Par Hassane Zerrouky «Ceux qui ont commis cet assassinat ne sont pas des amateurs. C'est tout un appareil qui est derrière avec une stratégie.» Ces propos lourds de sens ont été prononcés par Hamadi Jebali, alors Premier ministre, à propos du meurtre du dirigeant de gauche Chokri Belaïd. Mais sans préciser à qui il faisait allusion. En tout cas pas aux «RCdistes» de Ben Ali comme avaient coutume de le faire il n'y a pas si longtemps Ennahdha mais aussi certaines forces démocrates. Depuis, plusieurs suspects ont été arrêtés. Mardi, des sources policières tunisiennes affirmaient sous couvert d'anonymat qu'ils appartenaient à la mouvance salafiste et que le tueur principal serait «un artisan de 31 ans spécialisé dans les meubles en aluminium arrêté à Carthage». Mais bon, ce qui est sûr, c'est que la mort du dirigeant de gauche est l'acmé d'une violence montée en cadence depuis le saccage du cinéma Habib Belhedi en juin 2011 qui projetait le film de Nadia el Fani Laïcité, Inch'Allahet des menaces proférées à l'endroit de la réalisatrice. L'UGTT, des partis progressistes, de nombreux secteurs de la société civile dont l'Association tunisienne des femmes démocrates (AFDT), le syndicat des journalistes, n'ont cessé d'interpeller le ministre de l'Intérieur Ali Larayedh et les autorités pour assurer la sécurité et mettre fin aux agissements des groupes salafistes d'Ansar Chariâa mais aussi à ceux des «Ligue de protection de la révolution» proches d'Ennahdha dont ils demandent la dissolution. Et pour parfaire le tout, voilà que sous prétexte de lutter contre la délinquance et les casseurs, on a vu apparaître sous la houlette des Ligues de protection de la révolution et des partis salafistes des groupes de jeunes chargés d'assurer l'ordre et la sécurité des quartiers de Tunis et de plusieurs villes du pays. Dans certains cas, ils font eux-mêmes la police, dans d'autres comme à Sfax, ils ont organisé des patrouilles mixtes avec la police locale. Ce qui a poussé les partis démocrates et la société civile de Sfax à constituer le 7 février dernier un «Front civil politique» pour, assurentils, «défendre la paix civile». Une certitude, l'existence de ces milices et autres ligues dites de protection de la révolution dessinent sans doute les contours de ce qui pourrait être à terme l'appareil répressif d'un probable Etat islamiste. Aussi la création de ces groupes paramilitaires s'inscrit-elle en réalité dans un processus d'affaiblissement de l'Etat et ses institutions pour lui substituer à terme un Etat conforme au projet islamiste. Le leader du Front populaire (regroupement de plusieurs partis de gauche), Hama Hammami, a beau demander l'ouverture d'enquêtes contre les menaces et les agressions d'intellectuels et de journalistes, la destruction des mausolées soufis et autres lieux saints de l'Islam par les salafistes, ces derniers, qui assument publiquement leurs actes, n'en démordent pas. Ils diffusent des vidéos où certains de leurs chefs appellent carrément au meurtre quand ce ne sont pas les mosquées qu'ils contrôlent qui ciblent «les ennemis de l'Islam». L'un de leurs ténors, Abou Iyad, de son vrai nom Seifallah Ben Hassine, en clandestinité depuis l'attaque de l'ambassade des Etats-Unis en septembre dernier, a appelé le 12 février dernier les djihadistes tunisiens se trouvant en Syrie à rentrer au pays pour, assure-t-il sans rire, «défendre la révolution menacée par les vestiges du régime déchu» ! Et pour impressionner, il a affirmé qu'il y avait 12 000 Tunisiens qui combattent en Syrie le régime de Bachar al-Assad. En fait, ils seraient 700, ce qui n'est quand même pas rien ! Se greffe à cette inquiétante situation la sourde lutte qui s'est déroulée au sein d'Ennahdha entre l'ex-Premier ministre Hamadi Jebali, soutenu par le fondateur du parti Abdelfattah Mourou et le courant majoritaire mené par Rached Ghanouchi. Le bras de fer qui a opposé les deux hommes durant 16 jours n'était pas une sorte de diversion destinée à faire oublier les menaces qui pèsent sur le pays. Il est symptomatique des divergences, non sur le projet islamiste, mais sur la stratégie à mettre en œuvre pour qu'Ennahdha reste la première force politique du pays. En islamiste avisé, Hamadi Jebali a compris que le meurtre de Chokri Belaïd, qui a donné lieu à un incroyable sursaut populaire, constituait une menace pour le devenir d'Ennahdha. En tout cas, en entrant ouvertement en conflit avec son parti, il a placé la direction d'Ennahdha dans une position inconfortable. A suivre.