«Je voudrais pas crever... sans qu'on ait inventé la fin de la douleur...» (Boris Vian) CROISIÈRE. Comme Vian, je voudrais pas crever – enfin, si c'est possible, tu vois !— avant de voir les chiens gris et les chats noirs de ma rue technicolor au refuge des animaux errants plutôt que dans des casseroles qui rient jaune dans l'assaisonnement de piment rouge. Je voudrais pas crever non plus avant de voir se transformer en paquebot de croisière menant des Algériens heureux sur les doux flots de la navigation de plaisance, ces infâmes boutis où s'entassent dans les effluves de la désespérance et dans l'odeur acre de la mort des milliers de nos jeunes — et pas que, comme ils disent, eux ! — en rupture radicale de «matrie», la mère de la patrie, poussés à troquer un enfer natal pour un autre enfer, de rechange. SAGOUINS. Je voudrais pas crever, si possible, avant de voir ces sagouins de passeurs qui monnayent le désespoir, rendre compte de crimes contre l'humanité. Et avant de voir aussi argumenter leur posture, pour cette tragédie des harragas, les complices des passeurs, ceux qui les laissent agir, mais également ceux qui font du pays un enclos de peine, ne laissant à nos jeunes d'autre alternative que de finir dans cette Méditerranée que le pape François nomme «le plus grand cimetière d'Europe». Je voudrais pas crever, si possible, avant que ne s'expliquent devant les familles saignées par l'émigration clandestine, ces gouvernants qui laissent le pays sombrer dans l'abîme et qui culpabilisent les candidats à la harga en les accusant d'être attirés uniquement par les mirages de l'Occident. DEMOCRATIE. Je voudrais pas crever, si possible, avant que ne soient libérés et blanchis les 293 prisonniers d'opinion, et ne soit reconnu le droit à l'opposition politique comme dans tout pays chouia moyennement normal. Non, je voudrais pas crever, si possible, avant... qu'on revienne en arrière, carrément en arrière, à cette époque fragile, aléatoire, incertaine où des mots comme démocratie, transition, élection libre, n'étaient pas des blasphèmes menant devant les tribunaux de la charia patriotico-islamique. Je voudrais pas crever, si possible, avant de revenir aussi à cet instant fugace où l'on pouvait émettre une opinion sans acrimonie et sans hargne, et être entendu ou pas, sans que cela conduise dans les prétoires si ce n'est sous les écrous. En fait, je voudrais pas crever avant que ne se résolve cet anachronisme qui consiste à souhaiter revenir en arrière pour avoir l'impression d'avancer. Je voudrais pas crever avant de convaincre – quelle prétention ! — ceux qui n'entendent que d'une unique oreille, comme jadis le parti unique, qu'avoir décimé le Hirak, c'est avoir amputé notre peuple de sa profonde aspiration pacifique au changement. Car continuer à réprimer cette aspiration et ceux qui la portent, c'est comme brider l'élan d'émancipation qui poussa les Algériens à bouter le colonialisme. Je voudrais pas crever, oh non ! avant qu'on en finisse avec ce retournement qui nous oblige à prendre d'infinies précautions pour exprimer un simple avis politique. Pourquoi ne puis-je pas montrer mon désaccord (qui est visiblement celui de millions d'Algériens, à en juger par le taux de participation aux différentes élections) avec les étapes électorales lénifiantes de légitimation du pouvoir, sans encourir l'infamie d'être une marionnette ? Non, je voudrais pas crever avant de dire que je ne cautionne pas ce processus d'hypnose de la volonté populaire, et que les accusations pour délégitimer cette aspiration renseignent plus sur ceux qui les profèrent que sur ceux qu'elles visent. Je ne voudrais pas crever avant de mieux saisir le lien entre notre gouvernance et le néolibéralisme qui domine la planète et fait de la souveraineté des nations de la pâte à modeler. Quand on entend un haut responsable parler d'un Etat social, et que par ailleurs le gouvernement détricote les soutiens de l'Etat aux produits de première nécessité, institués dans un souci de justice sociale du temps de Boumediène, et parle de privatiser des entreprises publiques, on cherche la cohérence et la fidélité à l'esprit de la révolution algérienne. Boumediène était socialiste et partisan - et artisan - de la nationalisation de l'économie et de l'indépendance nationale. Ce n'est pas demain qu'on aura quelqu'un comme lui ! Je voudrais pas crever... Et pourtant, il faut se résoudre à... rêver ! EL ANKA. Il y a 43 ans, El Anka mourait. C'était en 1978, quelques jours avant le décès de Boumediène. El Anka, le Cardinal c'était... El Anka. Qu'en dire ? On n'avait pas besoin de connaître son patronyme ou son parcours, ou sa provenance. El Anka, c'était à la fois le départ et l'arrivée. Il suffisait de savoir qu'il était le fondateur et le père putatif du chaâbi. Il suffisait de savoir qu'avec la multiplicité des apports culturels, il a syncrétisé un genre musical qui incarnait Alger et ses chatoiements identitaires multiples. El Anka, c'est aussi une descendance culturelle et un héritage. Jamais autant qu'aujourd'hui on ne l'a fait revivre. En dépit de la dégradation générale de tous les secteurs, de toutes les énergies, de toutes les créativités, le chaâbi d'El Anka reste un univers fascinant. Et encore une fois, ce passé est un avenir car quelles que soient les censures obtuses, le chaâbi continue et continuera de battre comme une pulsation dans les artères de ce corps tendu vers la mer et vers l'avenir et qui s'appelle Algérie. A. M.