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Le vieil orme et les m�res
Publié dans Le Soir d'Algérie le 25 - 10 - 2012


Par Ahmed Zir
Enechma, notre orme champ�tre, plus que centenaire, dont l'�corce de son gros tronc de presque deux m�tres de diam�tre ressemble � la peau rugueuse d'un alligator des temps anciens, dispense son ombre relaxante depuis l'apparition de son premier feuillage.
Il est toujours l�, sis place �Elhakem�, calme et droit (il se couche debout et c'est les hommes jaloux qui lui souhaitent, sous cape, la position horizontale, comme pour certains de ses ex-cong�n�res), malgr� le bruit assourdissant d'une circulation anarchique et polluante. Une longue et large balafre b�ante traverse profond�ment les innombrables couches annuelles de bois jusqu'au c�ur, sans entamer ni sa force sereine ni sa beaut� naturelle. Il est d'aplomb, d'une r�sistance approchante � celle, inou�e, de l'azerolier aux racines d�nud�es par l'�rosion, tordu par le vent, bless� par les pierres lanc�es par l'homme, pour faire tomber son fruit jaune et succulent, l'azerole, autrefois dessert des pauvres. Et pourtant il tient le coup. C'est le dernier vestige d'une des plus vieilles fermes coloniales (abandonn�es, squatt�es, d�tourn�es de leur v�ritable fonction : �levage et culture). Des �coles d'agriculture, th�orie et pratique in situ, pour cette g�n�ration qui ne fait pas la diff�rence entre le grain de bl�, de l'orge ou de seigle (mais bouffe du pain blanc), dont une partie �tait un caravans�rail, construite sur la base m�me d'un site romain anonyme. Appareils, lintaux, colonnettes, ont �t� r�utilis�s. Tout a disparu sur une d�cision volontaire et absurde. Enechma est l'arbre du terroir, un autochtone de feuilles et de bois. Quelques individus centenaires existent encore. Comme celui tr�nant au milieu de la cour des ponts et chauss�es (boussissi) o� se trouve la premi�re maison du cantonnier d'El Eulma. Sur ses branches ma�tresses, vivent cramponn�s, des champignons. Ceux du parc de S�tif, �clips�s par la masse vertigineuse d'une construction tout en b�ton. Leurs racines enlacent l'histoire de Sitifis d'o� ils puisent leur s�ve. Ou ceux, ornant encore le jardin attenant � l'ancien tribunal (devenu mus�e, un laps de temps) � l'architecture �l�gante. Enfin, les gardiens de la belle statue de A�n Fouara, qui lui ont, de tout temps, prodigu� ombre et fra�cheur, lui �vitant l'ardeur des rayons du soleil, pr�servant ainsi sa blancheur de marbre import�. Sa pr�sence silencieuse et le murmure de leur feuillage exub�rant calment les esprits, surtout apr�s l'in�vitable gorg�e d'eau fra�che. Il �tait l'arbre qui savait �couter, en silence, les conversations, parfois politiques, toujours �maill�es de rires francs, surtout quand se joignaient � mon p�re (un coup de crosse bien ajust� lui avait f�l� l'omoplate) et mes oncles (tortur�s. Marque terrible sur le corps et au fond du c�ur, jusqu'� la mort), deux vieux ins�parables : Cheikh Douibi, un albinos, irr�ductible ancien de Cayenne, bagne o�, si le condamn� �chappe aux gardes et donc au couperet scintillant de la guillotine, aux chasseurs d'hommes et aux requins, l'oc�an l'engloutira. Ses travaux forc�s termin�s, il revient vieux au bled. Il avait c�toy� l�-bas Henri Charri�re dit �Papillon� et Cheikh Zidane �ahenani �, l'irascible homme � la jambe de bois, troph�e de sa participation � la Seconde Guerre mondiale. C'�taient de bons voisins, des durs aux aventures rocambolesques. L'�t�, il �tait le spectateur impassible de Nana Yemouna El Ghafaria qui s'installait, chaque matin, sous son parasol de verdure. Aussit�t, tout le monde l'entourait pour lui rendre compte (une tradition perdue) de nos r�ves qu'elle nous interpr�tait, avec aisance et humour, sans cesser de siroter son caf� dans sa tasse �ferfouri � l�zard�e qu'elle appliquait de temps en temps sur sa tempe. Elle avait un mal de t�te persistant depuis qu'elle arriva un jour de tourmente hivernale, de la lointaine mechta Leghfafra (nord d'El Eulma) avec ses deux fils et trois cuill�res en bois accroch�es � sa ceinture, une ficelle (khait sbaoulo). Les yeux de ses enfants, v�tus de deleg (burnous en loques) paraissaient immenses, effet pernicieux de la peur et surtout la faim au ventre (faim sur faim jusqu'� la fin de leurs jours pour les indig�nes). Mon oncle les installa aussit�t. Nos mauvais r�ves, elle les imputait � l'exc�s de gros couscous (a�ch) au d�ner en lan�ant � l'entourage : � Rak ethouter ! Des rires fusaient, alors, � gorge d�ploy�e, instant de bonheur furtif. Nana Yemouna �tait toujours en veine de bavardage. Une douce pr�sence encourageante pour mes tantes laborieuses, la bont� m�me. Et pour ma m�re, un monde � nul autre pareil, une �me haute, qui avait souffert de la mort de ses parents en 1945, sans jamais savoir o� ils ont �t� ensevelis. Elle avait pardonn�, peut-�tre, avant de mourir, sauf au ca�d indicateur dont l'index tendu vers mes grands-parents est rest� imprim� dans ma t�te comme ce tr�s gros plan du binocle du film de SM Eisenstein Le cuirass� Potemkine. Elle avait aussi fait don d'une partie de son �tr�sor� d'objets en argent cisel� par des mains d'orf�vres autochtones, pour �sendouk ettadhamoun�. Tout en devisant avec elle, ma m�re p�trissait puis faisait cuire des galettes, vite emport�es par mon oncle, en r�ponse � nos questions niaises, ma m�re : �quesret el jiran� ( galette des voisins, destin�e en fait aux moudjahidine), et le fameux �matloue�, moelleux pain local, sur le �tajine� d�gageant une chaleur insupportable. La branche morte qui tombait alimentait illico presto le foyer. Le pain pr�t �tait morcel� en �chdeg, chdeg� par les voraces enfants aux yeux exorbit�s. Notre seul repas parfois et une aubaine rare. Quand elle ne lavait pas le linge dans une grande bassine en fer, ou roulait le couscous dans la fameuse et lourde �gassaa� en bois, un labeur harassant accept� depuis l'enfance ; elle filait (teghzel) la laine pour le prochain �hembel�, une couverture lourde et chaude pour l'hiver. Si ma m�moire d'enfant ne me fait pas d�faut, la collecte de la laine et le tissage ont dur� presque trois ans si ce n'est sept, comme la dur�e de la guerre. Une vraie besogne de P�n�lope. L'hiver, tout le monde d�sertait le pourtour de l'orme sur les branches duquel on �coutait le vent jouer de ses archets multiples, des complaintes jusqu'� l'aube. Ce vieil orme est un arbre de No�, h�te de toujours de g�n�rations enti�res d'oiseaux. Il me rappelle un autre arbre s�curisant o� se sont r�fugi�s une m�re et ses orphelins. Il �tait si haut qu'aucun des animaux sauvages, qui sommeillaient autour de son gigantesque f�t, n'a pu les atteindre. Un d�cor important d'un beau conte que nous racontait ma m�re, avant de tomber dans les bras de Morph�e, sans somnif�res, qui nous d�posait � la lumi�re de chaque matin. Le conte de ma m�re valait tous les flots de bavardages et d'images de toutes les t�l�s du monde, sans fard ni frais excessifs, juste ce qu'il faut de... naturel. Comme il active en ma m�moire, l'image de ce vieux fr�ne solitaire omnipr�sent dans les plans d'un beau western avec Dan Murray. Ou cet olivier, axe de toute la mise en sc�ne du film conte de Mohamed Azizi, L'olivier de Boulhilet. Ou alors, cette courte randonn�e, sous l'ombrage infini des immenses s�quoias de la for�t californienne, Muirwoods. Un �difice naturel de 2000 ans et plus, d'une beaut� extr�me o� un silence absolu vous happe. Des �tres, comme notre nechma, sous lesquels tout est vanit� humaine. J. B. Strauss, constructeur du c�l�bre Golden Gate Bridge, leur avait d�di� un po�me : Redwoods Here, sown by the creator's hand, The greatest of Earth's living forms, So shall they live, when ends your day, God stands before you in these trees. Il est l� (� quelques kilom�tres du caroubier sauveur de ma m�re, plant� quelque part entre kef bra�ka et b�ni Sekfel (beni Aziz) pr�s de l'oued Menaa en furie, � l'�poque. Enfant, elle avait pass� une nuit terrible entre ses branches, �chappant � une chasse � l'homme, les premiers jours d'un certain mai aux fleurs d�j� �closes, invitant, enfin, � la paix dans le monde), pas loin (du robinier, arbre monument m�moriel vivant, t�moin de la guerre d'Alg�rie, gardant une pelote de fil barbel� rouill�, au fond d'une entaille, telle une greffe de �l'histoire�, sans rejet vers l'oubli, depuis plus de soixante ans), tel qu'il �tait depuis la moiti� du vingti�me si�cle, �chappant par miracle, aux coupeurs de troncs. Quelqu'un a d�j� fait tabula rasa d'une dizaine de pins-parasols, perchoirs favoris de centaines d'aigrettes blanches. D�sorient�es, elles battaient d�sesp�r�ment des ailes. Lan�ant des cris m�lancoliques qui ajoutent au drame, tournoyant sans cesse, � la recherche vaine d'un rep�re, avant de migrer vers des lieux plus cl�ments. D'autres sont revenues. Un acte qui nous priva d'un rituel, leur d�part le matin puis leur retour, quand le soleil, d'un rouge feu, d�cline � l'horizon. Un grand bouleversement dans leur vie. Vie que perp�tue, bon an mal an, enechma gr�ce � ses fruits, des graines envelopp�es dans de minces et transparentes pellicules, emport�es par le vent automnal vers les alentours fertiles o� elles germeront pour devenir de futurs ormeaux.


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