Par Ahmed Cheniki Le th��tre, comme d�ailleurs les autres formes de repr�sentation litt�raire et artistique, a souvent accompagn� les grandes exp�riences r�volutionnaires. La R�volution de 1889, la Commune de Paris, la R�volution russe, la guerre civile espagnole et les luttes de lib�ration en Afrique et en Am�rique latine ont �t� soutenues par des artistes et des �crivains qui ont cherch� � donner � voir le v�cu des patriotes et des r�publicains s�opposant � divers espaces r�pressifs et dictatoriaux. Ainsi, l�Histoire c�toie les aventures artistiques et les investit d�un contenu particulier et leur permet de mettre en �uvre de nouvelles configurations esth�tiques. Brecht, Adamov, Meyerhold, Vitez, Mnouchkine ou Kateb Yacine ont parcouru des pans entiers de l�Histoire et ont tent� de montrer que les jeux artistiques, contrairement aux pr�tentions structuralistes, ne peuvent, en aucune mani�re, se d�solidariser des jeux et des enjeux id�ologiques et politiques. L�Histoire et l�art sont au c�ur de la m�l�e politique, artistique et esth�tique. Kateb Yacine propose une lecture fondamentalement politique du combat anticolonial dans Le cadavre encercl�, convoquant une mani�re de faire faisant cohabiter tragique et �pique, mythe et Histoire, � l�instar de C�saire. Il se trouve, et c�est logique, que ces deux auteurs ont profond�ment s�duit l�homme providentiel, Jean-Marie Serreau, qui a fait conna�tre en France, entre autres �crivains de th��tre, Bertolt Brecht et de jeunes dramaturges africains qu�il a mis en sc�ne, malgr� de nombreuses menaces et les dures r�criminations des milieux colonialistes qui n�admettaient pas que le th��tre t�moigne de la trag�die des peuples africains, tout en prenant position pour les victimes de la sauvagerie coloniale dont les chantres cherchent aujourd�hui � se refaire une virginit� et � nier ce moment sale de l�Histoire �occidentale�. L�Histoire, telle qu�elle est souvent �crite, marqu�e par de profondes contorsions id�ologiques, souvent otage des pouvoirs en place, en Occident et dans les pays anciennement colonis�s, nargue la m�moire, trop libre et trop peu perm�able aux diff�rentes manipulations. Ainsi, les jeux de l�Histoire portent en eux leurs propres limites, travers�s par une subjectivit� certaine, cherchant � modeler les lieux de m�moire, producteurs d�un autre discours marqu� par les interstices de la pratique politique et l�imaginaire social. En Alg�rie, la colonisation fran�aise, succ�dant aux sombres moments �ottomans�, va transformer radicalement les r�alit�s quotidiennes, en neutralisant toute expression culturelle autochtone et en imposant ses propres formes, sans pour autant permettre aux Alg�riens d�aller � l��cole, th�oriquement gratuite et obligatoire depuis la loi Jules Ferry, un grand ap�tre de la colonisation. En 1962, l�Alg�rie comptait moins de 10% de lettr�s. La colonisation est un mal int�gral. Les Turcs, comme les Fran�ais, ont ignor� les populations locales qu�ils ont continuellement appauvries, socialement et culturellement, provoquant de graves schismes et engendrant des ruptures et des c�sures pr�judiciables au fonctionnement mental des Alg�riens. Le th��tre, forme europ�enne r�adapt�e � partir de l�h�ritage grec, comme les autres formes de repr�sentation, va investir certains territoires urbains et s�duire quelques personnes qui n�h�sit�rent pas � lui fournir un contenu local tout en l�imprimant des structures artistiques locales, � tel point que nous sommes en pr�sence de textes syncr�tiques paradoxaux, juxtaposant les espaces autochtones et les jeux th��traux, m�me si, bien entendu, le primat de l�appareil th��tral est �vident. Ce n�est qu�au d�but du vingti�me si�cle que les Alg�riens, colonis�s et m�pris�s, allaient d�couvrir cet art. Les premiers textes jou�s, � partir de 1908-1909, �taient marqu�s par une sorte de repli identitaire, donnant � voir un pass� arabe pr�sent� comme glorieux et des personnages historiques favorablement d�peints. On convoque l�Histoire pour r�pondre au discours colonial d�crivant les Alg�riens comme incultes et sans profondeur historique et identitaire. Ainsi, les premi�res pi�ces historiques s�inscrivaient dans ce n�cessaire dialogue avec l�Autre, certes physiquement absent de l�espace dramatique, mais fortement pr�sent, � travers cette structure dialogique, installant face � face deux figures, l�une, pr�sente, autochtone, porteuse de valeurs historiques valorisantes et l�autre, absente, subissant symboliquement les attaques acerbes des personnages arabes et musulmans. Ces textes, en arabe litt�raire, sont certes suggestifs et peu clairs, mais proposent une autre lecture de l�Histoire et une autre conception de l�alt�rit�. Ce retournement est logique, compte tenu du contexte tragique de l��poque. Mais � partir de 1926, un glissement discursif s�op�re et une rupture singuli�re avec les pratiques du pass� va avoir lieu, mettant en �uvre la construction d�un autre discours qui demeure dual, installant deux entit�s antagoniques, celles du colonis� et du colonisateur. Des auteurs, parfois proches de partis nationalistes ou r�formistes, vont tenter de porter l�Histoire au th��tre et de d�crire des situations d�exploitation tout en insistant sur la dimension nationale, mais sans aller ouvertement � la confrontation, proposant un discours voil�, travaill� par de nombreuses contorsions lexicales et des glissements s�mantiques singuliers, �vitant les d�nonciations directes et franches. Mais tout cela allait provoquer l�ire des autorit�s coloniales qui r�agirent n�gativement en censurant les pi�ces et les auteurs. Cette nouvelle attitude est l�expression des profonds changements op�r�s dans la soci�t� alg�rienne qui n�admettait plus la colonisation et qui commen�ait � nourrir un sentiment de rejet profond de tous les symboles de la France et de l�Europe. Le th��tre ne pouvait rester en dehors de ce d�sir de changer les choses et de mettre en sc�ne des situations conflictuelles, convoquant, par �-coups, des moments interstitiels, donnant � voir deux formations discursives radicalement diff�rentes, incompatibles, dont le rapprochement est d�sormais impossible. Ce jeu avec l�Histoire ob�issait donc � la n�cessit� de fournir un nouveau discours d�barrass� des oripeaux de la n�gativit� et de la conscience malheureuse. L�Histoire est drap�e d�un ensemble lexical o� deux entit�s antagoniques ne pouvaient se d�partager que par la violence et le rejet de l�Autre. Ainsi, quelques auteurs alg�riens vont convoquer l�Histoire pour mettre en accusation l�occupant qui d�tient tous les espaces de pouvoir. Les colonis�s sont condamn�s � occuper des lieux d�pourvus de pouvoir et d�autorit�. Le travail de reconqu�te ne peut donc se faire que par la contestation et la subversion du discours de l�Autre, trop marqu� par les jeux d�autorit� et de pouvoir absolu. M�me les premiers hommes de th��tre alg�riens vont s�atteler � lorgner du c�t� d�une m�moire constitutive d�une Histoire autre, diff�rente � exposer au regard du colonisateur qui n�arr�te pas de fabriquer une image � sa convenance du colonis�, en se servant des savoirs d�anthropologues et d�ethnologues serviles, pr�ts � toute entreprise de l�gitimation, contribuant � la p�joration de l�Histoire des populations autochtones. Toute la p�riode qui a pr�c�d� la guerre de lib�ration a consist�, chez certains auteurs �indig�nes�, � donner � voir une autre lecture du processus historique, d�mentant ainsi les jugements et les propos trop peu s�rieux d�un grand nombre d�historiens et d�ethnologues attach�s � la colonisation. Une relecture s�rieuse des savoirs �occidentaux� et leur interpr�tation-interrogation est n�cessaire pour mieux approcher le fonctionnement de notre soci�t� et de tous les pays anciennement colonis�s. Certains auteurs alg�riens, certes b�n�ficiant d�un cursus scolaire limit�, ont compris empiriquement cette r�alit� en tentant une inversion des structures discursives et lexicales les investissant d�un autre contenu et de nouveaux r�seaux s�mantiques. Le sens prend un glissement extraordinaire en �pousant les contours d�un autre sch�ma politique et id�ologique. La suite th��trale de Kateb Yacine, Le cercle des repr�sailles, constitu� de deux trag�dies (Le cadavre encercl� et Les anc�tres redoublent de f�rocit�), une satire (La poudre d�intelligence) et un po�me dramatique est significative de cette m�tamorphose au niveau de la structure et du sens, permettant � la fois le d�voilement du discours colonial et la mise au jour des pratiques historiques autochtones. Le jeu avec l�Histoire se double ici de la pr�sence des espaces mythiques et mythologiques qui transforment radicalement le discours colonial, le subvertissant et le pla�ant dans une posture p�jorative. Ce retournement s�mantique, morphologique, lexical et syntaxique participe d�une volont� de permettre au colonis� d��tre partie prenante d�une Histoire et d�un temps, certes marqu� par les pesanteurs du pass�, mais fonci�rement ouvert. Ce n�est d�ailleurs pas pour rien que les textes �tragiques� fonctionnent comme des trag�dies optimistes o� la parole au singulier se nourrit d�une m�moire collective et d�un imaginaire populaire, prompts � figurer un autre discours, lib�r� des ge�les de l�ind�fini et du mythe con�u comme espace atemporel. La guerre de lib�ration allait �tre l��l�ment r�v�lateur de cette contre-violence du colonis� qui ne pouvait ind�finiment admettre la situation d�in�galit� et d�injustice. Des auteurs, �crivant le plus souvent en langue fran�aise, se mettent � produire des textes d�non�ant ouvertement la colonisation, recourant � la mise en �uvre de formations discursives oppos�es et pr�sentant l�Autre comme le lieu, par excellence, du mal. Ainsi, toute conciliation est impossible. Les personnages autochtones, soumis � la violence du colonisateur, refusent tout accord. Deux espaces oppos�s, deux temps marquent le r�cit se caract�risant par une cl�ture discursive. Toute parole semble inaudible. L�Autre, le colonisateur, est fonci�rement montr� comme une entit� � exclure du champ de la repr�sentation sociale et historique. Cette dichotomie colonis�/colonisateur investit le corps du texte et met en �uvre deux formations discursives port�es par les personnages repr�sentant des deux camps en pr�sence, produisant un discours manich�en o� les paroles des uns et des autres s�excluent. C�est le cas dans les textes de Kr�a, de Boudia, de Bouzaher et des pi�ces produites et/ou jou�es dans les th��tres alg�riens apr�s l�ind�pendance. L�h�ro�sme guerrier semble le point commun des textes �crits par Abdelhalim Ra�s pour le compte de la troupe du FLN, cr��e dans le but de t�moigner de la lutte des populations alg�riennes contre le colonisateur. C�est ainsi que ce th��tre, comme d�ailleurs celui de Kr�a, Boudia ou Bouzaher, tente de mettre en sc�ne des situations s�inscrivant dans une posture militante. Nous sommes en pr�sence de deux univers antith�tiques, de deux spatialit�s s�par�es et d�un d�sir � exclure la parole de l�Autre, incarnation de la colonisation. C�est un th��tre qui avait pour ambition d�exposer, en empruntant souvent les techniques classiques d��criture, les terribles souffrances endur�es par les populations alg�riennes. A l�exception peut-�tre des deux pi�ces de Kateb Yacine, Le cadavre encercl� et Les anc�tres redoublent de f�rocit� et, � un degr� moindre, Le Bourgeois sans-culotte ou Le sceptre du parc Monceau, les textes �crits et/ou jou�s restent encore travaill�s par un discours propagandiste et un certain manich�isme. L�entreprise est tout � fait subjective, partielle et partiale. D�ailleurs, dans les sciences humaines et sociales, il n�est nullement possible de parler d�objectivit�, mais c�est vrai que l�art et la litt�rature peuvent, dans certains cas, d�passer �l�Histoire historique� en exposant les contradictions traversant une r�alit� politique et sociale. L�Histoire comme r�cit est apte � prendre en charge les lieux interstitiels du v�cu. Nourri de l�imaginaire social et puisant son discours dans la m�moire populaire, le texte dramatique pourrait apporter des informations et des situations extr�mement s�rieuses et vraisemblables. Les tentatives d�emprisonner le th��tre et les autres formes de repr�sentation artistiques et litt�raires en les rendant otages des d�cisions d�une commission si�geant au minist�re des Anciens moudjahidine ou du minist�re de la Culture sont dangereuses et portent gravement pr�judice � la libert� de cr�er et de s�exprimer. Ainsi, les pi�ces et les films de commande de ces derni�res ann�es se caract�risent par une ind�niable pauvret�. Si les uns c�l�brent encore une fois l�h�ro�sme guerrier, d�autres s�escriment � pr�senter des pi�ces ou des films marqu�s par le jeu du r�visionnisme, cherchant m�me, � l�instar du roman de Yasmina Khadra, Ce que le jour doit � la nuit, une assimilation impossible, discours repris d�ailleurs par Alexandre Arcady montrant une Alg�rie mythique, d�pouill�e de ses blessures coloniales et des horreurs de la culture de l�ordinaire r�pressif. L�Histoire, comme le th��tre et le cin�ma ne peuvent s�acoquiner avec les discours officiels et les jeux du reniement.