On a l'impression, ces derniers temps, que la vie se réduit à pleurer les morts, à recevoir et présenter des condoléances, et à rien d'autre. Peut-être aussi à expectorer une grande colère, celle des soignants qui voient, impuissants, des Algériens mourir dans les hôpitaux faute d'oxygène, et à qui des responsables politiques affirment mordicus qu'ils se trompent, que l'oxygène ne manque pas. Un ami sagace à qui j'avais téléphoné pour présenter mes vœux le jour de l'Aïd, avait prévenu : « Le gouvernement n'a pas pris des mesures de coercition pour imposer les distanciations pendant la fête, on va le payer très cher dans 15 jours. » Comme on aurait aimé qu'il ait tort ! Comme d'habitude, il y a au moins deux Algérie, l'une réelle et souffrante, que la Covid dopée à l'incompétence du pouvoir décime, et qui se bat mobilisant la conscience citoyenne pour pallier l'impéritie. Et l'autre, plus ubuesque que jamais, se contentant de clamer qu'il n'y a pas de catastrophe. Ce n'est pas de la cécité. On est quasiment dans une pathologie mentale. Tous les jours, on nous annonce des morts dans nos entourages et tous les jours surgissent de nouveaux motifs de colère. On ne sait plus à qui il faut souhaiter prompt rétablissement, présenter des condoléances tant les choses se précipitent. Il y a quelques jours, pourtant, un décès qui n'est pas dû au virus a réveillé un souvenir et un regret. En février 2020, les organisateurs du premier salon du livre Mouloud Mammeri d'At Yani avaient eu la gentillesse de me compter parmi leurs invités. Nous logions à l'Auberge de jeunesse d'At Yani, dirigée par le cousin Hacène dont la mère, la sublime Nna Nouara, vient, elle aussi, de décéder. Après le salon, je suis resté quelques jours à l'Auberge de jeunesse car je voulais aller à Tizi-Ouzou, faire le montage, avec mon compère Yazid, d'images que j'avais tournées sur le Hirak. Eprouvé par le va-et-vient quotidien entre At Yani et Tizi, j'avais pris une chambre d'hôtel in situ. L'établissement est mitoyen à la librairie Chikh. Le premier matin, au petit déjeuner, c'était un jeudi, je cherchais un sujet de chronique lorsque je vis entrer dans la salle Abdenour Ousmer que tout le monde appelait Nonor. Je connaissais, bien sûr, ce bijoutier par héritage familial et archiviste par passion. Nonor, qui avait sa bijouterie en face de l'hôtel, était comme moi d'At Yani, plus exactement du village d'Aït-Larba. Il m'avait, à maintes reprises, parlé de ses archives personnelles. Pendant des années, il avait collationné des coupures de presse, des livres, des brochures, des objets en rapport avec l'histoire d'At Yani, de ses personnages, et, plus largement, avec celle de la Kabylie et de ses figures. Ce matin-là, avant même de m'interroger sur ma présence dans cet hôtel, il me posa cette question : « Sais-tu que lors de son séjour en Kabylie, Leo Frobenius a habité chez nous, à At Yani ? » Franchement, je l'ignorais. Puis, il ajouta : « J'ai un sujet de chronique pour toi. Si tu es encore là tout à l'heure, je t'apporterai un document.» Quelques heures plus tard, il revint avec la photocopie d'une reconnaissance de dette écrite de la main de l'anthropologue allemand. Le papier était destiné à son logeur qui portait le patronyme d'une famille d'At-Yani, laquelle existe toujours d'ailleurs. Le document valait son pesant de surprises. Il me parut mériter une chronique — inespérée, il faut dire ! — car il y avait comme une fascinante incongruité dans l'association de la flamboyance du nom de Leo Frobenius, cet anthropologue de renommée internationale, et la trivialité de ce papier indiquant son incapacité à payer une chambre dans une masure d'un village kabyle. Leo Frobenius, ethnologue et archéologue allemand né en 1873 à Berlin, était connu pour sa compétence africaine. Il dirigea 12 expéditions en Afrique subsaharienne au terme desquelles, étudiant la morphologie culturelle, il établit que, contrairement à la vulgate colonialiste qui décrit l'avant-colonisation comme une barbarie, existaient des civilisations supérieures en raffinement et en culture à la civilisation européenne, déconstruisant les bases idéologiques du colonialisme bâties sur l'idée que les Européens apportèrent en Afrique sauvage la civilisation. C'est cette découverte qui lui vaudra d'être une référence pour le mouvement de la négritude. Dans Discours sur le colonialisme, l'écrivain antillais, Aimé Césaire, reprend l'idée d'une civilisation africaine : « Civilisés jusqu'à la moelle des os ! L'idée du nègre barbare est une invention européenne .» Leo Frobenius mit par écrit dans les années 1913-1914 quelque 150 contes kabyles. Je ne sais pourquoi je n'ai pas rédigé cette chronique-là. Je m'étais alors contenté d'un texte impressionniste dicté par la pression du temps, intitulé, « Jours tranquilles à Tizi », publié par Le Soir d'Algérie du 8 mars 2020. Je m'étais promis de m'atteler illico à une chronique étoffée car le sujet le méritait, puis, je me suis trouvé bloqué par le confinement des mois durant dans une ville qui n'est pas celle où je vis habituellement. J'ai pu partir mais la photocopie de Nonor ne m'a pas suivi. Puis, encore, la pandémie, etc. Jusqu'à ce matin d'il y a quelques jours où j'ai appris la mort d'Abdenour Ousmer. Le souvenir se réveilla et le regret de n'avoir pas commis ce texte en temps voulu... Cette chronique est dédiée à Abdenour Ousmer. A. M.