«Quand on touche au foie d?une mère, elle devient un hérisson», dit un très vieux dicton. En Algérie, le symbole de l?amour maternel n?est pas le c?ur mais le foie. Ce conte explique, peut-être, pourquoi. L?on raconte jadis, qu?une veuve, appelée Mabeya, ne vivait que pour son fils Ali. Elle était très pauvre et sa tâche était bien rude car elle devait aider son fils, qui n?était qu?un pauvre paysan, à faire vivre ses nombreux enfants. Aux aurores, elle sortait pour accompagner Ali qui s?en allait couper du bois. Des heures durant, Mabeya rangeait les bûches dans le sac patiemment. En février, quand son fils élaguait les arbres, pliée en deux toute la journée, la pauvrette ramassait et triait les branchettes qu?elle attachait en fagots. Quand c?était la saison de la cueillette des olives, tandis qu?Ali gaulait, c?est-à-dire secouait à l?aide d?un long roseau, feuillage et branchages, provoquant ainsi une pluie d?olives, Mabeya ramassait, sans lever la tête des heures entières, le précieux fruit. Le soir, à petits pas, péniblement, elle allait porter les sacs d?olives à l?huilerie du village. Au printemps, quand Ali tondait les moutons, elle lavait et battait de toutes ses forces la laine puis l?effilochait en jolis flocons blancs. C?était du travail pour les longues journées d?hiver lorsque la neige les faisait prisonniers dans leur cabane et déroulait son épais tapis blanc au pied de tout le village. Mabeya, toujours aux côtés de son fils qui sculptait des pièces de bois, filait sans s?arrêter. Elle tissait des tapis aux motifs naïfs et multicolores ou un burnous pour l?un de ses petits-fils ou un mendil. Le printemps venu, elle s?en retournait dans la forêt, mais jamais elle ne rentrait les mains vides ; après le ramassage du bois, elle coupait des branches de jonc, les tressait en corbeille qu?elle emplissait de figues sauvages, d?arbouses vermeilles, de groseilles ou de mûres qui agrémentaient le repas du soir. A midi, elle ne rentrait pas de la forêt ; elle servait Ali et le regardait manger avec amour. Le repas fini, il faisait une petite sieste. Alors, la pauvrette grignotait les restes du repas. En été, lorsque son fils moissonnait et ramenait à la maison de gros sacs de blé bien doré, elle mettait entre ses vieilles jambes la meule de pierre et faisait tourner à l?aide d?un bâton la grosse pièce mobile qui écrasait le blé. Après l?avoir moulu, elle blutait la mouture : elle passait ce qu?elle avait obtenu dans différents tamis : tamis fin pour la farine, tamis moyen pour la semoule ; ce qui restait dans la gas?a (plat creux), elle le roulait pendant des heures en grains de couscous qu?elle passait aussitôt à la vapeur et qu?elle étalait ensuite sur des draps bien propres pour le faire sécher. De temps à autre, elle saisissait une poignée de couscous qu?elle laissait filer entre ses doigts, en fine pluie ; quand les grains tintaient, son couscous était sec. Elle l?entassait alors avec mille précautions dans les sacs de percale blanche et l?offrait alors à sa belle-fille. Celle-ci, la bouche en c?ur, lui faisait remarquer que «le grain n?est pas assez fin !» ou encore «le couscous de cette année est bien brun !» ou d?autres gentillesses de ce genre? Alors, Mabeya s?emportait et des disputes interminables s?ensuivaient. Mais un jour, la vieille femme perdit la vue. Sa bru la relégua dans un coin et lui en voulut de tout ce dont elle les privait. En effet, à présent : Plus de branchettes qui rendaient le feu si gai, Plus d?huile d?olive qui miroitait sur les mets qu?on servait, Plus de chauds burnous ni jolis tapis. Plus de fruits qui sucraient si bien le repas, plus de farine, donc plus de gâteaux. Plus de semoule, donc plus de galette. Plus de couscous, plus de repas de fête. La méchante bru ne supportait pas de voir, à longueur de journée Mabeya assise à la maison à ne rien faire. Tout était prétexte pour provoquer des disputes sans fin. La belle-fille s?empressait alors d?aller se réfugier chez ses parents, abandonnant ainsi sa nichée d?enfants. (à suivre...)