On ne va pas se mentir. Chacun sait que tout ce qui se passe en Kabylie prend nécessairement une connotation particulière. Cette région d'Algérie n'est pas que singulière, elle est aussi singularisée à satiété. Les Kabyles qualifient de façon positive cette singularité. Ils vantent sans hésiter les qualités de la région, souvent même en en taisant les contradictions. La plus notable de ces qualités est sans conteste la capacité de résistance, et la plus sombre de ses contradictions, le sort de la femme dans l'organisation traditionnelle. Le pouvoir et une partie de l'opinion focalisent uniquement sur les aspects négatifs. Depuis le Hirak, les rapports entre le pouvoir et la Kabylie, gérés jusqu'alors avec, d'un côté, plus ou moins de ruse et de répression, et de l'autre, d'habileté et une forme de détermination, ont sombré dans une absolue défiance. Un nouvel épisode, plus grave que les autres, vient de se jouer. La diabolisation extrême de la Kabylie suscitée par le sacrifice de Djamel Bensmaïl n'est malheureusement pas un coup de tonnerre dans un ciel serein. Elle a été tressée de longue date par des faits vérifiables. Avant de les aborder, il convient de dénoncer l'acte abominable, inhumain, monstrueux de l'immolation de ce jeune artiste venu prêter main-forte aux habitants de Larbaâ-Nath-Irathen. Certes, c'est à la justice de démêler cette affaire, autant qu'elle puisse avoir les coudées franches. Les vidéos de son supplice ainsi que des témoignages locaux font état d'éléments troublants qui laisseraient penser à une provocation. Néanmoins, il est évident que des individus du cru ont participé à l'ignoble lynchage, et il est impératif que tous ceux qui se sont rendus coupables de ce crime ignoble soient châtiés. Il est inutile de souligner, sauf à perdre toute humanité, à quel point cet assassinat absurde et barbare nous bouleverse, nous interroge sur nous-mêmes. Difficile de vivre avec l'ombre de Djamel projetée sur nous ! Il est patent cependant qu'un objectif est atteint. On ne sait si c'est celui recherché. La Kabylie dorénavant passe pour un repaire de barbares. C'est du moins ce qui semble être visé. Le seul fait d'essayer de comprendre ce qui s'est passé en analysant de façon critique les éléments contradictoires est interprété, dans une logique d'aggravation de l'hostilité, comme de l'insensibilité, voire de la complicité ! À quel moment le processus qui a mené à cet acte a-t-il été enclenché ? Il y eut les dégâts du Covid dans le pays, et en particulier en Kabylie méchamment touchée ces dernières semaines. Puis, comme un malheur en appelle un autre, on a assisté aux arrestations d'éléments du Hirak, accusés de séparatisme, ainsi qu'à l'interpellation de Nordine Aït Hamouda pour avoir participé à un débat sur l'Emir Abdelkader. Vint enfin ce jour funeste de début août où l'on a vu une quinzaine de départs de feu se faire presque simultanément. Cette synchronisation avait de quoi jeter la suspicion sur l'origine criminelle des incendies. Quand les villageois concernés ont commencé à dénoncer la main de l'homme, une réaction épidermique s'exprima illico. On entendit les habituels soutiens proclamer que tout le pourtour méditerranéen étant touché, les causes n'étaient pas nécessairement criminelles. Puis les autorités elles-mêmes incriminèrent des pyromanes. Mais si les villageois soupçonnent des provocateurs, les autorités, elles, désignent implicitement des forces politiques et leurs soutiens géostratégiques. Qui désigne qui ? Là est toute la question ! On voit bien que ces incendies et les drames qu'ils ont engendrés acquièrent ipso facto un contenu politique clivant. Ils viennent corroborer une faille sismique préparée de longue main. La pensée « zéro Kabyle », concoctée par un certain Lakhdar Benkoula lors d'une rencontre organisée sous la garde de la Gendarmerie nationale, n'était-elle pas une étape dans la « rwandisation » de la problématique kabyle ? Après quoi, on assista, à la faveur de l'improbable « novembria badissia », à l'expression d'un racisme anti-Kabyle décomplexé, charrié impunément par des bateleurs politiques, telle l'ex-députée Naïma Salhi dont les propos haineux relèvent des tribunaux, ou bien de l'ex-ministre Bengrina, qui est allé jusqu'au révisionnisme, ou encore de l'ex-sénateur Benzaim qui a traité les Kabyles de « traîtres » et de « zouaves ». Ce climat délétère a libéré des instincts de rejet de l'autre. Quand des propos haineux viennent non pas de personnes écrasées dans leur être mais d'« élus » et de hauts responsables, et que la justice ne réagit pas aux plaintes déposées contre les auteurs de tels propos délictueux, il ne faut, bien sûr, pas s'attendre à ce que des mouvements qui capitalisent les frustrations et l'oppression tendent l'autre joue. On constate que la Kabylie a toujours joué le rôle de champ de décantation pour des enjeux opaques à l'intérieur de la nébuleuse. C'est tout cela qui a dû se tramer dans ces incendies. Et c'est tout cela qui a tué Jimmy, ce qui n'exonère pas ses assassins. Et devant sa mort atroce, à l'origine d'un profond traumatisme national, la sagesse et l'apaisement viennent de son propre père qui n'appelle pas à l'unité nationale dans une déclaration emphatique, mais la réalise concrètement. Non, il ne faut pas se mentir ! A. M.