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Lettre � Edwy Plenel
Publié dans Le Soir d'Algérie le 24 - 01 - 2013

J�ai lu avec beaucoup d'�motion votre hommage � Georges Guingouin, chef du plus grand maquis de la r�sistance fran�aise, le maquis du Limousin, � l�occasion de la diffusion sur France 3 du film que Fran�ois Marthouret lui a consacr�.(1)
Guingouin ressemble � tous ces h�ros, les n�tres, les v�tres, Moulin, Ben Boula�d, Aubrac, Ben M�hidi, Ourida Meddad, ces chefs de maquis qui g�naient, comme dirait Raymond Ruffin, ceux-l� qui ont choisi de renoncer au bonheur de vivre pour s'astreindre au devoir de nous �viter le d�shonneur de la servitude. C�est � ce titre que Georges Guingouin est apparu dans un de mes romans paru en 2010, en France et en Alg�rie.(2) Gabril, le p�re de Yousef, personnage central du roman, un descendant de combattants internationalistes kabyles, s'�tait, en effet, engag� dans la R�sistance sous les ordres de Guingouin, pendant que Yousef bataillait sur le front de Normandie, lib�rant, de bourg en bourg, de corps en corps, la France de l'occupant nazi. Dans l�esprit du roman, il s'agissait, avant tout, de rappeler que des Alg�riens ont particip� � la lib�ration du monde, et que le monde envoya en retour � l'Alg�rie ses meilleurs fils pour accompagner le combat d�sesp�r� de son peuple. Ils �taient nos fr�res de souffrance par engagement militant, philosophique ou m�me chr�tien, � l'image de Paul- Albert F�vrier, lecteur assidu et passionn� de saint Augustin et dont l'ami Khemissi d'A�n Oulm�ne suit inlassablement les traces. Leur vie, dites-vous, est de celles qui, par leur modeste grandeur, sauvent l�esp�rance pour demain. C�est l�un des paradoxes de ces temps sans m�moire qu�il nous faille solliciter les morts pour enseigner la vie aux vivants. Mais c�est que dans les bruyantes mondanit�s litt�raires et m�diatiques qui sont les n�tres aujourd�hui, ces hommes et ces femmes n'ont plus de place. On leur pr�f�re les humeurs de G�rard Depardieu, les path�tiques combines politiciennes du bunker alg�rois ou les frasques sexuelles de DSK. Ce n'est pas un �oubli�. C'est une d�cision strat�gique. Les ombres grandioses de ces cr�atures d�exception p�sent sur la conscience de ceux qui, chez vous en 1940 comme chez nous hier et aujourd�hui, accompagn�rent l�abaissement national. On commence par renier, puis par falsifier et on finit sous-traitant de l'arm�e de l'ancien colonisateur, en route, cette fois-ci, vers le voisin malien ! Tout �a pour dire, cher confr�re, que l'obstination du t�moignage dont vous faites preuve a quelque chose de significativement p�dagogique en ces temps domin�s par l�obstination du mensonge. Il nous faut tenter de payer un peu de nos dettes � tous ces Guingouin guett�s par la terrible destin�e du soldat inconnu. L�histoire de ces �tres d�volus au bien, comme celle de Georges Guingouin, humili�, calomni�, battu � mort par ses ge�liers, ceux-l� m�mes qui avaient servi le r�gime de Vichy, rappelle qu�au temps de la grandeur a souvent succ�d� �le temps des habiles et la revanche de ceux qui manqu�rent de courage�, le temps de la d�ch�ance morale. Et que fut la colonisation sinon une immense entreprise de d�ch�ance morale ? En revenant de guerre et de Berchtesgaden o� il vit br�ler Hitler, Yousef apprit la mort de son p�re Gabril et de sa compagne Aldjia, le premier dans le plus grand massacre de civils commis en France par les arm�es nazies : Oradoursur- Glane, lorsque la France tremblait ; la seconde dans le plus grand massacre de civils commis en Alg�rie par les arm�es fran�aises : S�tif, le jour o� cette m�me France dansait. Qui, d�Aldjia ou de Gabr�l, mourut d�une mitrailleuse fran�aise ? et qui p�rit d�une rafale allemande ? Dans le r�cit des deux carnages, Yousef n�a vu qu�un seul doigt noir appuyer sur la d�tente � le doigt de la main meurtri�re qu�agita l�escadron fran�ais de la garde r�publicaine pour semer la mort � S�tif, P�rigotville, puis � Kherrata, Colbert, et Saint- Arnaud ; c��tait aussi la main des Panzer-grenadiers de la Waffen- SS massacrant hommes, femmes et enfants d�Oradour-sur-Glane ! Une seule et m�me main ivre de haine. Dieu qu�ils se ressembl�rent dans leur mani�re hyst�rique de donner la mort, les nazis et les fils du deuil limousin, ceux-l� m�mes qui n'auraient jamais d� oublier l'odeur de leur propre chair calcin�e ! Oui, ces hordes de tueurs amn�siques qui firent de S�tif un charnier, avaient les traits de ces gendarmes fran�ais, de ses policiers et de ces juges dont vous dites qu'ils avaient servi, sans mot dire, voire avec z�le, le r�gime de Vichy, et qui humili�rent en 1953 Georges Gingouin, l'ont calomni� et battu avec sauvagerie. C'�tait la m�me France haineuse et amn�sique, la France qui sortait d'une collaboration pour entrer dans la r�pression. Ils avaient d�abord parqu� les habitants, grands et petits, jeunes et vieux, place du Champ-de-Foire � Oradour, et dans la cour des casernes � S�tif. Un Waffen-SS alsacien � Oradour, un ca�d � S�tif avaient traduit aux damn�s les propos du commandant Diekmann et ceux du commissaire Olivieri. Puis ils avaient tir� avec des mitrailleuses et des chars, sur des visages h�b�t�s. Alors, comment ne pas voir dans le refus des dirigeants fran�ais de faire repentance pour les crimes coloniaux, non seulement une fa�on d�interdire � leurs concitoyens de regarder leur pass� dans ce qu'il a aussi de plus abject, mais aussi et surtout un d�lit de silence sur les besognes de ceux-l� qui ont sali l'honneur de la France de 1789, la France des Lumi�res ou celle de la R�sistance. Car, oui, la France de S�tif s'�tait habill�e en Panzerdivision d'Ouradour. Les t�moins racontent qu'� Oradour puis � S�tif, les assassins allemands et fran�ais, comme effray�s devant leur propre barbarie, avaient tenu � cacher � Dieu, aux hommes et sans doute aussi � eux-m�mes, le spectacle de leur folie meurtri�re. A Oradour, ils avaient enterr� les cadavres dans des fosses derri�re l��glise, apr�s les avoir recouverts de paille et y avoir mis le feu ; � S�tif, ils avaient creus� des trous semblables dans la for�t qui surplombe la ville, recouvert les corps de chaux avant de les y entasser, puis de damer le sol. Yousef, devenu mendiant du cimeti�re, et Guingouin, posent sur ce monde amn�sique le m�me regard d�sabus�. L� o� Guingouin, se basant sur la philosophie de l�Histoire, conc�de que les pr�curseurs ont toujours tort et que l��preuve pass�e, c�est le temps des habiles et la revanche de ceux qui manqu�rent de courage, Yousef, lui, le relaye pour dire que les morts ont tort si apr�s leur mort il n�y a personne pour les d�fendre. Du reste, je les vois, aujourd�hui encore � Alger, traversant nos existences en survivants d�sabus�s, nos Guigouin. Ils s�appellent Yaha Abdelhafidh, Azzedine Zerrari, Djamila Boupacha, Djamila Bouhired, Annie Steiner, seuls et perplexes, seuls de cette solitude glaciale qu�on porte dans le c�ur, � l�insu du monde, seuls au milieu des tornades et des giboul�es de forfaitures, accabl�s par le spectacle de la patrie qu�ils ont lib�r�e, celle-l� autrefois fantasm�e et qui n�est plus, aujourd�hui, que la patrie de la peur et du silence. Je retiens de votre travail et de celui de Fran�ois Marthouret, qu'il faut enfin donner raison � Georges Guingouin : il est l'heure de rendre la m�moire au peuple. A la France du d�ni et du bras d�honneur, � celle qui, de la bouche des officiels, refuse de faire repentance de ses crimes coloniaux ou celle qui, sous les traits hyst�riques de Marine Le Pen, s�en revendique, � la France fig�e dans le refus de regarder en face tout pass� qui bousculerait le pr�sent, vous aurez oppos� l�implacabilit� du souvenir et rappel� qu�il y eut aussi et surtout une autre France, celle qui vous tient � c�ur, la France de la bravoure et de la g�n�rosit�.
M. B.
* Directeur du quotidien alg�rien Le Matin (suspendu par les autorit�s alg�riennes) et auteur.
(1) Le grand Georges.
(2) Le mensonge de Dieu, 2010. Edition Michalon


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