«Il n'y a jamais eu autant d'argent qu'en 2013 dans les paradis fiscaux» : c'est le jeune économiste français Gabriel Zucman, 27 ans, professeur à la London School of Economics et chercheur à l'université de Berkeley, en Californie, spécialiste des paradis fiscaux, qui l'affirme, enquête et statistiques à l'appui. Dans son livre La Richesse cachée des nations, qui vient de paraître, il livre un constat détonnant : il n'y a jamais eu autant d'argent dans les centres offshore ! De quoi relativiser les déclarations des dirigeants du G20 – déclarations longuement évoquées ces derniers mois dans ces colonnes - convaincus que la fraude recule. Dans une interview au quotidien Le Monde (édition du 7 novembre 2013), Gabriel Zucman revient sur le travail statistique qu'il a mené pour évaluer le phénomène de l'évasion fiscale. Il démontre, selon une méthode qu'il veut incontestable, qu'il n'y a jamais eu autant d'argent dans les centres financiers offshore. Il propose un plan d'action concret pour taxer ces centaines de milliards d'euros volés aux Etats. Ses travaux contredisent l'optimisme des pays membres du G20 qui ont multiplié ces derniers mois les déclarations de bonnes intentions pour venir à bout des paradis fiscaux. Gabriel Zucman ne nie pas que des progrès ont été réalisés, mais il considère néanmoins que «nous sommes encore au niveau zéro - ou presque - de la lutte contre les paradis fiscaux», car les engagements à coopérer restent flous. Il est très critique à propos des conventions signées sous l'égide de l'OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), pour forcer les centres offshore à échanger des informations sur les contribuables étrangers. Pour lui, «elles ne disent pas comment et quand cela se fera, quels revenus seront concernés, quels contrôles effectués. Ce ne sont que des bouts de papier prévoyant qu'un jour peut-être l'échange automatique de données sera mis en place.» Et d'avancer des données : il n'y a jamais eu autant d'argent qu'en 2013 dans les paradis fiscaux, et selon ses calculs, «8% du patrimoine financier mondial des ménages s'y trouve, soit une fortune de 5 800 milliards d'euros. Depuis 2009, le montant des fortunes gérées dans les paradis fiscaux a augmenté de 25% et de 14% en Suisse. Tout reste à faire !» Un chiffrage est possible Gabriel Zucman explique la méthode utilisée pour parvenir à un chiffrage précis. En fait, il a réalisé une enquête économique à partir d'une masse de données officielles inexploitées à ce jour qu'il a combinées entre elles : des statistiques macroéconomiques sur les investissements internationaux des pays et les balances des paiements, les bilans des banques, leurs positions hors-bilan, les richesses privées, les revenus des nations ou encore les données officielles de la Banque nationale suisse, qui publie, chaque mois, le montant des fortunes détenues par des étrangers. La Suisse accueillant un tiers des fortunes mondiales offshore, il s'agit d'un indicateur central. Jamais un tel travail de réconciliation n'avait été mené. Il s'est d'abord aperçu que les fortunes détenues par des particuliers créaient des anomalies statistiques. Il prend l'exemple d'un Français vivant à Paris et possédant un compte à Genève, depuis lequel il achèterait des actions de la société américaine Google. Sur le plan comptable, les Etats-Unis enregistreraient un passif, mais ni la Suisse ni la France n'enregistreraient d'actif. La Suisse, parce qu'il s'agit d'actions acquises par un Français ; la France parce qu'elle ne connaît pas l'existence de ce compte en Suisse. Voilà l'anomalie : le passif est supérieur à l'actif ! D'aussi loin que remontent les statistiques, dans les années 1970, cette anomalie est visible. En somme, c'est comme si la Terre était possédée en partie par... la planète Mars ! Ensuite, il a vérifié que ce déséquilibre reflétait bien l'argent investi dans les paradis fiscaux. Depuis la Suisse et les autres centres offshore, les particuliers investissent surtout dans des fonds luxembourgeois, irlandais et des îles Caïmans. Or, ainsi qu'il le déclare au Monde, il a fait les comptes entre l'argent sur ces fonds et celui déclaré par les investisseurs dans leur pays d'origine. Eh bien, il y a un gouffre entre les deux, des milliers de milliards évaporés, comme au Luxembourg où l'anomalie comptable atteint 1000 milliards d'euros. Ce gouffre explique l'essentiel du déséquilibre mondial entre l'actif et le passif. La manipulation des prix de transfert par les multinationales A la question sur l'implication des multinationales dans cette fraude fiscale à grande échelle - et dont l'Algérie est une des victimes -, Gabriel Zucman a une réponse imparable : «Le fait qu'il soit possible de manipuler les prix de transfert (prix des transactions entre sociétés d'un même groupe) pour faire apparaître les profits dans les pays à fiscalité faible ou nulle, crée un problème économique lourd. Ces manipulations réduisent de 30% les recettes de l'impôt sur les sociétés.» «Par ailleurs, selon des statistiques connues, sur les 5 800 milliards d'euros des particuliers offshore, dont 80% ne seraient pas déclarés, le jeune économiste estime que «la fraude permise par le secret bancaire représente au bas mot 130 milliards d'euros de pertes d'impôts au niveau mondial, dont 50 milliards pour l'Union européenne. A la question de savoir si tout est récupérable, il répond oui, et ajoute : «Si l'on met un terme au secret bancaire, il sera possible de taxer tous les revenus sur les comptes étrangers en Suisse et ailleurs. Et la suppression du secret aura un effet vertueux sur la fiscalité. Elle permettra de supprimer les niches fiscales profitant aux plus riches et dépourvus de justification économique, de baisser les impôts d'une majorité de la population. Ces niches n'existent que par la crainte de l'exil fiscal, menace des lobbies pour instrumentaliser les législateurs.» Gabriel Zucman ne se contente pas d'établir des statistiques sur les paradis fiscaux et les manques à gagner pour la fiscalisté, il propose aussi un plan d'action : «Pour amener les paradis fiscaux à coopérer, seule la contrainte fonctionnera.» Il propose d'instaurer des sanctions douanières à leur encontre, équivalentes à ce que coûte leur secret bancaire aux autres pays. D'après ses calculs, la Suisse prive la France, l'Allemagne et l'Italie de 15 milliards d'euros de recettes fiscales chaque année. Or, du point de vue des règles de l'OMC (Organisation mondiale du commerce), le secret bancaire apparaît comme une pratique anticoncurrentielle, contraire au libre-échange, et ces trois pays sont en droit d'imposer des tarifs douaniers d'un montant de 15 milliards d'euros à la Suisse. Cela correspond à des droits de douane de 30% sur les exportations suisses. Selon lui, «de telles sanctions, bien plus efficaces que des listes noires, convaincraient la Suisse d'abandonner le secret bancaire». La question de l'exclusion du Luxembourg de l'Union européenne Est-ce que des coalitions de pays face aux paradis fiscaux sont envisageables ? Il considère que «c'est dans l'intérêt des Etats de redresser leurs finances publiques. Je vous garantis qu'une coalition entre les Etats-Unis, l'Allemagne, le Royaume-Uni et la France appliquant une taxe de 50% sur les exportations de Hongkong - ce que coûte en impôts perdus son secret bancaire à ces pays - aurait un effet immédiat». Et qu'en est-il des pays à secret bancaire qu'abrite en son sein l'Union européenne ? Pour Gabriel Zucman, un cas pose problème : «Le Luxembourg joue un rôle central dans l'évasion fiscale internationale, mais profite de son appartenance à l'Union et de son droit de veto pour bloquer toute évolution de politique fiscale.» Son diagnostic est sans appel : «Ce pays, qui a cofondé l'Union européenne, n'a plus rien à voir avec ce qu'il était en 1958. La finance a supplanté l'acier. Une finance opaque qui s'est bâtie sur le secret bancaire et représente 40% du PIB. Le Luxembourg vit du secret bancaire. Les fonds d'investissement y recyclent l'argent de la Suisse et de Singapour.» Et de s'interroger : «Au nom de quoi cette situation est-elle tolérable ? Aucun Etat n'est allé aussi loin dans la commercialisation de sa souveraineté, en laissant les entreprises choisir leurs contraintes réglementaires.» Il pose la question de l'exclusion du Luxembourg de l'Union européenne. Etablir un cadastre financier mondial Après l'enquête, après les statistiques et le diagnostic, notre économiste propose un traitement : «Il faut établir d'urgence un registre mondial des titres de propriété financiers en circulation - actions, obligations, dérivés...- pour savoir qui possède quoi et où. De tels registres existent déjà dans des entreprises privées comme Clearstream et Euroclear (NDLR : ce sont des chambres internationales de compensation financière).» Il propose d'en transférer la gestion au FMI (Fonds monétaire international). Pour lui, «il s'agit de créer le cadastre financier du monde, sur le modèle du cadastre immobilier, pour soumettre à l'impôt les super-riches qui veulent s'y soustraire en se dissimulant derrière des sociétés- écrans offshore ou des trusts. Une fois ce cadastre créé, il faut instaurer un impôt global sur le capital prélevé à la source par le FMI et levé sur la base du fichier, tous les ans, à hauteur de 2% de la valeur de chaque titre financier. Ceux qui déclarent leurs titres à l'administration fiscale de leurs pays récupèrent l'impôt. Il n'y a plus de fraude possible».