raisons d'une sécurité de gestion de cet état ne doivent pas nous amener à des solutions contre-productives .» À la question de savoir quelle nature de rapport entretient l'Ordre des avocats avec l'actuel Syndicat national des magistrats, il répond : « Il défend l'indépendance et les droits des magistrats, nous travaillons pour les droits de la défense, et donc des citoyens, du justiciable. L'avocat demande le respect de la loi .» Léger retour en arrière dans l'histoire, cette fois avec deux questions pertinentes. La première : « En plein Hirak, vous avez déclaré : nous sommes avec les manifestants pour dire aux décideurs qu'ils ne peuvent confisquer la parole au peuple, tous ceux qui ont appartenu à ce régime doivent partir. Vous n'avez jamais appartenu à ce régime ? » « Pas du tout, répond Me Sellini. J'accorde un prix essentiel et déterminant à l'indépendance, à l'honnêteté et la crédibilité envers tout ce qui doit servir l'intérêt public, national. Il est évident que pendant vingt ans, mon pays a glissé vers le désordre, la gabegie. Les richesses alliées à une administration idoine auraient pu nous permettre de décoller, mais on a raté le coche et c'est la faute aux décideurs de ce pays. Ils n'ont pas été à la hauteur .» La seconde question du même genre arrive: « Vous n'avez pas soutenu ce régime mais, par moments, vous lui avez trouvé des aspects positifs. Le 11 janvier 2019,à l'occasion des travaux de l'Union internationale des avocats, une distinction, un tableau a été offert au représentant de Bouteflika ce jour-là, Tayeb Louh, et vous avez déclaré que le parrainage de cette rencontre reflète l'appui fort de son excellence aux avocats et système judiciaire qui a connu un saut qualitatif .» Réponse : « Je concéderais en toute honnêteté au Président déchu que pour la profession d'avocat, il a toujours été présent, peut-être par amour du métier, d'une vocation ratée. Il était là, pour la formation, l'Ecole supérieure de la magistrature contribue à une formation de qualité, mais le produit n'est pas à chaque fois utilisé à bon escient. Des magistrats formés dans une filière se retrouvent dans une autre spécialité. La justice a été numérisée, outillée pour un autre rendement, il faut être objectif et juste .» Dans sa réponse à la dernière question, Me Sellini se range du côté de ceux qui s'opposent au jugement de Abdelaziz Bouteflika. « Je suis contre, dit-il, contre, quel que soit x. Il a été président de la République. Nous devons respecter nos institutions. Nous pouvons rendre des comptes autrement. Cela ne servirait à rien de remettre en cause tout un passé, une gestion. On peut tourner la page autrement .» A. C.