Le cin�ma est un m�dia de masse qui exprime des consciences sous des formes esth�tiques. C�est un art comme la litt�rature. Celle-ci utilise des mots �crits, celui-l� utilise des images et le langage parl�. La litt�rature ne touche qu�un public qui sait lire et qui est �duqu� � la lecture. Par Lahouari Addi Le cin�ma, en comparaison, a cet avantage d�int�resser des publics plus larges. Mais tous deux font appel � l�imagination avec le mot �crit pour l�une et l�image pour l�autre. Le mot et l�image r�v�lent et v�hiculent l�imaginaire d�une soci�t�, c�est-�-dire la vision du monde de ses membres, leurs croyances, leurs esp�rances. Un film touche quand l�exp�rience port�e � l��cran d�voile l�universalit� v�cue par des groupes sociaux locaux. Port� � l��cran, un r�cit suscite un �cho ou un int�r�t lorsqu�il r�v�le l�humanit� de l�exp�rience des individus et des groupes. Les peuples vivent des exp�riences particuli�res et rappellent que l�humanit� est une mais les cultures diverses. La philosophe Hanna Arendt avait raison de dire que l�Homme abstrait et universel n�existe pas ; � l�inverse, il existe des hommes particuliers fa�onn�s par leurs cultures singuli�res et marqu�s par leurs histoires plurielles. Elle a avanc� cette id�e forte, � la suite de Kant, pour r�futer Hegel qui voulait faire croire que l�universalit� a une seule figure : l�Europe. Hegel a donn� bonne conscience aux colonialistes du XIXe si�cle qui tuaient et massacraient sous le motif de civiliser le reste du monde. Pour lui, l�Histoire �tait en marche. Aux tenants de l�universalit� occidentale, il est utile de rappeler que l�humanit� a plusieurs figures, et que l�une d�elles est l�Afrique qui a pay� le prix fort dans les souffrances que lui ont fait subir le colonialisme et l�esclavagisme. Un monde postcolonial n�ocolonial A l�occasion de ce festival qui comm�more les cinquante ann�es des ind�pendances africaines, il est important de souligner que, malgr� les probl�mes auxquels l�Afrique postcoloniale est confront�e, les pays africains sont dans une meilleure situation que sous la colonisation. En abolissant le syst�me colonial, les populations du continent ont conquis la dignit� qui leur �tait refus�e par le droit sc�l�rat des autorit�s coloniales. Il suffirait d�ouvrir un livre d�histoire pour se rendre compte comment �taient administr�es les population du S�n�gal, du Congo, du Kenya, de l�Alg�rie� L�indig�ne n��tait pas consid�r� comme un �tre humain et �tait trait� comme une b�te de somme � domestiquer. Il arrive aujourd�hui en Alg�rie que des fils d�anciens combattants de la guerre de Lib�ration reprochent � leurs parents d�avoir fait sortir la France ! �Nous partirions en Europe sans visa si nos parents n�avaient pas pris les armes contre la France�, se lamentent-ils. Mais ce que cette lamentation ignore, c�est que sous la colonisation, les Alg�riens �taient soumis au Code de l�indig�nat qui �tait un droit d�exception qui donnait un fondement l�gal � l�arbitraire et au racisme. L�Administrateur avait le droit d�arr�ter, de juger et d�appliquer la peine. Tout cela dans un pays domin� par la patrie de Montesquieu ! Les Alg�riens dans leur majorit� vivaient � la campagne dans des conditions de pr�carit�, refoul�s dans �des parcs d�archa�sme� selon l�expression de Jacques Berque. Mon p�re me racontait que, dans les ann�es 1930, pour aller de Kalaa (bourgade situ�e entre Mostaganem et Mascara), d�o� il est originaire, � Oran, il fallait un �sauf conduit� d�livr� par l�Administrateur. Pour se d�placer � l�int�rieur l�int�rieur du m�me d�partement, il lui fallait un visa. A son �poque, l�aspiration �tait d�aller vers la ville o� on esp�rait trouver un travail. Aujourd�hui, l�aspiration est d�aller en Europe avec la m�me motivation. Dans les deux cas, le visa est n�cessaire. La d�colonisation n�a pas aboli les in�galit�s ; elle n�a fait qu��largir l�espace g�ographique des in�galit�s. La mondialisation a reproduit � l��chelle plan�taire les in�galit�s du syst�me colonial. Hier, les villes d�Alg�rie �taient r�serv�es aux pieds noirs, � moins de vivre dans les bidonvilles ; aujourd�hui, le Nord est interdit d�acc�s aux colonis�s de l�ordre postcolonial. A la d�colonisation a succ�d� un syst�me n�ocolonial auquel participent les r�gimes locaux qui ont, en quelques d�cennies, dilapid� les acquis politiques des mouvements de lib�ration nationale. Une sociologie de la sc�ne mondiale est � construire pour r�fl�chir sur les injustices que continue de commettre l�ordre mondial postcolonial avec la complicit� des r�gimes locaux qui sont devenus les relais de l�oppression � l��chelle internationale. Les cha�nes satellitaires pr�sentent aux jeunes du Tiers-Monde un Occident mythique qui exacerbe le d�sir de quitter leurs vies mis�rables pour rejoindre ce Nord qui leur est interdit par un mur invisible qui rappelle �trangement le limes romain. Les cin�astes africains ont longuement trait� ce th�me de l�injustice et du d�senchantement national dans leurs films. La c�l�bration des 50 ans d�ind�pendance laisse un go�t amer, mais il ne faut pas se leurrer, le go�t est amer parce que les aspirations des jeunes au bien-�tre se sont accrues. Les jeunes ne se contentent pas de voir flotter l�embl�me national de leur pays. Ils veulent du pouvoir d�achat, une int�gration sans complexe dans la sc�ne mondiale, et la possibilit� de circuler librement dans un monde devenu petit. De nombreux films pr�sent�s � ce festival rapportent le d�sespoir des jeunes de Nairobi, Lagos ou Mostaganem� recherchant ailleurs une vie meilleure. Dans cette perspective, je voudrais parler de l�exp�rience alg�rienne en r�f�rence au cin�ma. Omar Gatlatoou le r�alisme rafra�chissant de Allouache L�histoire du cin�ma alg�rien a commenc� avec la guerre de Lib�ration durant laquelle le FLN a cherch� � contrer la propagande coloniale par l�image en montrant la justesse du combat des unit�s de l�ALN. Il faut cependant attendre l�ind�pendance pour voir la r�alisation de longs m�trages port�s sur les �crans. Les films de A. Rachedi, L. Hamina, qui avait obtenu une palme d�or au Festival de Cannes en 1976, ont immortalis� par l�image l��pop�e de la r�sistance. Le cin�ma des ann�es 1960 et 1970 fournissait au r�gime le support visuel de la l�gitimit� historique dont il se r�clamait. En 1975 cependant, un jeune cin�aste, Merzak Allouache, r�alisait un film iconoclaste Omar Gatlato. Pour la premi�re fois, le sujet � l��cran n��tait pas le peuple en lutte, ni l�ALN form�e de maquisards anonymes. Le sujet �tait un personnage r�el, un jeune d�une cit� populaire que Allouache avait saisi � travers sa vie quotidienne entre un appartement exigu qui ne permettait aucune intimit� et un voisinage o� les femmes avaient une existence virtuelle. Ce jeune homme, Omar, p�tri de valeurs m�diterran�ennes de machisme, de virilit� et de sacrifice pour la famille, va avoir la faiblesse de tomber amoureux d�une voix de jeune fille enregistr�e sur une cassette audio. Ce film �tait comme une fausse note, une incoh�rence pour un r�gime qui n�autorisait qu�un seul amour, celui du peuple pour le leader. Alors que le peuple �tait lanc� dans la bataille de l�industrialisation et de la r�volution agraire, Omar succombait � l�amour d�une femme, tombant dans le travers de l�individualisme et l��go�sme. Le peuple �tait trahi par ses propres enfants ! Le film a eu un succ�s retentissant, d�mentant la propagande populiste du r�gime et ses discours creux. Il montrait que le jeune Alg�rien est un �tre humain, avec ses sentiments, ses espoirs, ses angoisses et surtout sa subjectivit�. Ce film s�opposait au discours officiel qui avait construit une image d�un Alg�rien d�sincarn� qui attendait du leader qu�il fasse son bonheur en lui fournissant le logement, l�emploi et la m�decine gratuite. Aveugl�s par les attributs du pouvoir, les dirigeants s��taient coup�s de la soci�t� r�elle, pr�f�rant la soci�t� virtuelle habitant la t�l�vision officielle. Bab El-Oued Cityou l�obsession de purifier la cit� C�est l�artificialit� du mod�le social pr�n� par le r�gime qui a pouss� un grand nombre de jeunes � se r�fugier dans la religion avec laquelle les gens ont cherch� � donner un sens � leur vie. Le populisme d�Etat interdisait de faire de la politique, qui relevait du monopole du chef, s�appuyant sur une police politique dont la mission �tait de surveiller toute personne tent�e par la politique. Mais comme la politique est inh�rente � toute soci�t�, la religion a �t� sur politis�e outre-mesure. Au totalitarisme de la S�curit� militaire, les croyants opposaient la puissance divine. Dans le combat entre la SM et Dieu, la SM n�avait aucune chance dans une soci�t� non s�cularis�e. Un islam militant a vu le jour, un islam agressif, de combat, qui cherchait � moraliser l�Etat et � purifier la soci�t�. L�utopie nationaliste, qui avait �chou� � d�velopper l��conomie et � moderniser la soci�t�, renaissait sous une forme religieuse pour renouer cette fois-ci avec la puret� des origines. L�Alg�rie allait mal, disait-on dans les mosqu�es, parce que les Alg�riens se sont �loign�s du vrai islam, celui du Proph�te et de sa g�n�ration, les salafs, les pieux anc�tres. Et c�est ainsi que dans les principales villes du pays, une police religieuse non officielle �tait apparue pour faire respecter la morale divine. Des jeunes en kamis, chaussures adidas et du khoul aux yeux, surveillaient le voisinage pour imposer les bonnes m�urs. Les p�res de famille �taient satisfaits que l�espace public soit redevenu �licite� afin que les femmes puissent y acc�der sans que leur honneur ne soit en danger. C�est cette atmosph�re que restitue le film Bab El-Oued City et dans lequel le h�ros est un jeune islamiste qui voulait que la vie sociale de Bab El-Oued, de la fin du XXe si�cle, ressemble � celle de M�dine du VIe si�cle. Le film montre � merveille cette �nergie � faire triompher la morale en mobilisant la religion. La devise �tait : si certains n�ont pas peur de Dieu, ils auront peur de ceux qui ont peur de Dieu. C�est ainsi que le pi�ge s��tait referm� sur l�humanisme de la tradition et que l�islamisme s��tait �loign� de l�islam en faisant de la violence le moyen de se rapprocher de Dieu. Harragas: le naufrage de l�utopie Entre-temps, il y a eu les �lections remport�es par le FIS et leur annulation qui a provoqu� le cataclysme le plus violent de l�histoire moderne de l�Alg�rie : 200 000 morts, 15 000 disparus et une haine pr�te � exploser � l�endroit de l�Etat. Un compromis s��tait toutefois impos� de lui-m�me. Les dirigeants ont dit aux islamistes : � vous la soci�t� et � nous l�Etat et la rente p�troli�re. Le r�sultat est que l�Etat est ferm� � la circulation des �lites repr�sentatives et la soci�t� livr�e � elle-m�me. Aucune perspective de rupture ni politique, ni �conomique, ni culturelle ne se dessine � l�horizon dans un pays qui a pourtant des atouts, un pays qui au lieu d�exporter des voitures et des ordinateurs exporte des harraga, des jeunes qui tentent au prix de leur vie de traverser la M�diterran�e dans des embarcations de fortune. C�est le th�me du dernier film de M. Allouache qui montre des jeunes int�gr�s � la mondialisation virtuelle vivant dans un pays ferm� � la mondialisation r�elle. Le harrag est en g�n�ral un jeune qui tient � �tre alg�rien et qui veut vivre en dehors de l�Alg�rie, � la recherche de ce que son pays lui refuse : dignit� et pouvoir d�achat. Cela ne signifie pas qu�il les aura en Espagne ou en Italie, o� les embarcations mortif�res accostent, mais il veut tenter sa chance au prix de sa vie. Il consid�re que sa vie ne vaut pas d��tre v�cue en Alg�rie, r�p�tant qu�il pr�f�re �tre d�vor� par les poissons de la mer que par les vers de la terre. En conclusion, je dirais que le cin�ma de Merzak Allouache est le reflet de l��volution de la soci�t� alg�rienne film�e dans sa r�alit� quotidienne, � travers les aspirations de ses groupes sociaux et la subjectivit� de ses membres. Il montre une Alg�rie d�chir�e par ses contradictions, aspirant � �tre moderne et attach�e � sa culture. Omar Gatlato en 1975 �tait un dandy de quartier populaire qui voulait vivre comme un jeune de Naples ou Barcelone. Vingt apr�s, il est devenu un islamiste obs�d� par la morale, r�vant d��tre � M�dine de 632. En 2005, perdant tout espoir, il cherche � traverser la mer, attir� plus par ses illusions que par l�Europe. Merzak Allouache fait de la sociologie de la jeunesse alg�rienne avec une cam�ra.