Reportage r�alis� par Lyas Hallas Pass� l�euphorie du renversement du r�gime de Ben Ali, l�implacable r�alit� du terrain met les Tunisiens devant des examens p�rilleux, dont les vell�it�s totalitaires des islamistes d�Ennahdha. �Nekhel mat, siaha matet, ouladna battala� (�les palmiers sont morts, le tourisme a cal�, nos enfants sont au ch�mage�). �Cha�b ja�, ouaklouh chara�a� (�la l�gitimit� ne nourrit pas un peuple qui a faim�). Ces graffitis encore visibles sur les murs de Nefta, dans le gouvernorat de Tozeur au sud � une oasis o� il fait bon vivre situ�e non loin de la fronti�re avec l�Alg�rie �, sont particuli�rement significatifs du malaise qui ronge les Tunisiens. Et certains commencent d�j� � regretter la dictature. Le jasmin sent le soufre dans cette r�gion frapp�e par la s�cheresse et endurant la baisse de l�affluence des touristes � cause du climat de frayeur qui a marqu� les lendemains de la chute de Ben Ali. La r�gion a eu son lot de protestations. Des mouvements revendicatifs qui sont, � vrai dire, en d�phasage avec les pr�occupations des �lites politiques, pr�occup�es surtout par la reconqu�te du pouvoir accapar� par les islamistes d�Ennahdha. Rompu � la clandestinit�, le parti de Rached Ghanouchi �tait la seule formation structur�e, pr�sente sur le terrain au lendemain du changement politique intervenu en Tunisie. Les Tunisiens de l�int�rieur du pays partagent les m�mes frustrations avec les jeunes de Tunis qui ont vu leur �r�volution� confisqu�e par de vieux routiers de la politique. �Ils nous ont pouss�s � affronter la police mais, apr�s, ils nous ont ferm� les portes. Nous sommes, ainsi, bons pour faire les gilets pare-balles et non pas pour d�cider de notre sort�, ironise, avec amertume, Ali qui fut de toutes les manifestations � Tunis. Dans cette Tunisie qui se cherche, c�est aussi le mouvement associatif qui prend, tant bien que mal, le devant de la sc�ne politique. Des organisations de gauche s�ing�niant � vulgariser le droit � la diff�rence des concitoyens plut�t sensibles aux �uvres caritatives des associations satellites d�Ennahdha. Un dilemme. Il l�est notamment pour le mouvement citoyen Kolna Tounes d�Emna Menif qui essaye de r�concilier les deux. Emna Menif, 46 ans, est radiologue de formation et chef de service dans un h�pital public � Tunis. Syndicaliste avant la chute de Ben Ali, elle s�impose comme une figure de proue de la soci�t� civile tunisienne des deux derni�res ann�es. Apr�s une exp�rience peu concluante au sein du parti Afek Tounes (Horizons de Tunisie) dont elle �tait la porte-parole, elle opte pour la cr�ation de Kolna Tounes. Le dynamisme d�Emna g�n�re de l��nergie autour d�elle et beaucoup de jeunes Tunisiens, frustr�s par la tournure des �v�nements, se reconnaissent dans l�action de son association. Le projet qu�elle porte se fonde sur quatre points principaux : �La veille civique, la promotion des valeurs citoyennes, de la culture, du dialogue et des politiques de pr�vention contre la violence.� Elle vise �la consolidation de l�identit� tunisienne construite au fil des si�cles � la faveur de brassages culturels multiples (berb�re, ph�nicienne, romaine, byzantine et arabo-musulmane), l�interactivit� dans les domaines politique et �conomique et le soutien au d�veloppement dans toutes les r�gions du pays�. Prostitution et contrebande � Sakiet Sidi Youssef L�association a produit un film-documentaire sur la situation de la femme � Testour, dans le gouvernorat de B�ja. La ville, qui se trouve � 70 km de Tunis, l�une des plus anciennes de Tunisie, o� cohabitaient des Tunisiens de toutes les communaut�s religieuses, se radicalise au point o� �les femmes sont d�sormais interdites de passer par certaines ruelles de la ville�. Une ville qui a p�ti plus que les autres du �boycott� des touristes. Kolna Tounes organise justement des campagnes de collecte de dons pour les populations de Testour vou�es � la mis�re. Idem pour le village frontalier de Sakiet Sidi Youssef, au nord-est. La �cam�ra citoyenne� de l�association, port�e b�n�volement par Rym, la vingtaine, a rapport� des t�moignages qui donnent la chair de poule. La moiti� de la population de ce village o� le sang des Tunisiens s�est m�lang� � celui des �fr�res� alg�riens en 1958 dans un bombardement au napalm, s�adonne aux substances illicites. Seules la prostitution et la contrebande leur permettent de survivre. �Quand un p�re construit un g�te au milieu de la for�t pour accueillir les clients de sa fille qui offre son corps pour 4 dinars tunisiens et confie la caisse � son fils qui joue le soir aux cartes avec ceux qui abusent de sa s�ur, il y a de quoi se poser des questions. Cela se passe en Tunisie ! C�est inadmissible !� s�indigne Emna Menif. Le secteur du phosphate tourne au ralenti Le sud de la Tunisie n�est pas fait uniquement d�oasis. C�est l� aussi o� se concentrent les richesses naturelles du pays : p�trole � Tataouine et phosphates au bassin minier de Gafsa. Cinqui�me producteur mondial de phosphates, la Compagnie des phosphates de Gafsa (CPG) est le plus important employeur � Gafsa. Elle symbolise l�Etat dans la r�gion. Et, en plus des gr�ves de ses personnels, tous les contestataires manifestent devant son si�ge pour porter leurs revendications sociopolitiques. A tel point que toutes les protestations enregistr�es � Gafsa ont touch� d�une mani�re ou d�une autre l�activit� de la compagnie, laquelle a vu sa production r�duite au minimum. Le secteur du phosphate en Tunisie qui p�se 10% du PIB tourne au ralenti. En termes de chiffres, de huit millions de tonnes r�alis�s en 2010, la production a atteint 2 millions de tonnes en 2011. Elle n�a toujours pas repris sa vitesse de croisi�re (4 millions en 2012). En effet, la CPG, qui approvisionne l�industrie locale de transformation, a �puis� son stock de s�curit� durant ces deux derni�res ann�es suivant la chute de Ben Ali et le recours � l�importation de cette mati�re premi�re n�est pas � �carter. �D�sormais, nos clients doivent prendre leur mal en patience pour voir leurs commandes satisfaites.� Les d�g�ts subis par la compagnie donnent le tournis : 16 millions d�euros en 24 heures suite � un incendie sabotant une unit� de production. De m�me que le manque � gagner engendr� par la situation politique du pays est incommensurable. La compagnie a besoin de dix-huit trains par jour pour acheminer son phosphate en temps opportun. Les co�ts de transport se multiplient par trois � la moindre protestation des cheminots. Le recours aux camions, s�il permet d�amortir la tension, dope les co�ts d�exploitation. Si la production du phosphate commence � reprendre avec le semblant de stabilit� qui r�gne actuellement au sein des institutions de l�Etat tunisien �, la fuite en avant du gouvernement risque n�anmoins d�introduire la CPG et� la Tunisie avec, dans une spirale infernale. Le minist�re du Travail a affect� 2 500 demandeurs d�emploi dans les diff�rentes structures de la compagnie. Un effectif au-dessus des capacit�s d�absorption de l�entreprise qui devrait gonfler inutilement la masse salariale et augmenter les co�ts d�exploitation. �Nous avons besoin plut�t de comp�tences. De la po�sie populaire soutenue par l�Institut fran�ais Avec le concours financier de la fondation allemande Friedrich Naumann, un rassemblement des jeunes Maghr�bins pour la libert� a �t� organis� du 20 au 26 mars dernier � Tunis et Tozeur par l�association Kolna Tounes. �Nous avons jug� judicieux de sortir de Tunis et donner la chance � une autre ville. La Tunisie, c�est aussi Kairouan, Tozeur, Tataouine��, a estim� Emna Menif. L�association a ainsi apport� sa contribution � la relance du tourisme saharien par l�organisation, en marge de cette formation destin�e aux jeunes et ayant pour th�me la transition d�mocratique dans les pays du Maghreb, d�un festival de po�sie arabe � Nefta. Une manifestation culturelle soutenue par le minist�re tunisien de la Culture et du Tourisme et de l�Institut fran�ais de Tunisie. Une procession festive d�ambulant � travers les ruelles et venelles de �Bled el Arbi�, appellation dialectale de la vieille cit� de Nefta et de toutes les vieilles villes de Tunisie. A chaque halte, un po�te prononce des vers. Tant�t en arabe classique, tant�t en arabe dialectal. Les po�tes, tous originaires du sud de la Tunisie, ont chant� leurs villages, leurs amours et m�me leur boisson spirituelle : �el legmi� ou le jus de palmier ferment�. C�est la haute saison touristique � Tozeur et ses environs mais l�affluence n�est pas au top. �M�syrha tarja� ! (�Elle finira par reprendre�)�, soupire un artisan de Nefta, plut�t avec pessimisme. Syst�me politique d�testable Sujette au populisme d�Ennahdha, l��conomie tunisienne est en berne et sa relance passe d�abord par le r�glement des questions politiques. Le recrutement dans les entreprises publiques est confi� au minist�re du Travail qui en fait de la politique. Et le durcissement de la taxation de l�alcool et le laxisme vis-�-vis des �barbus� qui commercent en dehors des circuits l�gaux d�figurant des art�res jadis calmes et conviviales, y compris � Tunis, comme la rue de Paris, mitoyenne de l�avenue Habib Bourguiba, ne sont pas pour rassurer les touristes. La situation politique actuelle est la r�sultante, selon Kamel Jendoubi, ancien pr�sident de l�Instance sup�rieure ind�pendante pour les �lections, d�un �faux diagnostic du rapport de force en Tunisie�. Il explique : �Les gens pensaient que les �lections seraient en faveur des forces non islamistes. Les plus g�n�reux leur accordaient une repr�sentativit� � hauteur de 20%. Finalement, c�est la loi relative aux �lections sous l�ancien r�gime qui aura sauv� la Tunisie d�un raz-de-mar�e islamiste�. Et d�ajouter : �L�effet de ce faux consensus a fait que nous sommes devenus otages de la l�gitimit�. Le r�gime de Ben Ali a laiss� place au plus d�testable des syst�mes politiques, celui o� le parti le plus fort gouverne suivant la loi du nombre. Dit autrement, c�est le conseil consultatif d�Ennahdha (majlis echoura) qui d�cide du sort des Tunisiens. Il s�est arrog� le droit de l�gif�rer et se taille d�sormais des lois sur mesure. Et ce n�est pas pour garantir les libert�s.� Les islamistes d�Ennahdha, s�ils n�ont pas la majorit� absolue, composent une tro�ka avec deux partis la�ques, le Congr�s pour la R�publique (CPR) du pr�sident Moncef Marzouki, et Ettakatol, la formation dirig�e par le pr�sident du Parlement, Mustapha Ben Jaafar. Ce partage des postes- cl�s au sein des institutions de l�Etat n�est apparemment pas pour renforcer le gouvernement qui dispose, th�oriquement, de l�essentiel du pouvoir ex�cutif. Sous la pression de la rue, la gr�ce cens�e lib�rer les d�tenus politiques fut fatalement �largie aux criminels. �C�est � cause de la faiblesse du gouvernement de Mohamed Ghanouchi qui a eu � g�rer les affaires courantes apr�s la chute de Ben Ali (� ne pas confondre avec Rached, leader d�Ennahdha, Ndlr). Il faut dire ce qu�il en est. Et, ce sont des juristes et militants des droits de l�Homme se revendiquant de la gauche, de par leur exc�s de z�le, et non pas les islamistes comme on pourrait le penser, qui le lui ont impos�e�, a soulign� Kamel Jendoubi. Les lois de la discorde Sceptique, Kamel Jendoubi, tout en rappelant que les d�lais assign�s � l�Assembl�e constituante pour r�diger la nouvelle Constitution ont expir� depuis plus de trois mois, pense que cela va prendre encore plus de temps. Jalel Bouzid, d�put� d�Ettakatol et membre de la Commission des collectivit�s publiques, r�gionales et locales � l�Assembl�e nationale constituante (ANC), a justifi� l�alliance avec Ennahdha par la �volont� de prot�ger la r�volution�. Chose que Kamel Jendoubi n�admet pas vraiment : �Les lois les plus lib�ratrices ont �t� promulgu�es avant l��lection de l�Assembl�e.� Si les d�put�s rencontr�s au sein de l�ancien palais des Beys du Bardo, abritant le Parlement, expliquent le retard accus� dans la r�daction de la nouvelle loi fondamentale par l��absence d�un consensus entre les partis de la tro�ka�, certains observateurs disent qu�Ennahdha �use de moyens dilatoires afin de se doter des outils qui lui permettraient d�asseoir son pouvoir et le maintenir dans la dur�e�. Le projet de loi dite de �protection de la r�volution� en est la parfaite illustration. Elle d�finit les r�gles de justice transitoire. C�est une loi qui divise les Tunisiens et apporte de l�eau au moulin de l�opposition et les �gauchos� ne se privent m�me plus � user d�expressions � connotation religieuse pour titiller Ennahdha. �Hia kalimat hak youradou biha batil (�une parole de v�rit� destin�e � justifier la perfidie�). Elle cache des arri�re-pens�es revanchardes�, a avanc� Mohamed Hamedi, pr�sident du bloc d�mocratique au sein de l�ANC. Il estime : �La loi vise les anciens du Rassemblement constitutionnel d�mocratique (RCD) de Ben Ali qui n�ont pas ralli� Ennahdha. Elle les criminalise parce qu�ils n�ont pas pr�t� serment d�all�geance. Elle veut les rendre ��orphelins�� et leur proclamer son tutorat. Or, la r�conciliation ne se construit pas sur la base de l�exclusion.� En ce qui concerne la Constitution, c�est la r�f�rence � la Charia ou aux chartes internationales des droits de l�Homme qui divise les d�put�s. Mustapha Ben Jaafar, pr�sident de l�ANC, se veut rassurant en tout cas : �Les d�bats organis�s au sujet de la mouture de cette loi fondamentale �taient tr�s riches. Les Tunisiens auront une Constitution consensuelle o� les citoyens seront �gaux devant la loi. La question de la r�f�rence a occup�e une grande partie de ces d�bats. Mais je rassure qu�il n�y aura plus de tyrannie en Tunisie ! Le texte final sera bient�t rendu public.� Autant dire que si la r�volution du jasmin, qui fut applaudie aux quatre coins de la plan�te, a mis fin au r�gne du r�gime tyrannique de Ben Ali, et � moins d�un autre sursaut populaire des Tunisiens, elle aura aussi plac� le pays � un carrefour peu enviable pour des �mes avides de libert� et d��galit�.