RETROUVAILLES : Même dans les circonstances du deuil et de la perte, ce n'est pas mauvais de retrouver la ville de ses premiers balbutiements. Chaque rue et chaque visage, chaque coin et chaque recoin porte comme une empreinte, un souvenir et une sensation. Comment cette foutue mémoire fonctionne-t-elle ? Pourquoi, au moment où l'on revoit une personne ou un lieu, c'est tel souvenir qui surgit et non tel autre ? Mystères ! On dit de la mémoire qu'elle est sélective. En fait, elle subit elle-même le tri et te le restitue dans l'incohérence absolue. Pourquoi, par exemple, en traversant Gué-de-Constantine, ce ne sont pas les dizaines de souvenirs accumulés depuis l'enfance en lien avec cette localité qui reviennent, mais un et un seul souvenir, celui du 4 octobre 1988 lorsque les premiers troubles annoncés par une rumeur loin d'être anodine ayant commencé, j'ai pris le train d'Alger-Agha pour me rendre à Aïn Naâdja. Sur le trajet, en traversant El-Harrach, le train fut caillassé façon Western. Descendant à Gué-de-Constantine dans un climat de tension diffuse, je tombai sur le pillage du Souk El Fellah et la réplique martiale qui lui avait été opposée. Rien qu'en cet endroit et à cet instant, on signala déjà un mort. De même, en retrouvant mon école, ce ne sont point les merveilleux moments de l'enfance qui reviennent, mais la présence des paras qui polluaient notre décor en nous immergeant dans la guerre. ALGER : La dernière fois que je me suis baladé dans Alger, c'était en mars 2020. Balader ? C'est trop dire, en vérité. On avait, avec un ami, fait un tour en voiture dans une ville rendue fantomatique par le confinement. Fantomatique, mais purifiée, purgée du chaos sonore et esthétique. La ville vide respirait l'iode et le silence. Jamais je n'ai vu une ville aussi belle. Il paraît qu'on enseigne dans les écoles de photographie que le sujet d'une bonne photo doit être d'abord l'être humain puis l'animal et enfin la nature. Eh bien, les rues d'Alger désertes, je puis assurer que ça avait de la gueule ! Et voilà que je replonge dans la cohue de la ville trépidante qui se fout du Covid comme de l'an quarante. Les rues sont encombrées, les terrasses de la rue Didouche et celles de la rue Ben-M'hidi face à la Grande-Poste sont remplies. On s'y bouscule dans la bonne humeur et un peu d'inconscience et il est impossible de ne pas noter la forte présence féminine pas nécessairement voilée. Le Covid aurait-il un rapport avec ce relatif dévoilement ? Qui sait ! Petite balade à peine nostalgique par la rue Tanger où les gargotes légendaires, à commencer par le Roi de La Loubia, sont pour la plupart fermées. Question d'horaires. Le prestigieux magasin de vente d'instruments de musique, la boutique Lamri, est fermée, elle aussi, car il est tard. Les façades de la rue Tanger sont en train d'être ravalées. Bientôt, on aura peut-être une rue Tanger aussi nickel et attachante que certaines rues de Rome filmées par Fellini, notamment dans Roma Fellini ou... d'Alger filmées par Mohamed Zinet dans Tahya ya Didou. Indispensable passage à la librairie du Tiers Monde pour saluer l'ami Abderrahmane Ali-Bey et jeter un œil sur les dernières parutions. Curieux et impatient de feuilleter le fameux Les folles nuits d'Alger, roman sulfureux dont on parlait beaucoup dans les années 1970 sans l'avoir jamais vu. On doutait même de son existence. Et voilà que les éditions Frantz Fanon éditent ce bouquin d'un certain Mengouchi avec une préface pugnace de Bachir Dahak qui dit soupçonner, derrière ce pseudo, la patte d'un écrivain algérien rompu à l'écriture. Psychodrame dans le sérail du temps de Boumediène, en l'année 1974 de tous les délires ! TAUBIRA. A la librairie du Tiers Monde, un souvenir revient. C'était en 2015. Un jeudi, je dédicaçais La traversée du somnambule (Editions Koukou). Je devais terminer à 18 heures et rejoindre des amis pour dîner en ville. A 17 heures, je vis arriver feu Mouloud Achour, éditeur chez Casbah, et Smail Ameziane, le directeur de la boîte. Ils me demandèrent de rester au-delà de 18 heures car ils attendaient une personne prestigieuse. «Ça tombe bien, dit Mouloud, on va montrer la librairie dans son activité ordinaire.» Je réplique que je ne pouvais vraiment pas rester car je m'étais engagé auprès de mes amis d'enfance qui me reprochaient de ne jamais prendre le temps de les voir. Mouloud insista : «Débrouille-toi ! Téléphone !» Même réponse de ma part. Puis, je m'enquerrais du nom de la personnalité qui pouvait bien mériter un tel sacrifice. Il m'avoua que c'était Christiane Taubira, ministre française de la Justice, en visite à Alger. Elle avait demandé expressément de se rendre à la «mythique librairie du Tiers Monde». J'acceptai. Mes amis me pardonneront une demi-heure de retard. Elle arriva et nous a dit tout ce qu'elle savait de la librairie, les auteurs et dirigeants africains et plus généralement du Tiers Monde qui y venaient en pèlerinage. Elle était émue. Elle voulait tout voir, tout acheter, tout lire. Le lendemain, invitée à la Radio Chaîne 3, elle se déclarera opposée à la loi sur la déchéance de nationalité que le Premier ministre du gouvernement auquel elle appartenait, Manuel Valls, voulait imposer au Président François Hollande. En rentrant à Paris, elle cessa de faire partie de ce gouvernement. JUSTICE : Rencontre inopinée avec un copain des temps glorieux. Il est resté l'Algérois «épluché» que j'ai toujours connu, avec ce penchant noble pour les affaires de la cité. «C'est quoi l'actualité pour toi ?», me demande-t-il. J'ai bafouillé quelques broutilles sur l'Omicron, les vaccinations qui manquent pour des raisons souvent charlatanesques, le prix exorbitant des tests PCR atteignant la moitié du Smig alors qu'ils devraient être gratuits, sur des choses sans consistance. Histoire de tchatcher un brin, dire quelque chose... Il me fixe dans les yeux et me dit : «Tu as vu que les détenus d'opinion font une grève de la faim ?» J'ai répondu niaisement : «Mais, on dément.» Réplique : «Ils sont capables de démentir, si besoin est, qu'aujourd'hui, c'est dimanche»... Décidément, la vie est tout sauf un long fleuve tranquille. C'est même tout le contraire. A. M.