Par Hacène-Lhadj Abderrahmane* Réalisé en 1978 par l'ex-RTA, le film de Abderrahmane Bouguermouh Kahla oua beïda n'a pas pris une seule ride 35 ans après. Rediffusé par Canal Algérie le vendredi 3 janvier 2014, il nous a captivé comme lors de sa première diffusion. Il nous a replongé avec nostalgie dans une époque où l'espérance rythmait encore notre vie et les rêves n'avaient pas déserté notre quotidien. La ville de Sétif, avec ses couleurs locales, est le décor où s'entrelacent naturellement une série de problèmes de la vie quotidienne, présentés sans importunité ni raideur. Il s'agit notamment de la santé, du favoritisme, de la bureaucratie, de la culture, du sport et même de la condition de la femme algérienne. Mais Kahla oua beïda est avant tout une œuvre qui traite avec humanisme des petites gens qui, malgré tous les malheurs, le souci pour le pain quotidien, l'étroitesse du logement, les problèmes de santé, ne perdent pas confiance en la vie, ni même la joie de vivre. Cette force d'âme et cette soif du bonheur s'expriment, faute de mieux, dans l'amour pour le football, la passion de toute une ville pour son équipe, objet de sa fierté et de son admiration. Devant les forces unitaires du sport, le metteur en scène fait remarquer que même la culture bat en retraite. Ce n'est pas par hasard qu'apparaît à l'écran la façade du théâtre abandonné de Sétif. C'est avec une bonté profonde et une touche d'ironie que l'auteur peint les portraits de ses héros qui vivent et évoluent dans cette ville provinciale que Abderrahmane Bouguermouh connaît parfaitement pour y avoir longtemps vécu. Les personnages pittoresques et l'humour dont est empreint le film ont permis de montrer les difficultés de la vie et les peines des gens, sans verser dans le mélodrame. Kahla oua beïda est un film sans pompe. Il ne prétend nullement s'ériger en tribune. Il se veut une discussion cordiale, teintée d'humour et de lyrisme, entre l'artiste et le public. Mais comme toute création artistique, ce film a ses mérites et ses insuffisances. Parmi celles qui ont fait perdre à cette œuvre de son intensité et de sa dynamique, citons la séquence de la jeune fille qui va au bain, celle où Rabie vole des canards et la longue retransmission du match de foot-ball. N'étaient-ce ces quelques faiblesses, Kahla oua beïda aurait été presque sans faute. Mais nous savons que dans le domaine de la création «on ne se fait qu'en faisant» et Bouguermouh n'était alors qu'à son deuxième long métrage. Au chapitre des mérites, nous pouvons porter les dialogues pétillants qui confèrent au film un éclat particulier et une réelle authenticité. Nous mentionnerons aussi la bonne direction d'acteurs. Le talentueux Rabie a su nous communiquer avec force son acharnement à trouver l'argent nécessaire pour acheter une chaise roulante à sa sœur Sassia infirme, seul moyen de quitter sa masure et d'aller découvrir la beauté des Hauts-Plateaux sétifiens. Son personnage est à la fois compliqué et facile, intelligent et naïf, comme le sont les enfants de son âge. Ses répliques fusent de l'écran comme l'expression d'une révolte contre l'injustice et l'indifférence de ceux qui ont le devoir d'aider, mais demeurent insensibles aux cris de détresse des petites gens. Sa débrouillardise, son affection pour sa sœur et surtout sa détermination à lui procurer une chaise roulante lui ont fait gagner la sympathie des jeunes et des grands. Chafia Boudraâ a incarné d'une manière juste le personnage d'une «mère courage» algérienne qui se débat contre les durs problèmes de la vie, sans gémir ni perdre espoir ; par moments exaspérée par sa condition de femme pauvre et son impuissance devant l'état de santé de sa fille, elle pousse un cri de colère. Néanmoins, juste après, bat de nouveau le cœur d'une mère tendre et affectueuse. Ahmed Benaïssa a été convaincant dans le rôle de Ragoût, un être bon, généreux et sensible à la douleur d'autrui. Il se révèle bienfaiteur pour son ami Mustapha qui n'arrive pas à publier son livre dans un pays qui tourne le dos à son élite. Le personnage qui nous a toutefois époustouflé est celui du policier interprété par Sid-Ahmed Agoumi. Qui aurait pensé que cet acteur longtemps confiné dans des rôles dramatiques brillerait dans un autre registre, celui de la comédie ? Il s'est opéré en lui une métamorphose artistique que seuls les comédiens talentueux peuvent réussir. Malgré une ambivalence qui rend compliqué le personnage du policier, Sidi-Ahmed Agoumi a su allier avec bonheur le rôle d'un agent de l'ordre conscient de ses obligations professionnelles et celui d'un être humain ordinaire, sensible à ce qui se passe autour de lui. Il partage avec la population ses peines, ses joies et même sa passion pour le football. Abderrahmane Bouguermouh ne voulait-il pas à travers ce héros présenter l'image idéale d'un agent de l'ordre sympathique, dévoué pour le citoyen, plutôt que celle d'un représentant d'une force exclusivement repressive ? Connaissant l'aversion de l'artiste pour toute forme d'agressivité, fut-elle verbale, l'interprétation de son message ne souffre aucune équivoque. Kaci Ksentini s'est enfin distingué dans le rôle d'un père de famille chagriné de ne pouvoir offrir aux siens plus que le «minimum garanti». Il était troublant au moment où il demanda à sa fille infirme, assise dans son coin, observant le remue-ménage quotidien, si elle avait à se plaindre comme le faisaient certains de ses frères. Voulant épargner à son père des soucis supplémentaires, elle s'empressa de dire non avec son sourire angélique. Malgré un salaire misérable et l'état de santé de sa fille, le père ne se départait jamais de sa bonne humeur. Cette attitude soulage quelque peu la douleur de cette famille et rajoute du tonus et de l'entrain au film. Quant à la belle voix de Camatcho qui égrène des airs du terroir, c'est un baume au cœur. Abderrahmane Bouguermouh semblait observer en retrait ce qui se déroulait dans ce microscome comme pour mieux saisir les détails de la vie et rendre avec fidélité la réalité sociale dans laquelle évoluaient les personnages. Malheureusement, dans cette tâche ardue, où seul un professionnalisme de haut niveau peut garantir la réussite, l'opérateur, hélas, n'a pas fait suffisamment montre d'esprit créatif pour reproduire avec force le dynamisme des actions. Les angles de prises de vue, le choix des plans, le réglage des lumières, le cadrage ont manqué de sens artistique. Même le montage, dont les différentes opérations consistent à obtenir le rythme adéquat et une continuité narrative, laissait à désirer. Cependant, quelles que soient les insuffisances technico-artistiques, Kahla oua beïda demeure une œuvre pleine d'humanisme. Réalisée avec une grande sensibilité artistique, elle résonne comme un hymne aux causes justes. En conclusion, nous pouvons affirmer que grâce au sérieux du thème, à l'humour alternant avec des scènes attendrissantes, au langage pétillant du terroir, aux individualités frappantes des comédiens et à la belle voix de Camatcho, l'artiste a pu reproduire un tableau émouvant de la réalité sociale des petites gens, sans s'apitoyer sur leur sort ni développer un discours alarmiste. A. Bouguermouh a su et pu établir un juste rapport entre l'art et la vie. H-L. A. (*) Diplômé de l'Institut du cinéma de Moscou (VGIK) [email protected]