[email protected] Frère Ali, Pourquoi j'ai choisi «frère» ? Tout simplement, parce que je n'ai pas voulu utiliser «Monsieur», introduit à l'ère de feu Boumediène, ni «Excellence» du disparu Bendjedid, ni «Majesté», qu'on ne prononce pas encore mais qui siérait à votre rival dans ces prochaines joutes qui nous rappellent celles de 2004, un mauvais «Frère» de Ben Bella parce qu'il renvoie à une époque où les grades, les hiérarchies, les protocoles n'avaient pas encore perverti la cohésion sociale et la grande fraternité issues de la Révolution. L'esprit révolutionnaire, la camaraderie, la simplicité, la solidarité et tant d'autres valeurs nées du long combat contre le colonisateur étaient encore vivaces dans les esprits et les cœurs. C'est donc par le «frère» rescapé de cette époque glorieuse, que j'ouvre ma lettre... Vous vous présentez pour la seconde fois à des élections présidentielles qui ne vous ont pas souri la première fois. Et vous savez pourquoi. J'ai le souvenir des rares papiers dans la presse indépendante de l'époque que je commettais et où je ne vous donnais pas comme vainqueur. Je sais que cela ne vous avait pas plu à l'époque, ni à tous mes camarades engagés à vos côtés et même à certains de mes confrères, y compris dans mon propre journal. Je voyais les choses telles qu'elles étaient dans la réalité. Peut-être que j'ai été aidé par le fait de vivre loin d'Alger. Mais, en même temps, cela me faisait mal de vous voir, ainsi que le docteur Sadi, aller droit dans le mur. Je sais que la pression fut terrible, la manipulation diabolique... Vos troupes fidèles, les gens qui venaient à vos meetings, l'enthousiasme de tous, ont créé un climat tel que vous ne pouviez voir la réalité, porté que vous étiez sur un nuage d'optimisme qui soufflait très fort à ce moment-là dans vos permanences. Vous ne pouviez voir la bassesse des méthodes qui consistaient à maintenir très haute votre confiance dans les «institutions» républicaines, à vous doper de mensonges et duperies sur la «neutralité» de l'administration... Je ne veux pas revenir sur ces moments pénibles qui ont cassé votre élan, vous contraignant à une retraite que vous ne méritiez pas parce que vous étiez à la force de l'âge politique et que votre intégrité, votre parcours et vos ambitions pour le pays auraient dû vous ouvrir la voie de la consécration. Je suis certain que l'Algérie aurait connu un virage salutaire. Elle aurait donné plus de liberté, plus d'espoir aux gens qui travaillent, aux créateurs, aux jeunes. Elle aurait réduit les risques d'étouffement par les forces de l'argent, un argent souvent mal acquis. Elle aurait combattu l'informel et donné ses chances à une économie qui comptera moins sur les hydrocarbures et qui tentera de répondre d'abord aux besoins du peuple et aux nécessités de l'investissement, en réduisant la facture de l'importation. Elle aurait installé la liberté d'expression, la liberté de réunion, la liberté de pensée pour que toutes les forces puissent se mobiliser, dans un esprit constructif et loin des luttes de clans et des arrière-pensées, afin d'unir les efforts autour d'un programme commun minimum de redressement et de renaissance. Elle aurait donné plus de pouvoir à la justice et vous en êtes un partisan convaincu de par votre fonction et votre parcours. Récemment, des détenus politiques me disaient beaucoup de bien de votre passage en tant que procureur de la République à Constantine. Mais le jour où le code pénal a été remanié pour pénaliser l'écrit de presse et que vous étiez chef du gouvernement, cela ne m'a pas empêché de sortir dans la rue, avec mes camarades journalistes et certains de vos confrères avocats et des militants des droits de l'Homme, pour manifester contre ce texte que vous n'avez pas pu bloquer. Mais il y a eu un autre, beaucoup plus mortel, que vous êtes arrivés à stopper par un barrage patriotique courageux où les élus du FLN que vous dirigiez alors ont su se porter à la hauteur des nécessités du moment. Vous avez sauvé Sonatrach que l'on voulait brader comme on avait bradé tout le reste. Il est un autre dossier, frère Ali, où j'aurais voulu vous entendre : la Kabylie qui brûlait alors par la faute des pyromanes qui ont fauché la vie de 127 jeunes de la région. Ce bain de sang a laissé des blessures mal cicatrisées et je sais que les Kabyles se souviennent lucidement de ceux qui étaient avec eux et de ceux qui étaient contre eux. Mais, pour vous, sachant votre droit de réserve rigide et la situation invivable dans laquelle vous vous trouviez, sous le commandement d'un chef que vous ne pouviez contredire, beaucoup de mes amis kabyles ont rallié votre camp et ne vous ont pas tenu grief de ces silences gênants. Il n'y a qu'à voir vos permanences de Tizi-Ouzou et Béjaïa, comptant des compétences avérées et des militants intègres et sincères, pour comprendre que là-bas, on fait la différence entre les ennemis irréductibles et les amis momentanément gênés. Frère Ali, je peux aussi vous reprocher votre long silence, votre effacement, votre absence prolongée. On savait que vous n'étiez pas atteint de maladie grave et que vous n'aviez pas séjourné au Val-de-Grâce, que Dieu vous en préserve, et donc on se disait que ce retrait total de la scène n'avait aucune raison acceptable. Certes, vous arrivez toujours à expliquer que vous vouliez éviter «la fitna», que vous ne vouliez pas ajouter aux divisions qui minent le FLN, que vous êtes un homme responsable et j'en passe. Vous dites d'ailleurs que vous vous déplaciez souvent dans les wilayas et que le contact fut maintenu avec le peuple. Ces reproches, je vous les avais faits en 2005, lorsque je suis venu vous voir chez vous. Vous m'aviez montré un local situé en face de votre villa où l'on avait installé une immense vitrine miroir. «Derrière la glace, me disiez-vous, ils sont en train de filmer ceux qui viennent chez moi...» Qui faisait cela ? Pour le compte de qui ? Vous étiez si dangereux que cela ? Je vous répondais : «Nous signons nos papiers tous les jours de nos vrais noms et prénoms. Nous affichons nos opinions et si venir vous voir doit nous causer des ennuis, qu'ils poussent avec eux, comme dirait mon illustre colocataire de la page 24.» Ce jour-là, dans votre salon, autour d'un bon café, je vous rappelais que des citoyens étaient persécutés pour la simple raison qu'ils ont marché avec vous et qu'ils avaient cru en la démocratie. Je vous disais qu'ils attendaient un mot de vous, parce qu'ils ont tout perdu pour votre projet, leur projet, celui d'une Algérie républicaine, libre et démocratique. Vous me repreniez : «Non, je ne suis pas silencieux. Je suis en contact avec tous mes réseaux dans les 48 wilayas. Cela se fait dans la discrétion...» Mais au diable donc la «discrétion», le «droit de réserve», la «volonté de ne pas diviser le FLN», le refus de la fitna ! Votre formation de juriste à laquelle sont venues s'ajouter des fonctions sensibles, celles de procureur de la République et, plus tard, de ministre de la Justice, sans parler du rang supérieur de chef de gouvernement, vous ont certainement inculqué une culture de légalisme et de strict respect des codes, des hiérarchies et des protocoles. Or, la lutte politique exige parfois que l'on casse la baraque, que l'on sorte des sentiers battus. Vous avez tout le loisir de constater que le FLN est plus divisé que jamais, sans que vous ayez quoi que ce soit à vous reprocher, que la «fitna» est au cœur du pays et que tous les voyants sont au rouge... Oui, je sais que vous l'avez cassée la baraque en 2004 et que, peut-être, vos conseillers ont tracé une ligne de conduite et de communication moins agressive cette fois-ci, plus conciliante. Sachez que cela ne changera rien au traitement que l'on vous réserve. En 2004, cher frère, vous auriez dû tenir le discours clément de 2014. Les Algériens ne voyaient pas encore le gouffre qui s'ouvrait devant eux. Vous étiez en avance de dix années. Et c'est maintenant qu'il faut retrouver la verve et l'exaltation de 2004... Mais pour quoi faire, cher frère ? Pour des prunes comme on dit ! Il vous reste à bâtir un parti politique, à ne plus compter sur un FLN conquis par l'argent des véreux. Il vous reste à capitaliser une expérience politique très riche et il vous reste, surtout, à ne rien perdre de ces valeurs sûres, de tous ces jeunes et moins jeunes cadres qui vous suivent et qui ne veulent plus s'impliquer une fois tous les cinq ans, mais agir quotidiennement pour installer le rêve dans la tête de tous les Algériens. Quittez cette mascarade à toute vitesse et bâtissez l'avenir. Quittez ces petites histoires par la grande porte : elle vous ouvrira celle de la grande Histoire...