Ombres furtives rasant les murs, les pensionnaires du foyer d�accueil pour personnes �g�es de Boukhalfa, dans la banlieue ouest de Tizi-Ouzou, �gr�nent le temps au gr� des jours qui s��coulent. Les yeux hagards, ils scrutent un horizon qu�eux seuls voient. A la vue d��trangers au centre, leurs visages s�illuminent d�un sourire plein d�espoir. Autrefois inenvisageable en Kabylie et ailleurs, le principe de mettre ses vieux parents dans les foyers pour personnes �g�es qui ont perdu leur autonomie est aujourd�hui banalis�. Le centre social de Tizi-Ouzou pour personnes �g�es et/ou handicap�es nous a ouvert ses portes. Sur place, le constat rel�ve une triste r�alit�. Changement du mode de vie ou r�gression de l��chelle des valeurs, il reste que d�ann�e en ann�e, la pratique devient routini�re. Les enfants d�laissent leurs parents et les placent dans des centres sp�cialis�s. Cependant, les raisons derri�re ces placements diff�rent. Une centenaire raconte �Autrefois, la famille �tait le clan qui vivait dans un espace prot�g� o� personne ne se sentait seul. Les grands parents �taient v�n�r�s. Maintenant, nous nous sentons des fardeaux pour nos familles. Les enfants, absorb�s par un travail stressant, ne vivent plus sous le m�me toit que nous, et nous constituons un v�ritable obstacle pour leur bonheur.� De nos jours, la vie de couple a en effet pris le dessus sur celle de la famille nombreuse. Les jeunes mari�s habitent s�par�s des parents, et souvent tr�s loin d�eux dans les villes dont le mode de vie n�est pas compatible avec l��ducation des vieux parents qui pr�f�rent la mis�re du village au confort de la ville consid�r�e comme une prison pour eux. Mais la solitude et la perte d�autonomie finissent par les plonger dans les bras des centres pour personnes �g�es. Selon Razika, pharmacienne : �Les brus et les filles assuraient la prise en charge des vieux parents. De nos jours, elles assument aussi le r�le de femmes actives. Une �volution sociale qui reste pourtant pr�judiciable au bien-�tre des plus faibles.� Pour y pallier, la mode est au recours aux gardes-malades mais de jour seulement. Restent des cas o� il est difficile de concilier travail et vie de famille. Le travail, un des principes radicaux de l��volution des modes de vie : des horaires antinomiques avec l��tat des personnes �g�es qui ont besoin d�une pr�sence physique et beaucoup d�affection des leurs. Autrefois, les travaux des champs, pourtant accaparants, ne portaient pas pr�judice � l�organisation rigoureuse qui pr�valait au sein du couple. De sorte qu�il y avait toujours une personne au chevet du parent grabataire. A ce probl�me s�est greff� celui des enfants que les parents actifs placent dans les cr�ches� Notre visite a co�ncid� avec l�heure du repas de midi. Un repas complet servi par un personnel affable �tait au menu du jour : de la salade, des lentilles avec viande et un dessert alors que les diab�tiques avaient droit � une soupe. Cr�� en 2003, ce centre qui a h�rit� de la d�nomination du foyer pour personnes �g�es de Yakouren accueille des personnes qui ont perdu leur autonomie, du fait de leur fragilisation par des pathologies m�dicales lourdes, des personnes sans ressources et sans attache familiale et des handicap�s. Les conflits conjugaux et familiaux sont �galement � l�origine des ruptures et de l�explosion familiale. L�une des perspectives du centre est d�ailleurs la r�insertion familiale, un travail de proximit� avec les familles pour r�cup�rer leurs ascendants. La structure humanitaire de Yakouren dont le statut initial �tait de servir de centre de transit, devait son av�nement en 1994 au comit� local du C-RA de Yakouren pr�sid� alors par un m�decin. Victime d�une d�pression nerveuse suivie d�une h�catombe familiale, il atterrit au centre. Le projet humanitaire a vu le jour gr�ce � la d�lib�ration du P/APC de l��poque, pupille de la nation. Il avait mis le Centre de vacances de la jeunesse et des sports � la disposition du C-RA local. Beaucoup de pensionnaires de Boukhalfa ont �t� d�localis�s du centre qui avait mu� en foyer pour grabataires, mais aussi pour des personnes de tous �ges et des deux sexes trahis par la vie. G�r� essentiellement par des bienfaiteurs, il a v�cu par la suite des situations difficiles en raison de conflits d�int�r�ts. Le transfert sur fond d��meutes des pensionnaires qui refusaient de quitter ce nid d�humanit� pour une institution �tatique r�gie par un r�glement drastique illustrait cet attachement � un foyer o� des liens s��taient tiss�s entre les pensionnaires ayant en commun un destin tragique. C�est d�ailleurs le seul grief que les pensionnaires de Boukhalfa reprochent � leur centre. Car � Yakouren, ils disposaient de toutes les libert�s pour sortir, s�absenter et veiller. La psychologue du centre nous explique �Il serait suicidaire de g�rer le centre sans un r�glement drastique, que contestent certains pensionnaires avides de libert�, car beaucoup d�entre eux souffrent de divers troubles et maladies qui ne leur permettent pas de quitter les lieux sans autorisation et/ou sans accompagnateur. Des permissions d�livr�es aux r�sidents jouissant de toutes ou partie de leurs facult�s � l�image de Rachid qui a sollicit� et obtenu avec le sourire une permission pour aller en ville. Des proc�dures indispensables pour d�gager la responsabilit� du centre qui renferme des personnes de sant� fragile. Rachid qui parle un fran�ais sans accent nous a fait part de ses projets socioculturels. Compr�hensive de sa situation, la psychologue le ram�ne gentiment � la r�alit� en lui tendant son autorisation de sortie. De nombreux pensionnaires de Yakouren regrettent bien les veill�es autour du feu de bois offert par les bienfaiteurs et l�APC et ils ont encore du mal � s�habituer � la structure flambant neuf du centre qui leur offre pourtant toutes les commodit�s contrairement au foyer de Yakouren o� ils logeaient dans des box s�par�s par des cloisons sommaires et des d�pendances � la limit� de l�insalubre. Ces derniers reconnaissent toutefois que les conditions d�h�bergement et de restauration sont nettement meilleures � Boukhlafa notamment avec ce personnel aux petits soins avec les pensionnaires. 58 pensionnaires sont originaires de la wilaya de Tizi-Ouzou et le reste des wilayas d�Alger, Blida, Boumerd�s, Beja�a et Batna. Plusieurs cat�gories de malades sont r�pertori�es. Les pensionnaires souffrent de retard mental, de troubles psychiques, d�autres sont atteints d�amn�sie et de la maladie d�Alzheimer marqu�e par une d�sorientation dans le temps et l�espace, de maladies organiques, troubles visuels et auditifs. Beaucoup de cas n�cessitent un r��quilibrage psychologique selon la psychologue. La diversit� des cas en pr�sence rend difficile la vie aux pensionnaires ayant toutes leurs facult�s. Pour encadrer les pensionnaires, le centre dispose de cinq �ducateurs permanents sp�cialis�s charg�s d�accompagner les pensionnaires aux plans mental et de l��coute, une psychologue, des assistantes m�dicales, une infirmi�re. Quatre psychologues recrut�es dans le cadre social �paulent la psychologue du centre qui coordonne les groupes de paroles o� la psychoth�rapie adapt�e � chaque pensionnaire est de mise. La mort et l��laboration du deuil pour ceux qui le d�sirent sont abord�es par le centre qui c�l�bre aussi les c�r�monies mortuaires. Avec la r�currence des pensionnaires originaires de la Kabylie du sud de la wilaya de Tizi-Ouzou, toute une �tude sociologique est n�cessaire pour en �tudier les causes, m�me si la pauvret� semble en �tre la raison principale. Trop de personnes sont ainsi marginalis�es par leurs propres familles du fait de leur �ge, de leur �tat de sant� ou de leurs conditions sociales. C�est dans ce contexte que le foyer se propose d�accueillir ces personnes pour les prot�ger et briser leur isolement. Salim, un pensionnaire artiste Lors de la visite des ateliers, notre attention a �t� attir�e par des tableaux de peinture et quelques fresques murales d�un int�r�t artistique �vident. Des �uvres d�un artiste peintre, nous apprend la psychologue, un ancien �l�ve de l�Ecole des beaux-arts d�Alger des ann�es 70 sp�cialis� dans la restauration des monuments. �C�est le destin qui a amen� Salim ici. Ce talentueux artiste qui a expos� en Italie et en Suisse a �t� victime d�une d�pression nerveuse suivie d�une h�catombe familiale. C�est pour ces raisons qu�il s�est retrouv� au centre o� il compte participer aux activit�s artistiques et � l�animation culturelle.� �Pour peu que tous les moyens soient mis � ma disposition par la direction.� L�artiste peintre affirme �tre heureux de voir les gens s�int�resser aux pensionnaires qui se sentent abandonn�s par les leurs en soulignant le r�le du personnel aux petits soins avec eux. Mokrane, un cas humanitaire Mokrane �tait le confident et l�ange protecteur des pensionnaires du foyer de Yakouren. Sa chute au centre est anecdotique. Employ� dans une institution publique, ses ennuis commenc�rent, selon lui, avec une sombre affaire de faux abandon de poste dont il aurait fait l�objet de la part de son administration. Chose qui a pouss� Mokrane � saisir le pr�sident de l��poque, Liamine Zeroual. La perte graduelle de son acuit� visuelle qui a abouti � une c�cit� en 2007 a fini par l�achever. Une descente aux enfers aggrav�e par une s�rie de malheurs qui s�abattirent sur lui : il a d�abord perdu ses deux parents � six mois d�intervalle, puis deux autres jeunes membres de sa famille dont un par noyade et un ami qui s��tait montr� aux petits soins avec lui au commencement de ses malheurs. Et lorsque la maison familiale s�est vid�e apr�s le mariage de ses deux s�urs qui lui vouaient une grande affection mais ne peuvaient rien faire pour lui, l�angoisse atteignit son paroxysme. Fier, Mokrane ne voulait pas constituer un fardeau pour la famille de son petit fr�re et choisit de se r�fugier au foyer pour personnes �g�es o� il se dit atteint du syndrome des hospices qui lui a coll� � la peau. L�acharnement administratif sur Mokrane continue � ce jour. Sa demande de logement social �tablie il y a 33 ans et renouvel�e chaque ann�e aupr�s de la da�ra de Beni Douala reste lettre morte en d�pit d�un solide dossier. Mokrane sent le destin et la chance l�abandonner lorsqu�un g�n�reux bienfaiteur de B�ja�a s�est propos� de prendre en charge l�op�ration chirurgicale cens�e lui faire recouvrer la vue. Mais apr�s plusieurs examens, il s�est av�r� que son cas est irr�versible. Virtuose du banjo et du mandole, Mokrane noie son chagrin dans la musique. Il a longtemps �gay� les soir�es du foyer avec son ami feu Mohand Sa�d Oubela�d, un grand de la chanson kabyle qui, comble de l�ironie, s��tait retrouv� lui aussi au foyer d�accueil de Yakouren. Il sera assassin� dans des circonstances dramatiques � Azeffoun� Parlant et �crivant un fran�ais ch�ti�, Mokrane se versera dans le journalisme en tant que correspondant d�un quotidien national o� ses �crits sont appr�ci�s par les lecteurs. Mais l� encore, il fera l�objet d�une machination parce que ses �crits g�naient la mafia locale. Se sentant abandonn� de tous, il adressa une correspondance path�tique portant demande d�asile humanitaire au ministre fran�ais Bernard Kouchner. �Un pied de nez aux autorit�s alg�riennes qui m�ont ferm� toutes les portes�, s�indigne-t-il, indiquant : �Mon avenir est derri�re moi.� Trouvant les conditions de s�jour au centre excellentes, il estime toutefois que la libert� manque cruellement aux pensionnaires avec les contraignantes demandes de permission qu�il trouve fastidieuses � son go�t, sugg�rant un retour aux bons de sortie valables une semaine. Fier, Mokrane ne voulait pas �tre un fardeau pour sa famille, il choisit de se r�fugier au foyer. Dans les yeux de certains pensionnaires se lit une d�tresse contenue. Rachid que nous avons rencontr� dans le bureau de la psychologue r�ve, quant � lui, de s�investir, une fois gu�ri, dans l�humanitaire en offrant le g�te aux personnes en d�tresse. Sensible au drame des personnes �g�es du centre, la psychologue estime, quant � elle, que �quels que soient la qualit� de la prise en charge et l�amour dont sont entour�s les pensionnaires au centre, rien ne peut remplacer la chaleur familiale tant le vide est pesant pour les pensionnaires�. Son souci premier est d�apr�s elle de gagner la confiance des pensionnaires face � une soci�t� qui a tourn� le dos aux bonnes vieilles traditions ancestrales qui vouaient aux personnes �g�es un respect quasi sacerdotal de par leur lien social et interg�n�rationnel.