Par Noureddine Boukrouh [email protected] Les r�volutions arabes n�ont ni avort� ni �t� vol�es, elles ont juste constitu� un effet d�aubaine pour ceux qui guettaient depuis plusieurs d�cennies l�occasion de sortir de derri�re les fagots. Ce qui arrive aux Arabes n�est ni un printemps, ni un hiver, ni quelque chose d�autre qui peut �tre exprim� par les particularit�s d�une saison. Ils entrent tout simplement dans un Nouvel �ge qui est le moment tragique et exaltant � la fois o� on tranche les dilemmes corn�liens et les n�uds gordiens. Ce que n�ont pas fait les penseurs modernistes, les ul�mas ou les hommes politiques au si�cle dernier, les peuples vont devoir le faire en taillant � vif dans leur chair. De toute fa�on, c�est comme �a qu�ont fait les autres nations. Les r�volutions ne se sont pas termin�es dans les pays o� on a vot� et donn� la majorit� absolue ou relative au courant islamiste, elles s��tendront � plus ou moins long terme � d�autres pays arabo-musulmans et m�me au-del�, en Afrique et en Asie. Il y aura peut-�tre une pause pendant laquelle les pays o� il ne s�est rien produit vont observer les cons�quences de l�arriv�e des islamistes au pouvoir. Le premier acte des r�volutions arabes a �t� le soul�vement des peuples dans plusieurs pays en m�me temps, le deuxi�me la chute du r�gime, et le troisi�me les �lections. Le quatri�me sera celui de la mise au banc d�essai de l�islamisme. La nouveaut� ce n�est pas qu�il soit arriv� au pouvoir, il l�est depuis toujours dans les monarchies du Golfe, et il l�a fait dans les temps r�cents en Iran et en Afghanistan. Dans ces pays, il s�exer�ait dans un cadre absolutiste, ne tol�rant pas d�opposition. La nouveaut�, c�est qu�avec les r�volutions arabes il va s�exercer dans un cadre ouvert, dans une ambiance de libert� d�expression, avec des partis concurrents et des m�dias libres. De ce point de vue, la victoire des islamistes aux �lections en Tunisie, au Maroc et en �gypte est une excellente chose. Les peuples qui se sont lib�r�s sont devant un test esp�r�, redout� ou diff�r� depuis les ind�pendances. Le moment est venu de faire face � la situation quels que soient les p�rils encourus. Maintenant que le �frit a jailli de la bo�te et qu�il se trouve intra muros, il faut lui faire face. C�est la grande �preuve qui les attendait et � laquelle ils ont �chapp� jusqu�ici pour une raison ou une autre. Il vaut mieux crever l�abc�s une fois pour toutes et affronter le probl�me, si probl�me il y a, plut�t que de continuer � le renvoyer au lendemain ou � vivre avec une �p�e de Damocl�s sur la t�te. Le moment est venu de lever l�hypoth�que islamiste en donnant aux partis qui s�en r�clament l�occasion de montrer ce dont ils sont capables. S�ils d�montrent qu�ils sont respectueux des lois r�publicaines, qu�ils n�engageront pas leurs pays sur des chemins aventureux � la recherche de quelque chim�re, qu�ils tiendront leurs promesses d�apporter la justice et la prosp�rit�, alors ils gouverneront aussi longtemps que le voudra le suffrage populaire. Mais s�ils �chouent � am�liorer le sort de leurs compatriotes, ou s�ils portent atteinte aux libert�s nouvellement conquises, alors ils seront chass�s de la sc�ne politique sinon par une r�volution, du moins par un d�saveu �lectoral. Les pays concern�s passeront peut-�tre par une p�riode d�instabilit�, de tensions, voire de violence, mais s�il faut en passer par l� ils gagneront � le faire le plus t�t possible. Lorsque la mise � l��preuve de l�islamisme aura �t� men�e � son terme, ses effets, qu�ils soient positifs ou n�gatifs, lib�reront l�esprit musulman, et c�est de cette lib�ration que dateront les efforts r�els et profonds d�adaptation de l�islam au monde moderne. Si les nouveaux gouvernements d��oivent leurs peuples, l�islamisme dispara�tra de l�esprit des gens comme panac�e capable de rem�dier aux probl�mes des musulmans. S�ils r�ussissent � enclencher une dynamique de d�veloppement et de mont�e en puissance dans le monde comme le fait depuis quelques ann�es l�AKP, ce sera parce qu�ils auront fait comme l�AKP. Or, celui-ci a r�ussi parce qu�il �voluait dans le cadre d�un Etat de droit d�mocratique et la�c et d�une �conomie lib�rale. Si le bien que les partis islamistes arabes pensent et disent de l�AKP est sinc�re, ils n�ont qu�� s�inspirer de son cheminement. S�ils arrivent � r��diter dans leurs pays ses exploits socio�conomiques et � faire montre d�autant de tol�rance et de respect des autres, l�islamisme pourra pr�tendre au pouvoir dans n�importe quel pays du monde. D�s lors que de telles �volutions auront �t� accomplies, nul ne trouvera � redire � ses victoires �lectorales puisqu�il sera devenu un mouvement politique soluble dans la d�mocratie. Il est abusif n�anmoins de comparer les partis islamistes avec les partis d�mocrates- chr�tiens occidentaux car on n�a jamais vu un de leurs leaders promettre l�application litt�rale des prescriptions de l�ancien ou du nouveau Testament s�il arrivait au pouvoir, ni la r�unification de l�Eglise et de l�Etat. Ils sont int�gralement d�mocrates et n�ont de chr�tien qu�une vague inspiration morale. Les Am�ricains, pour leur part, sont r�put�s pour la place qu�ils accordent � la religion dans leur vie, mais leurs lois sont faites par le Congr�s et non dict�es par les pasteurs et les pr�tres, une Bible � la main. Les peuples qui ont consenti des sacrifi�s pour recouvrer leur libert� doivent savoir pourquoi ils l�ont fait et ce qu�ils doivent en faire. Ils doivent choisir dans quel monde ils veulent vivre : celui du despotisme des personnes, hommes providentiels ou hommes de religion, ou celui qui r�sulte du bon fonctionnement d�institutions d�mocratiques solides et transparentes, de la contribution de chacun au bien de tous, et du compter sur soi plut�t que sur l�assistanat terrestre ou c�leste. Veulent-ils rester � l��tat de masses, de bergerie soumise � la guidance hasardeuse de quelque bon ou mauvais berger, ou devenir les actionnaires de leur destin ? Ils vont devoir aussi, dans le cas de certains, r�gler la lancinante question de leur coexistence avec leurs compatriotes appartenant � d�autres confessions ou ob�diences, comme les chr�tiens et les chiites. Sauf � pr�f�rer la guerre civile et le d�mant�lement du pays comme a fait l�islamisme au Soudan, ou risque de le faire la secte Boko Haram au Nigeria. La phase postr�volutionnaire ne s�arr�tera pas avec l�investiture des partis qui ont gagn� les premi�res �lections. On n�est qu�au d�but d�une nouvelle �re qui verra s�installer une v�ritable vie politique qui clarifiera au fur et � mesure les id�es et les choses. Au fil du temps, des exp�riences et des le�ons tir�es, de nouveaux partis vont se former, des alliances se nouer, une soci�t� civile appara�tre, le corps �lectoral s�instruire des cons�quences de son vote, et les esprits cr�dules se d�sensorceler. Le courage qui a soulev� des centaines de milliers de personnes et la libert� de pens�e et d�expression arrach�e dans la foul�e ne dispara�tront pas parce que des courants politiques religieux ont �t� port�s au pouvoir. Ceux qui se sont soulev�s contre la dictature et fait face � des moyens de r�pression impressionnants le referont le cas �ch�ant. Ils �taient des milliers � �changer sur la Toile, ils deviendront des dizaines et des centaines de milliers. �Un clic est plus fort qu�un flic�, disaient les Tunisiens pendant leur r�volution. Les m�dias nouvellement lib�r�s ne se laisseront pas inf�oder, la jeunesse branch�e n�acceptera pas d��tre brim�e, les femmes ne se r�signeront pas � un statut minor�. Avant c��tait possible, plus maintenant. Ceux qui ont trouv� le courage de s�insurger contre le despotisme s�culier trouveront celui de se soulever contre le despotisme religieux ou l�Etat totalitaire. Ils n�accepteront pas que le p�re qu�ils ont tu� soit remplac� par un beau-p�re autoproclam�. Les m�dias, jaloux de leur nouvelle libert�, d�fendront la libert� �ditoriale et le pluralisme t�l�visuel. Les syndicats de magistrats qui se sont investis dans la r�volution exigeront et obtiendront l�ind�pendance de la justice. Dans l�opposition, les partis d�mocrates se feront conna�tre en harcelant le gouvernement, en mettant en avant ses contre-performances, en ne lui conc�dant rien qui puisse remettre en cause les acquis de la d�mocratie, en �laborant des propositions de lois et en d�montrant � l�opinion publique qu�ils sont une alternative cr�dible et comp�tente. Petit � petit, ils trouveront le r�pondant n�cessaire aupr�s de leurs concitoyens, toucheront en eux des fibres nouvelles et finiront par en attirer un certain nombre dans leurs rangs. Dans cette nouvelle vie politique lib�r�e de la peur et de la censure, les masses s�int�resseront au d�bat politique, croiront en ce qu�elles verront, formeront leur jugement et se lib�reront progressivement de la culture th�ocratique. Les intellectuels, les journalistes, les artistes et les cin�astes mettront en branle leurs capacit�s et leur g�nie pour contribuer � cette prise de conscience et � l��uvre de rationalisation des masses. Il en sortira que la religion est une foi et la politique un art de g�rer, que Dieu n�est pour rien dans les actes des hommes politiques, qu�il n�en a missionn� aucun et qu�ils n�engagent qu�eux-m�mes. Telle est la dynamique intellectuelle et politique dans laquelle vont rentrer les peuples arabes, m�me ceux non touch�s par la r�volution. Ces derniers seront tr�s attentifs � cette nouvelle exp�rience qui les concerne et les engage au m�me titre. C�est ainsi que, progressivement, les citoyens arabes deviendront comme ceux des autres pays. Libre � eux de croire, de faire la pri�re et le je�ne ou de voiler leurs femmes, pourvu qu�ils respectent les r�gles du jeu d�mocratique, l�espace public, la libert� des autres, les minorit�s ethniques et/ou confessionnelles, les �trangers et les conventions internationales. La r�publique est une association, un contrat social, une interactivit� entre les droits et les devoirs. C�est un cadre de vie flexible, adaptable, con�u pour absorber les changements, les �volutions, le progr�s et m�me les catastrophes de la nature ou de l�histoire. L�, les solutions ne viennent pas de la providence, mais du travail et de la contribution quotidiens de chacun � l��uvre commune. Les r�volutions en cours ont sign� le r�veil de la conscience arabo-musulmane dans les proportions r�v�l�es par les �lections. Les peuples qui les ont faites ne sont pas entr�s en d�mocratie, mais dans un nouvel �ge qui peut les mener � la d�mocratie. Ce nouvel �ge commencera avec la confrontation entre les tenants de la culture th�ocratique et les tenants de l�Etat d�mocratique, et se confirmera avec la d�finition d�une vie institutionnelle qui prenne en compte les valeurs musulmanes mais aussi la diversit� des croyances, des opinions politiques et des ethnies. Le nouvel �ge c�est une �re, une �tendue de temps durant laquelle il faudra r�unir l�une apr�s l�autre les conditions n�cessaires � l��tablissement d�une vie nationale pacifi�e et civilis�e. Chaque exp�rience en cours dans le monde arabo-musulman sera une source d�inspiration, chaque exp�rience aboutie deviendra un pr�c�dent, chaque pr�c�dent tendra � devenir une norme, et le tout donnera aux musulmans une nouvelle conception du monde. Cette �volution m�nera � la pratique d�un islam �clair�, tol�rant, comme celui qu�ont connu leurs anc�tres. L�important est que le chemin soit pris, que l�on se mette dans l�axe, qu�on regarde loin devant soi, par-dessus l��paule des despotes et des ul�mas obscurantistes car il y en a eu d��clair�s comme les cheikh Ben Badis ou El-Ibrahimi en Alg�rie. Ce sera, � long terme, l�acquis le plus extraordinaire de ces r�volutions, quand elles auront r�concili� l�homme arabe avec la modernit�, la citoyennet� et le reste de l�univers. La promesse de cet acquis est infiniment plus importante que le renversement des r�gimes dictatoriaux. C�est ce qu�il faut d�j� comptabiliser comme gain historique. Le nouvel �ge s�imposera, le cours de l�Histoire le dicte et l�exemple de pays musulmans non arabes comme la Turquie, la Malaisie et l�Indon�sie qui ont beaucoup avanc� sur la voie de la modernit� et de la d�mocratie le montre. Il r�sultera de la convergence de trois �volutions : celle du courant moderniste, celle du courant islamiste, et celle de la conscience populaire. Elles ont commenc� il y a un si�cle, surtout dans les r�publiques, mais elles ont �t� retard�es et contrari�es par le despotisme int�ress� par l�immobilisme chez les uns et les autres. Le courant moderniste apparu � la fin du XIXe si�cle a enfourch� des id�ologies qui l�ont finalement �loign� de la majorit� du peuple, de ses int�r�ts et de ses valeurs : marxisme, la�cisme (Iran des Pahl�vis et Turquie de Mustapha K�mal), baassisme, lib�ralisme� Ces id�ologies ayant servi la cause de la lib�ration et de la lutte contre le colonialisme ont �t� par la suite converties en partis uniques et en partis-alibis servant de devanture au despotisme. La r�publique et le multipartisme n��taient que des trompe- l��il, ils cachaient des r�gimes autoritaires et pr�dateurs qui, allant au bout de leur logique, voulurent devenir carr�ment des dynasties. L�islamisme radical, avatar violent de la culture th�ocratique, a capitalis� au fil du temps les d�ceptions et les frustrations des peuples, et fini par se pr�senter en alternative � l��chec des �lites modernistes civiles et militaires. Aussi, lorsque les r�volutions arabes ont renvers� les rapports de force au profit des peuples, ceux-ci s�empress�rent d�en remettre les b�n�fices au courant islamiste dit mod�r�, jugeant qu�il n�a pas �t� partie prenante � un si�cle de direction moderniste aux r�sultats peu probants. Avec sa vision diff�rente de la politique et des affaires internationales, son discours nouveau et ses nouveaux visages, il leur paraissait incarner id�alement le changement. Aujourd�hui qu�ils sont aux responsabilit�s et confront�s aux r�alit�s internes et externes, les partis islamiques sont oblig�s d�adopter le profil de partis de gouvernement ou disparaitre comme acteurs politiques. Les peuples, ayant recouvr� leur dignit� et leur libert�, reprendront confiance en eux-m�mes et s�impliqueront dans la vie politique, d�veloppant ainsi leur sens critique et leur sens des r�alit�s. La �majorit� silencieuse�, celle qui ne vote pas et qui se plaint par la suite du choix des autres, comprendra l�importance de l�urne sur sa propre vie et aura � c�ur de s�investir dans la s�lection des partis et des hommes qui dirigeront le pays. Chaque partie ayant accompli ces efforts, ayant r�alis� ces �volutions, les forces qui animent la soci�t� finiront par converger vers des compromis et s�accepter mutuellement dans le jeu de l�alternance. Un autre danger, plus imminent que celui de retourner au Moyen-�ge, plane sur les peuples arabes qui viennent de se lib�rer, celui de l�anarchie. Si l�instabilit� persiste au-del� du supportable, et que les gouvernements se succ�dent comme dans un rod�o o� les cavaliers se relaient sur le dos d�un cheval fougueux pour �tre aussit�t jet�s � terre, il y aura p�ril sur la r�volution. L�ancienne dynamique �conomique en Tunisie et en �gypte a �t� cass�e et ne sera pas de sit�t remplac�e par une nouvelle. Il faudra pour cela beaucoup de temps. Mais si le comportement social et les m�urs subissent de brutaux changements, l�investissement local et �tranger s�en ressentira, ce qui compromettra la reprise dans des secteurs comme le tourisme, et aggravera la situation. Or, tout ce qui est retenu de l�islamisme, c�est qu�il piaffe d�impatience de changer les m�urs. Les peuples sont plus exigeants avec les nouveaux pouvoirs qu�ils ne l��taient avec les anciens. Ces derniers ne leur devaient rien tandis que les nouveaux leur doivent tout. La libert� de manifester ou de se mettre en gr�ve s��tant impos�e d�elle- m�me, les m�dias s��tant ouvert � tout le monde, une masse colossale de dol�ances a surgi, impatiente et mena�ante. Il y a une quinzaine de jours, Moncef Marzouki et le nouveau Premier ministre �taient accueillis � Kassre�ne aux cris de �D�gage !�. Ils avaient appel� quelque temps auparavant gr�vistes et protestataires � une �tr�ve de six mois� pour donner sa chance au nouveau gouvernement. Marzouki avait m�me agit� le spectre du �suicide collectif� si l��conomie ne reprenait pas rapidement et que les gens ne retournaient pas � leurs activit�s. En Tunisie, on en est au troisi�me ou quatri�me gouvernement depuis le d�part de Ben Ali, alors qu�en �gypte on ne les compte plus depuis la chute de Moubarak. En Libye, des unit�s de combattants ne reconnaissent pas les d�cisions du CNT et refusent d�ex�cuter ses injonctions. Elles ne veulent pas d�sarmer et revendiquent une participation dans les instances dirigeantes. Des affrontements ont d�j� eu lieu ici et l� qui ne pr�sagent de rien de bon. Dans ce pays o� il n�y avait rien d�autre que la personne de Kadhafi et son absurde livre vert, tout doit �tre construit ex nihilo. Les musulmans sont en 1432 quand le calendrier universel affiche 2012. Pour comprendre leurs difficult�s � s�adapter � la d�mocratie, il faut les ramener � l��poque o� les pays d�Europe sortaient de la chr�tient� pour rentrer dans les Temps modernes sous forme d�Etats nationaux, quelque part � l��poque de Savonarole (1452-1498) qui avait cr�� � Florence un Etat th�ocratique avant de finir pendu puis br�l� pour son fanatisme. Il ne faut pas juger les peuples arabes qui viennent de se lib�rer par comparaison avec les pays europ�ens, mais par comparaison avec les peuples arabes, ou autres, qui ne sont pas soulev�s contre le despotisme. Au regard de ces derniers, ils ont fait un pas de g�ant pour rejoindre le troisi�me mill�naire.