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Anniversaire de la mort d'Isabelle Eberhardt
Le choix
Publié dans Le Soir d'Algérie le 21 - 10 - 2013

Le 21 octobre 1904, une Russe amoureuse de l'Algérie meurt à Aïn Sefra. Malgré son jeune âge, elle fut l'auteure d'une littérature de qualité qui est à l'origine de sa légende. Les nouvelles générations doivent savoir que notre pays a été visité par beaucoup de sommités intellectuelles de l'Europe.
Par Ali Akika,
réalisateur du film Isabelle Eberhardt ou la volupté de l'errance
D'Alphonse Daudet à Karl Marx en passant par Gide. Nous avons là toute une galerie de femmes et d'hommes qui ont séjourné dans notre pays, les uns par exotisme, les autres pour des raisons de santé (Karl Marx) et enfin ceux qui y ont élu domicile parce qu'ils y sont tombés amoureux. Parmi eux, il y a une jeune femme que les Algériens ont gardée en mémoire.
Elle s'appelle Isabelle Eberhardt (1877/1904). Elle est née à Genève dans la bourgeoise et paisible Suisse, mais elle a hérité son âme slave de ses origines sentant la tumultueuse et grande Russie. Elle est née hors mariage d'une mère qui a quitté et le foyer familial et la Russie en allant s'installer à Genève avec son amant, un pope orthodoxe. Isabelle Eberhardt ne pouvait qu'hériter d'une certaine vision des choses aussi complexe et «romantique» que l'histoire de sa singulière famille. A cette originalité familiale, il faut ajouter ses fréquentations dans cette Suisse qui était le refuge de tous les militants recherchés par la police de leurs pays. On devine alors aisément son univers politique et poétique. Un de ces célèbres réfugiés politiques en Suisse fut Lénine avant d'aller à l'assaut du Palais d'Hiver en octobre 1917.
Ici j'ouvre une parenthèse pour dire que si Isabelle Eberhardt est entrée dans le célèbre cercle des écrivains du voyage, elle le doit à la densité et à l'élégance de ses belles lettres. Celles-ci sont d'autant plus précieuses pour nous Algériens que son œuvre, en plus de ses qualités littéraires, est une mine d'informations sur les mœurs du pays faites de résistances et courage mais aussi de violences et d'archaïsmes. Elle n'omet pas dans ce tableau de signaler les méfaits de la colonisation et les misères qu'elle engendre. Pour des raisons évidentes, nos compatriotes à cette époque, à ma connaissance n'ont pas accouché d'écrits qui ont passé l'examen du temps. Ceci dit, j'aimerais faire partager mon intérêt et pourquoi pas ma fascination pour cette jeune femme qui débarqua chez nous à l'âge de 19 ans avec sa mère qui meurt peu après leur arrivée à Annaba où elle repose encore aujourd'hui. Restée seule et devenue musulmane dans un pays qu'elle découvrait, Isabelle Eberhardt choisit d'emblée son «camp», celui des autochtones, pour se démarquer des colons, fraîchement débarqués et déjà regardant les colonisés comme des «étrangers». Décidément, le mot étranger utilisé par Camus pour nommer son fameux roman résume bien l'aveuglement des colonisateurs.
La ville, les villes qu'elle connaît bien (Genève, Paris, Tunis, Annaba, Alger, etc.) l'intéressent moyennement. Elle leur préfère les immensités du sable, elle dont le pays d'origine est aussi une immensité mais de neige. Pourquoi le désert ? Parce qu'elle est née dans cette Europe habitée de bruits et de fureurs où un silence assourdissant a fait fuir l'idée de Dieu. Elle avait sans doute lu Nietzsche qui annonçait la mort de Dieu dans ce continent où la philosophie des Lumières avait déplumé quelque peu l'Eglise de son pesant pouvoir. Cette Europe où les dieux seraient donc absents a dû troubler son âme russe qui s'est nourrie peut-être du catéchisme orthodoxe dispensé par l'amant de sa mère, pope de sont état comme je l'ai déjà dit.
Cet enseignement lui a sans doute appris que les grands textes religieux sont nés, imaginés dans le désert propice aussi bien au nomadisme des hommes qu'à l'errance des âmes. Elle ne s'est pas trompée dans son choix en prenant le chemin d'El Oued, la ville aux mille coupoles. Là elle fréquenta la zaouïa des Kadariya, «flirta» avec la mystique soufie et finit par être admise dans cette prestigieuse confrérie, un privilège rare octroyé à une étrangère. Mais c'est aussi dans cette ville qu'elle subit l'intolérance religieuse. Un énergumène, limité d'esprit ou bien manipulé par une confrérie rivale ou bien par «le bureau des affaires arabes», on ne le sait, l'attaqua à coups de sabre. Elle eut la vie sauve, transportée à l'hôpital, elle échappa à la mort.
Cet attentat servit de prétexte à l'armée française pour expulser en France cette Russe un peu trop amie avec les gens de cette contrée alors administrée par le fameux bureau arabe cité plus haut. Mais c'était mal connaître notre Isabelle doublement amoureuse du pays et d'un Algérien Slimane Ehni. Elle fit venir ce dernier à Marseille où elle résidait après son expulsion et se maria avec lui. Devenue française par mariage, elle put revenir en Algérie pour continuer à vivre son aventure algérienne. Elle arpenta l'Algérie aux quatre coins cardinaux du pays avant d'échouer à Aïn Sefra où un colonel et futur maréchal de France tentait de «pacifier» le Sud algérien, région auréolée de la légende des résistants comme Bouamama. Elle se lia d'amitié à ce soldat colonisateur qui lui facilita les déplacements dans les zones de guerre pour accomplir son travail de journaliste. Là, il me faut ouvrir une parenthèse pour mettre en valeur l'inanité de l'accusation d'espionne qu'on a fait coller sur le dos d'Isabelle.
Comme à ma connaissance, personne n'a produit de preuves formelles incriminant Isabelle, il y a de fortes raisons que ceux qui avancent pareille thèse prennent un peu trop de liberté avec les faits. Il s'agit d'une pure spéculation qui se fonde peut-être sur une analogie avec l'ermite Charles de Foucauld qui s'était installé au cœur du Sahara. Comparaison n'est pas raison... En revanche, deux faits militent contre cette légère accusation. Il y a d'abord son œuvre qui est un sévère réquisitoire contre la colonisation. Il y a aussi son expulsion par l'armée française. Tous les grands espions, comme Boutin agent secret de Napoléon à Alger, jusqu'à la fameuse Mata Hari, ont fini par laisser quelques traces qui ont permis aux historiens de percer leurs secrets. Bref, accuser Isabelle la journaliste d'être une espionne sur la simple possession d'un sauf-conduit pour se rendre sur un théâtre de guerre frise la mauvaise foi sinon la bêtise. Ne pas connaître les contraintes du métier des journalistes qui font appel à toutes les ruses pour rapporter des informations, c'est se laisser guider par son ignorance.
La sympathie dont a bénéficié Isabelle Eberhardt de la part de cet aristocrate de soldat se nourrissait de l'admiration pour cette jeune femme dont il voyait en elle une grande écrivaine. Edmonde Charles le Roux, la biographe d'Isabelle, m'a assuré que Lyautey était un écrivain refoulé. Le métier des armes lui a été imposé par sa famille, militaire de père en fils. Effectivement, quand on lit les textes de Lyautey, on sent la patte de l'amoureux des mots.
Il fallait donc à Isabelle Eberhardt ruser pour faire son métier de journaliste comme il lui a fallu trouver un subterfuge pour passer «inaperçue» dans le désert qui est loin d'être vide de vie grouillante. Son subterfuge consistait à s'habiller, à se déguiser en homme et à se faire appeler par un nom et prénom autochtones : Mahmoud Essadi. A l'époque, pour une femme errer dans le désert ne pouvait que lui attirer des ennuis de la part de bandits de grands chemins ou bien tout simplement être une proie sexuelle pour d'autres. Je ne m'aventurerai pas pour trouver des explications psychanalytiques à son «déguisement masculin». En revanche, je peux me hasarder sur un autre chemin pour expliquer son attitude. Je pense que le fait qu'elle se soit convertie à l'islam et qu'elle parlât l'Arabe, langue du Coran, fut sa protection la plus efficace.
En Algérie en tout cas, quand un étranger se déclare musulman et fait sa prière en arabe, je me souviens que nous le considérions comme faisant parti de la Oumma. Je pense que tous les hommes qu'elle croisait sur son chemin n'étaient pas dupes de son appartenance à la gent féminine. Pour ces hommes, Isabelle la musulmane était des leurs, bref le spirituel primait sur tout autre considération. Je voudrais, pour finir, faire un parallèle avec Jean Sénac. Lui aussi se considérant algérien, était un amoureux de l'Algérie. Lui aussi a chanté, et de quelle manière, le pays qui l'a vu naître. Lui aussi est enterré comme Isabelle Eberhardt dans cette terre d'Algérie qui a nourri leur imaginaire et leurs écrits. Hélas, sa tombe à lui a été saccagée dans le cimetière de Aïn Bénian par un abruti comme celle d'Isabelle à Aïn Sefra. Ce genre d'imbéciles n'ont pas compris qu'un(e) Européen(ne) comme Isabelle Eberhardt peut être musulman comme ils n'ont pas compris qu'un Arabe n'est pas forcément musulman. Ne pas savoir qu'en Egypte, au Liban, en Syrie, en Irak, en Palestine les Arabes chrétiens constituent entre 10 et 20% de la population, signifie que ces gens-là pataugent dans le degré zéro de l'ignorance... bref passons à autre chose.
Il y a une chose à la fois belle et douloureuse qui rapproche symboliquement Isabelle Eberhardt et Jean Sénac, c'est l'absence du père. Ni Isabelle Eberhardt, ni Jean Sénac n'ont connu leur père. Ils sont des «bâtards» comme les nomment ceux qui s'abreuvent dans les caniveaux. Mais ce que ne savent pas les habitants de ces lieux nauséabonds, c'est que ces deux grands écrivains ont eu comme père qui les a «éduqués» un pays qui a été lui aussi orphelin pendant 132 ans de présence coloniale. Ce pays a un nom, l'Algérie fière et généreuse avec ceux qui l'embellissent avec leur art. Je renvois les haineux à Jean-Paul Sartre qui a écrit de belles choses sur un autre «bâtard» Jean Genet qui devient sous la plume du philosophe Saint Genet. Encore un écrivain qui n'a pas connu son père mais en a trouvé un chez les Palestiniens en écrivant Le captif amoureux, un roman saisissant de beauté littéraire et d'amour pour un peuple chassé de sa terre. Jean Genet a demandé et obtenu le droit d'être enterré au Maroc.
Voilà ce que je voulais partager avec les lecteurs du Soir d'Algérie en évoquant Isabelle Eberhardt, une évocation écrite avec une certaine subjectivité (un des matériaux de la création) mais totalement éloignée du psychologisme qui servent d'outils d'analyse à des plumes malveillantes. Cette malveillance ne s'applique pas seulement à des écrivains comme Isabelle Eberhardt ou Jean Sénac, mais hélas sévit aussi ailleurs...
Un dernier mot à l'adresse des autorités compétentes (ministères, wilayas, APC). Il serait judicieux de restaurer les maisons où Isabelle Eberhardt a habité, notamment à El Oued, à Kénadza et à Aïn Séfra. Ce sont des lieux d'une certaine histoire qui enrichit notre mémoire. Ils offriront aux Algériens d'abord mais aussi aux touristes étrangers l'occasion de visiter des endroits époustouflants de beauté tout en se nourrissant de choses de l'esprit contenues dans les délicieuses nouvelles des Ecrits sur le sable, de l'attachante Isabelle Eberhardt.
A. A.
P. S. : je voudrais envoyer le film à un journaliste et un étudiant d'El Oued qui m'ont guidé dans le tournage du film. Ils peuvent m'écrire pour me donner leur adresse : [email protected]
CONFERENCE
La librairie Oméga Aurassi, en collaboration avec l'ENST, organise une conférence sur le thème : «Les élites maghrébines : leur rôle, leurs tâches et leur modèle» animée par le Dr Kader Abid, facilitateur de méthodologie. Cette rencontre se tiendra le jeudi 24 octobre 2013 à 17h au niveau de la salle de conférences de l'Ecole de tourisme sise à l'hôtel El-Aurassi.
Le public et la presse sont cordialement invités. Le nombre de places est limité.
VENTE-DEDICACE
La librairie Oméga Aurassi organise le samedi 26 octobre une vente-dédicace avec Adriana Lassel autour de ses livres et principalement de Lucas le Morisque (édition du Tell), Un parfum de vie.


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