Le vieux Babassi vivait dans son «île» du port d'Alger. Par son métier de passeur, des centaines de milliers d'Algériens ont pu traverser le quai jusqu'à la jetée. Le «temps du muguet» est passé, reste la nostalgie et l'envie. L'«île» en question est une jetée longue de 4 km. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Français y ont aménagé au milieu une piscine, un bar-restaurant et un dancing. Tout fut prêt en huit mois grâce à un travail de forçat. D'ailleurs, l'actuelle jetée n'était, en ce temps-là, qu'un ensemble d'îlots ou de roches à fleur d'eau. Orphelin de père et de mère à l'âge de 10 ans, le petit Babassi qui rôdait au port fut engagé par Ali le passeur qui le prit en charge comme un père. Ainsi, de jour comme de nuit, il n'arrêtait pas d'assurer la navette avec un bateau, du quai vers la piscine et le restaurant. «L'ambiance était du tonnerre !» Durant la guerre de Libération, le passeur et ses amis fournissaient aux moudjahidine différentes informations sur le port. Mais ce lieu de plaisance prisé par les étudiants européens s'est vite transformé en un véritable nid de l'OAS. Presque chaque matin, 4 ou 5 cadavres d'Algériens sont découverts flottant sur l'eau. Babassi fuyait alors pour passer ses nuits, les plus terribles de sa vie, en mer dans des sortes de grandes bouées, où on amarrait jadis les bateaux du XIXe siècle qui fonctionnaient au charbon. A l'indépendance, la piscine et ses installations ont continué à «tourner» pendant quelques années, puis plus rien. C'est en 1970 que la piscine a rouvert ses portes, pour enfin les fermer définitivement en 1985. En été, dans des interminables va-et-vient, Babassi arrivait à acheminer dans sa barque, quelque 1 200 personnes par jour. Ecoliers et étudiants étaient chouchoutés, des horaires leur étaient aménagés et pour eux l'accès était gratuit. A son mariage, la mariée bien parée fut ramenée au domicile conjugal à partir du quai (la capitainerie) sur une barque. Un cortège de petites embarcations suivait le couple. Le marin devient triste lorsqu'il évoquait la perte de deux de ses enfants. Une nuit, il tente de faire une traversée à 3h du matin avec son épouse sur le point d'accoucher alors que la mer était démontée. En ratant le quai à la sortie de la barque, sa femme fit une chute et perdit son bébé. Une autre fois, son autre enfant mourra par accident à la piscine suite à une congestion pulmonaire. Pour Babassi, l'île où il a vécu pendant 60 ans était tout pour lui. Durant cette période, ceux qui le connaissait bien disaient qu'il n'a pas découché plus de dix nuits. Lorsqu'il quittait la mer, c'est à Hussein Dey qu'il se rendait, son piedà- terre. Là, il lui arrivait de se perdre. En revanche, son «quartier» long de 4 km, du phare de l'Espadon à la Punta, au niveau des vagues, il le connaissait trou par trou. Il se rappelle cette capture au lieudit Domino, d'une tortue géante de plus de 100 kg ... La terre ferme lui fait peur, elle lui apparaît comme lointaine, étrangère. La vie sur cette jetée enlacée par la mer n'est pas facile. Quand le vent du nord souffle par toutes les fissures des deux chambres, la famille se fait petite. «Lorsque la mer gonfle et nous dévore, il nous arrive de ne pas mettre le nez dehors pendant 6 jours comme ces montagnards bloqués par la neige», confiait Babassi à son entourage. L'extrême colère de cette mer fut atteinte une nuit de décembre 1967 où Babassi a cru voir le déluge, la fin du monde. Une tempête terrible a tout brisé, balayant dans un fracas assourdissant tout sur son chemin. Le «Topaze» se retrouva sur la route moutonnière. Et la mer revient à son calme, à son charme, offrant un ventre généreux de richesses. En connaissent un bout les habitués de ce havre, comme Guerrouabi, El-Badji et bien d'autres artistes. Mais la piscine et toutes ses installations sont abandonnées. «Quel gâchis pour notre jeunesse. C'est une honte de tourner le dos à cet éden confisqué de la capitale. J'ai envie de pleurer.» Le vieux passeur en parlait comme d'un être humain. Trapu, la peau tannée, les jambes arquées par l'arthrose, Babassi fixait de ses yeux bleus les mécaniques géantes, ces navires, ces remorques et autres bateaux qui passent et repassent. «La vie, je l'ai mené belle». Babassi a vécu heureux dans cette mer qui lui a tout donné. Il repose en paix depuis 6 ans. Cette race, comme celle de Nounou son voisin de mer qui a longtemps vécu au club de plongée Espadon et qui nous a quittés cette année, a disparu. Les enfants de Babassi, qui ont fait leurs premiers pas sur la jetée, sont toujours là comme des témoins vivants de leur père.