Entrepreneurs, pouvoir et société en Algérie est le quatrième livre de Nordine Grim après L'économie algérienne, otage de la politique, Les leaders de la nouvelles économie algérienne etL'interminable transition. Inaugurées avec le début du règne du défunt Chadli Bendjedid, les réformes économiques, qui marquent une rupture dans la douleur avec le système dirigiste de l'option socialiste, restent paradoxalement d'une grande actualité. Censées booster l'entrepreneuriat, ces réformes marquent le pas et n'arrivent pas à répondre aux attentes. Les vieux démons ont la peau dure. Face aux défis qu'impose une entreprise réussie, les mentalités sont restées inchangées dans leurs préjugés vis-à-vis des patrons privés — exploiteurs qui ne pensent qu'à s'enrichir. Même les chefs d'entreprises publiques, craintifs par rapport au pouvoir politique et le jeu de l'administration (tutelle), sont accusés de la faillite de l'entreprise dont on leur a confié la gestion. La dépénalisation de l'acte de gestion (article 26 du code pénal), promise en février 2011 par Bouteflika, n'est toujours pas appliquée. Voilà qui hypothèque toute prise de risque et encourage l'immobilisme. Plus grave, le clivage public/privé met les élites économiques sur le terrain glissant des dérives de toutes sortes. Pourtant, le discours dominant est à l'entrepreneuriat, les PME-PMI, l'emploi des jeunes, la résistance à la donne introduite par la mondialisation... Le Soir d'Algérie : Vous «inaugurez» votre dernier livre Entrepreneurs, pouvoir et société en Algérie par une préface signée Arezki Idjerouidène — un exemple de réussite à l'étranger — qui n'est autre que le patron de Gofast- Aigle Azur. Voilà qui nous introduit sans transition dans le débat sur le privé algérien... Nordine Grim : Il était utile de savoir comment un entrepreneur algérien qui peine à monter une affaire dans son propre pays réussit plus aisément à le faire sous d'autres cieux. Arezki Idjerouidène, qui est un exemple indéniable de réussite d'un Algérien à l'étranger, a su mettre en évidence, à travers la présentation du livre, que l'échec de trop nombreuses initiatives entrepreneuriales en Algérie n'est pas dû, comme on pourrait le croire, à une tare congénitale propre aux Algériens, mais à l'insuffisance, voire même l'absence totale de catalyseurs de l'entrepreneuriat que sont, entre autres, la liberté d'entreprendre, l'autonomie de gestion mais, plus encore, la stabilité juridique et institutionnelle. En parfait connaisseur de l'entrepreneuriat dans l'immigration, le patron de Gofast-Aigle Azur apporte, chiffres à l'appui, la preuve de la capacité de nos compatriotes à réussir de bonnes affaires à l'étranger et, notamment, dans les pays comme la France, la Belgique, le Canada et les Etats-Unis d'Amérique, où l'environnement des affaires est particulièrement favorable. Selon le chiffre très éloquent donné par le très sérieux Institut de statistiques économiques français (INSEE), les immigrés d'origine algérienne auraient créé pas moins de 99 000 entreprises et offert un peu plus d'un million d'emplois en France en 2001. Les créations d'entreprises auraient considérablement augmenté durant ces dix dernières années, sous les effets conjugués de nombreuses déterminations parmi lesquelles on citera pêle-mêle, la fuite des capitaux, l'exode des élites algériennes, l'amplification des courants d'affaires entre l'Algérie et la France, etc. Le nombre total d'entreprises détenues par nos compatriotes de l'émigration dépasseraient aujourd'hui allégrement les 150 000, selon les estimations de certains réseaux d'expatriés. Dans votre livre, on peut dire que vous n'êtes pas allé avec le dos de la cuillère, on est même tenté de croire qu'il s'agit là du livre noir de l'entrepreneuriat en Algérie... Ce n'était en tout cas pas du tout l'objectif du livre à la faveur duquel j'ai tenté, autant que faire se peut, établir un état des lieux réaliste des entreprises et des entrepreneurs algériens qui, comme vous le savez, n'ont, pour diverses raisons, jamais fait bon ménage, aussi bien avec les autorités politiques, qui ont souvent cherché à les marginaliser, qu'avec la population algérienne qui continue, aujourd'hui comme par le passé, à éprouver une certaine méfiance à leur égard. L'action des pouvoirs politiques, à quelques très rares exceptions près, a en effet de tout temps consisté à s'appuyer sur les entreprises publiques aux ordres de l'administration et à contenir les entreprises privées, maintenues en état de fragilité permanent, à la périphérie du secteur public économique. L'idéologie socialiste portée au paroxysme par la Charte nationale de 1976 dont sont, aujourd'hui encore, fortement imprégnés aussi bien les gouvernants que la société algérienne dans son ensemble a fortement contribué à ternir la perception sociale de l'entrepreneur privé algérien en le présentant comme un danger potentiel pour le pays. «A aucun prix l'Etat ne doit contribuer à créer une base industrielle au profit de la bourgeoisie locale qu'il se doit de limiter par des mesures appropriées», est-il expressément édicté dans un chapitre de cette charte qui avait établi, quinze années durant, un consensus franchement hostile aux entrepreneurs privés. Les tentatives de réhabilitation des entreprises à la faveur des réformes de 1988 parviendront à tempérer quelque peu cette hostilité, mais faute de volonté politique forte et sans équivoque à leur adresse, le privé algérien continue aujourd'hui encore à pâtir de malveillants traitements à son égard. Le blocage d'investissements, l'instabilité juridique sciemment entretenue au moyen des lois de finances complémentaires, les entraves multiformes à l'essor des entreprises de production, l'octroi sélectif des commandes publiques, etc., constituent autant de moyens sournois mais efficaces pour confiner le privé dans un rôle de simple sous-traitant du secteur public, tout en veillant à ce que son expansion ne prenne pas trop d'ampleur. Le décor que vous en faites n'incite pas du tout à l'optimisme : le privé victime de discrimination, les chefs d'entreprises publiques : des «délinquants» accusés de tous les maux et pour clôturer le tout une société qui les soupçonne d'être plutôt enclins à se remplir les poches que d'œuvrer au bien de la collectivité... C'est malheureusement une réalité forgée par l'histoire du pays. Aux toutes premières années de notre indépendance déjà, le premier chef d'Etat algérien menaçait d'envoyer au hammam les quelques entrepreneurs qui existaient à l'époque. Des entrepreneurs aussi emblématiques que Hamoud Boualem, Tamzali, Benchicou, Mehri et autres ont dû se résoudre à quitter le pays après que leurs biens furent nationalisés. Quelques années plus tard, la Charte nationale opérera un rejet doctrinal du «privé exploiteur» en stoppant net toute velléité de création d'entreprises privées. Il faudra plusieurs années pour lézarder ce dogme et réhabiliter quelque peu la libre entreprise. Les autorités politiques en charge de la mise en œuvre des réformes économiques toutefois craignent de tenir un discours clair et sans équivoque en faveur de la libre entreprise, comme si elles redoutaient d'être taxées de capitalistes. Un terme que nos gouvernants éviteront à employer, même s'ils s'enorgueillissent d'avoir fait muter l'Algérie de l'économie socialiste au système de marché. L'ambiguïté du discours politique, le reniement des engagements pris en leur faveur, les poursuites pénales et autres entraves juridico-administratives continuent, aujourd'hui encore, à régir le quotidien du privé algérien comme pour le maintenir en état d'instabilité et de fragilité permanent. Quant aux entreprises publiques que les autorités politiques algériennes qualifient aujourd'hui encore d'épine dorsale de l'économie, en les faisant bénéficier de nombreux et coûteux privilèges (assainissements financiers à répétition, octrois de commandes publiques, etc.), elles sont gérées, comme vous le savez, non pas par des managers qualifiés bénéficiant de l'autonomie de gestion et soumis l'obligation de résultat, mais par des «fonctionnaires » aux ordres de «tuteurs» qui les ont placés à ces postes ou leur ont permis de s'y maintenir. Des moyens légaux sujets diverses interprétations à l'instar du code pénal sont mis en place pour maintenir leur docilité à leur égard. Un chef d'entreprise auparavant adulé pour son intégrité et sa compétence peut ainsi, du jour au lendemain, être traîné devant les tribunaux et se voir infligé de lourdes peines avant qu'un procès en appel ne proclame, comme c'est très souvent le cas, son innocence. D'où cette perception détestable de «délinquant potentiel» qui continue aujourd'hui encore à affecter les cadres dirigeants des entreprises publiques. Votre démarche d'économiste se double, si j'ose dire, de la casquette de sociologue au regard du constat que vous faites sur l'origine familiale du capital (loin des banques) de la nature et le fonctionnement de l'entreprise privée qui reste circonscrite dans un espace étriqué quant à son développement... Effectivement, l'entreprise privée algérienne est avant tout une affaire familiale. Dans l'écrasante majorité des cas, il y a, à l'origine de la création d'une société privée, la mise en commun de recettes détenues par un groupe familial. A quelques très rares exceptions de sociétés qui ont pu mettre à contribution les banques, la capitalisation des entreprises privées résulte plus généralement de la mise en commun d'actifs (argent, bijoux de famille, biens immobiliers) appartenant exclusivement à des membres d'une même famille, parmi lesquels figurent parfois des individus issus d'alliances matrimoniales. Fait nouveau, les femmes (épouses, filles, belles-sœurs, etc.), autrefois exclues de la sphère décisionnelle de création d'entreprises, occupent, depuis ces vingt dernières années, une place non négligeable dans le processus de création et de répartition patrimoniales de l'entreprise familiale, en prenant dans des cas de plus en plus nombreux, la direction de l'entreprise ou d'une filiale. Cette manière de créer des entreprises en les maintenant strictement sous le giron familial a, certes, l'avantage de souder tout un groupe familial autour d'un projet entrepreneurial mais il présente, de par le refus du concours financier des banques, l'inconvénient de maintenir ces entreprises en état de sous-capitalisation chronique. La taille réduite des entreprises privées, la rareté des investissements, l'archaïsme de leur management, leur manque de compétitivité et d'agressivité commerciale s'expliquent en grande partie par ce repli sur soi. Un repli qui, fort heureusement, tend à disparaître si on se réfère au volume de crédits bancaires autrement plus importants (environ 25% des crédits à l'économie contre seulement 7% dix années auparavant) qui leur furent octroyés au cours de ces cinq dernières années. Malgré les mesures prises, l'entrepreneur privé reste craintif quant aux entraves diverses de l'administration et serait ainsi mis dans l'obligation de s'inscrire dans la logique d'appartenance à des réseaux de clientèles, une sorte de parrain mafieux, qui lui assure protection, se convertit dans l'informel, «l'import-import » ou disparaît... C'est également le résultat de l'histoire. N'oubliez pas que la libre entreprise est jeune, voire même très jeune puisqu'elle n'a eu officiellement droit d'exister que depuis la promulgation de la Constitution de 1989 dont l'article 37 accorde enfin aux entrepreneurs, mais sans plus de détails, «la liberté de commerce et d'industrie». La marginalisation dont ils ont longtemps souffert a créé chez bon nombre d'entre eux un sentiment de clandestinité, assorti d'une conviction d'extrême fragilité qui requiert d'indispensables appuis de certains cercles du pouvoir ou, à défaut, de réseaux clientélistes. Dès lors qu'une entreprise, aussi bien intentionnée soit- elle, entre dans cette logique, toutes les dérives, parmi lesquelles l'informel, la spéculation, la fuite de capitaux à l'étranger, la corruption et la constitution de réseaux mafieux, pour ne citer que les plus apparentes, deviennent possibles. On est donc loin de l'esprit des réformes de 1988 encourageant le privé et la Constitution de 1989 qui consacre cette volonté de l'affranchir ? L'état peu reluisant dans lequel se trouve l'entreprise privée algérienne réside précisément à ce niveau. Il y a, certes, eu des réformes et toute une batterie de textes réglementaires qui permettent aux entreprises privées d'exister et d'activer dans leurs domaines de prédilection, mais il n'y a par contre jamais eu de consensus clairement assumé par l'autorité politique quant à la légalité de leur création, toujours soumise à autorisation préalable de l'administration. Il en est de même pour les investissements également soumis à autorisation. Avec ces deux leviers, les pouvoirs publics ont la possibilité d'interrompre à tout moment la création de nouvelles entreprises et la croissance de celles qui sont en activité. C'est dire à quel point l'entreprise algérienne est vulnérable. Le seul consensus qui a existé et qui continue aujourd'hui encore à porter préjudice au secteur privé est celui de son rejet pur et simple par la Charte nationale de 1976 qui, faut-il le rappeler, résulte d'un très large débat public franchement hostile à l'entrepreneuriat privé. La population algérienne et bon nombre de ses dirigeants en sont aujourd'hui encore fortement imprégnés. L'organisation d'un débat de ce genre qui, a contrario, légitimerait l'entreprise privée comme lieu de création de richesses et les entrepreneurs comme d'authentiques et respectables acteurs du développement, est à souhaiter si on veut mettre fin à la schizophrénie qui caractérise les relations qu'entretiennent aujourd'hui encore le pouvoir et la société avec les entrepreneurs, notamment privés. Le chef d'entreprise publique n'est pas mieux loti ? C'est tout à fait vrai. Nous avions montré plus haut que le pouvoir n'était pas du tout intéressé d'avoir à la tête des entreprises nationales des managers autonomes et seulement tenus par l'obligation de résultat managérial, mais seulement des gestionnaires à ses ordres. Le code pénal rédigé spécialement à l'effet de maintenir les dirigeants d'entreprises publiques en situation de «présumés coupables» en fera des gestionnaires dociles et toujours prêts à répondre favorablement aux sollicitations des tutelles administratives. C'est sans doute pour cette raison qu'aucun des gouvernements qui se sont succédé à la tête du pays n'a pris la peine de retirer cette épée de Damoclès qui continue, aujourd'hui encore, à pendre au-dessus de la tête des cadres dirigeants des entreprises nationales, en dépit des récurrentes déclarations d'intention. Pourquoi ce retour au dirigisme d'Etat avec le président Bouteflika alors que nous sommes censés être dans une économie de marché, capitaliste ? Des entreprises publiques aux ordres permettent de rendre d'énormes services aux tenants du pouvoir. Elles permettent de maintenir contre le bon sens économique un certain niveau d'emplois. Elles permettent également au syndicat satellite UGTA de justifier son existence, car il ne faut pas perdre de vue que ce dernier n'est présent que dans le secteur public, les faibles effectifs de la plupart des entreprises privées ne justifiant pas la présence de syndicats d'entreprises. Il ne faut, par ailleurs, pas perdre de vue que le président Bouteflika a, à maintes reprises, affirmé son attachement au contrat social des années 1970 en allant même jusqu'à attribuer tous les maux du pays au fait de s'en être écarté à la faveur de la Constitution de 1989 et des réformes économiques et sociales qui en ont suivi. Aujourd'hui encore, le problème du climat «délétère» des affaires et l'instabilité juridique demeurent des entraves de fond au développement du privé en dépit des mises en garde répétées du Forum des chefs d'entreprises de Réda Hamiani... L'Algérie a plus que jamais besoin d'un consensus favorable aux entrepreneurs, notamment privés, officiellement consacré par la promulgation d'un texte doctrinal résultant d'un large débat du type de celui qui avait précédé l'adoption de la Charte nationale de 1976. Tout un travail de rapprochement de la société et du pouvoir en direction des entrepreneurs devrait être préalablement engagé à l'effet de consacrer l'utilité, l'importance et l'intérêt particulier que l'Etat et la société devront accorder à ces acteurs désormais perçus, non pas comme des délinquants potentiels, mais comme des créateurs de richesses. Ces derniers devraient constamment bénéficier de la présomption d'innocence quant à l'origine de leurs richesses, à moins que la justice, et uniquement elle, n'apporte la preuve contraire. Aucune amélioration durable ne saurait être apportée au climat des affaires sans cette préalable réhabilitation politique et sociale des entrepreneurs. On ne peut sérieusement envisager une embellie du climat des affaires qu'après que ce geste hautement symbolique de reconnaissance serait accompli. Chérif Rahmani, ministre des PME-PMI et de la Promotion de l'investissement, a préconisé la mise en place d'un «conseil de facilitation pour le développement de l'entreprise». Quelle lecture faites-vous d'une telle proposition émanant d'un membre du gouvernement ? Toutes les bonnes initiatives sont bonnes, mais, cette fois encore, c'est au niveau de l'application que cette énième institution de promotion de l'investissement fera ou non preuve de son utilité et de son efficacité. Des entreprises naissent et d'autres disparaissent, c'est la logique même de l'économie de marché. Plus d'un million d'entreprises privées sont nées selon un bilan de l'ONS établi en 2011 ? Cela ne tempère-t-il pas votre pessimisme ? Il est vrai que la démographie des entreprises privées a connu un essor remarquable tout au long de ces vingt dernières années. Il faut toutefois se rendre à l'évidence que l'écrasante majorité des sociétés nouvellement créées (plus de 90%) sont de très petites entreprises, ce qui est tout à fait normal au regard de la très courte trajectoire de l'entrepreneuriat privé algérien. Ce qui est à déplorer est la faible espérance de vie de ces entreprises au détriment desquelles le climat des affaires délétère exerce un effet malthusien. Son effet destructeur est d'autant plus puissant que ces petites entreprises sont pour la plupart sous capitalisées et gérées par des patrons qui n'ont pas l'expérience et la formation managériale requises. Il faut par conséquent rester très prudent sur le solde des entreprises qui auront la chance de subsister après quelques années d'activité. Il faut avoir à l'esprit que durant les années 2010 et 2011, ce sont pas moins de 50 000 PME qui ont disparu du fait de toutes les contraintes que nous avons énumérées plus haut. Vous critiquez aussi le fait que les entreprises publiques aient la part belle comparativement au privé qui ne bénéficie que de la portion congrue des projets de développement ? C'était effectivement la réalité il y a un peu plus de vingt années pour les raisons que nous avions explicitées plus haut, à savoir l'appui de l'Etat algérien sur les sociétés nationales considérées comme l'épine dorsale de l'économie, le confinement du privé dans les activités de sous-traitance du secteur public, l'octroi du commerce extérieur à des monopoles publics, etc. Depuis la libéralisation de 1988, les entreprises privées de plus en plus nombreuses et présentes dans un très large éventail de branches d'activités économiques ont ravi aux entreprises publiques de nombreuses parts de marchés et d'activités d'importation. On sait, à titre d'exemple, qu'elles réalisent pas moins de 80% des programmes de construction de logements et d'équipements sociaux et qu'elles importent l'essentiel des produits de consommation. La réalisation des grands projets infrastructurels, généralement confiée aux sociétés étrangères et aux entreprises publiques, tirant à leur fin il n'y aura à l'avenir que des petits et moyens chantiers à confier aux entreprises. Le privé dimensionné pour les petits ouvrages aura de ce fait davantage de chances de capter les commandes publiques notamment au niveau de nos nombreuses collectivités locales. En conséquence, pensez-vous qu'une économie aussi fragile que la nôtre — c'est le cas de tous les pays sous-développés, y compris les pays émergents — puisse survivre sans le soutien multiforme et un rôle central de l'Etat ? Un Etat régulateur, incitateur et répressif contre les contrevenants ne peut, à l'évidence, faire que du bien. En revanche, un Etat rentier, bureaucratique et ramant à contrecourant de l'histoire, est de nature à bloquer, non seulement l'économie, mais également l'ascension de toute la société vers le progrès et la modernité. Il faudra donc être très vigilant sur le sens que l'on donne à ce soutien multiforme dévolu à l'Etat central, car quand il y a trop d'Etats toutes les dérives (bureaucratie, autoritarisme, corruption, etc.) deviennent possibles. A court terme, le démantèlement des barrières douanières n'augure rien de bon compte tenu de cette fragilité... Je ne connais pas un seul pays au monde qui a économiquement sombré du fait qu'il ait libéralisé son commerce. Bien au contraire l'ouverture économique régie par l'adhésion l'OMC ou à des zones de libre-échange contraint de nombreux pays à innover dans divers domaines pour améliorer leurs performances productives. C'est à la faveur de cette ouverture que des nations autrefois refermées sur elles-mêmes sont devenues des pays émergents. Si choc négatif de l'ouverture il y a, comme c'est le cas de l'Algérie, il faut chercher la raison dans la qualité des négociations avec les partenaires concernés, mais aussi et surtout, dans la qualité de la gouvernance qui prévaut aujourd'hui encore dans le pays. Mon avis est que les problèmes de l'économie algérienne ne résident pas dans les réformes déjà mises en œuvre mais dans toutes celles que nos gouvernants ont, pour une raison ou une autre, annulées, différées ou refusé d'appliquer. Vous avez occulté deux réalités fondamentales que sont l'absence de culture managériale et de formation solide chez les dirigeants des entreprises, d'où les graves problèmes de gestion toujours d'actualité par ailleurs... J'ai largement évoqué le problème dans un des chapitres de l'ouvrage en soulignant la part ridiculement faible de budget que consacre l'Etat à la formation de top managers et, dans l'immédiat, à la mise à niveau des cadres dirigeants déjà en poste. Nous avons même suggéré d'allouer autant de capitaux à la formation des ressources humaines que ceux destinés à la réalisation de certains projets infrastructurels dont la gestion requiert de la technicité et du savoir-faire. La réponse ne peut évidemment venir que de l'Etat qui tient les cordons de la bourse et peut prendre une décision aussi fondamentale. En matière de ressources humaines, vous avez aussi ignoré la faiblesse d'une main-d'œuvre d'essence rurale au demeurant, produit d'une politique volontariste et populiste, qui s'est avérée inadaptée pour la mise en marche performante de l'outil de production-bâtiment et industrie ? Le problème de l'inadaptation de la main-d'œuvre d'essence rurale aux techniques et méthodes de production modernes est bien réel. Il s'est même aggravé avec la surprotection dont bénéficient les travailleurs absentéistes ou, comme c'est souvent le cas, peu ardents au travail. Ce qui est navrant est de constater que ce problème n'est pas nouveau puisqu'il s'était déjà posé avec acuité dès le début des années 1970 avec la mise en œuvre des plans de développement qui requéraient de la main-d'œuvre nombreuse et qualifiée, notamment dans le bâtiment et les nouvelles unités industrielles. Il a beaucoup été question de qualifier cette main-d'œuvre dans les centaines de centres et autres instituts de formation professionnelle qui avaient été construits à cet effet. Sur le terrain, le résultat est à l'évidence décevant puisqu'on continue aujourd'hui encore à se plaindre du même problème. Seul un état des lieux sans complaisance de la formation professionnelle en Algérie serait de nature à mettre en évidence les véritables causes de cet échec et prendre en conséquence les mesures de redressement qui s'imposent. Compte tenu de ce qui précède, quel est l'avenir pour une économie dont le budget de l'Etat est puisé dans le fonds de régulation des recettes pétrolières au lieu de la fiscalité ordinaire (impôts et taxes). Autrement dit, les entreprises publiques et privées ne créent pas de richesses dont c'est la pourtant la vocation première... Elles pourraient certainement en créer plus si on permettait à celles qui existent déjà de fonctionner à l'optimum et à ceux qui envisagent de créer de nouvelles entreprises de le faire dans les délais plus courts possibles. Les procédures préalables aux autorisations d'investissement et à la création de nouvelles entreprises (sous d'autres cieux une simple déclaration suffit) entravent l'entrée en activité de milliers d'investissements productifs et de sociétés de diverses natures, privant ainsi le fisc d'une importante manne financière. En bloquant avec autant de zèle les entreprises, les autorités concernées causent un énorme préjudice financier (ressources fiscales en moins) et humain (pas de création d'emplois) à notre économie. Peut-être une dernière question sur l'élite algérienne expatriée estimée à 300 000 personnes susceptible de s'impliquer en nombre pour sauver l'économie... Nos élites expatriées se tiennent constamment informées de tout ce qui se passe de nouveau en Algérie. Je pense qu'il n'y a rien de mieux qu'un constat d'amélioration du climat des affaires pour susciter chez ceux qui en ont le désir et évidemment les moyens, une éventuelle implication dans le développement de leur pays d'origine. Il faut savoir que le patriotisme et autres appels démagogiques, dont les gouvernements algériens avaient usé et abusé dans le passé, ne font plus recette. Nos émigrés qui adorent leur pays souhaitent tous, sans exception, être gratifiés pour leurs contributions intellectuelles et pour ceux qui choisiront d'y lancer des affaires, de gagner un maximum d'argent. A l'avenir, le rôle de l'Etat devrait donc consister à concilier du mieux possible les intérêts des différentes parties. B. T. [email protected] * Ancien cadre de l'administration centrale et du secteur public économique, Nordine Grim est un observateur privilégié de la scène économique algérienne. Il est au fait du dossier des réformes puisqu'il a contribué à leur mise en œuvre au niveau des fonds de participation et des holdings publics dans lesquels il a travaillé durant plus de 10 ans. Il a également eu à gérer d'importantes unités économiques du secteur du bâtiment et les problèmes inhérents à la gestion des entreprises publiques économiques. * Entrepreneurs, pouvoir et société en Algérie -187 pages-850 DA.Casbah Editions. Quelques chiffres cités par l'auteur - L'investissement privé recourt à l'épargne familiale ; les banques ne jouant pas le jeu (refusent le risque inhérent avec l'entrepreneuriat). - 600 000 entreprises privées sont nées durant cette dernière décennie. - Le privé c'est 80% du PIB hors hydrocarbures. - Désertification industrielle : en 4 ans, l'Algérie a vu la disparition de 50 000 PME industrielles. - Import-import : les sociétés de négoce passent de 12 000 à 40 000 aujourd'hui. - Démantèlement des barrières tarifaires = disparition d'entreprises industrielles qui se convertissent dans l'informel. - L'informel en 2010 : 1,7 million d'emplois soit 20% de la population active, 17% de l'ensemble des revenus des ménages, 400 milliards de pertes de recettes budgétaires pas de cotisations sociales, fiscales et parafiscales. - 1 million d'entreprises privées créées ces 20 dernières années mais 600 000 (92%) sont de très petites tailles et n'ont que 5 ans d'âge. - De 2009 à 2011, les autorités politiques se sont employées à instaurer un climat défavorable au privé.