Les fumeurs, invétérés ou débutants, peuvent en témoigner ; la plus grande difficulté durant le mois de jeûne est bien celle de l'abstention vis-à-vis d leur «péché». Les fumeurs, soumis donc à cette rupture inopinée avec leur chère nicotine, se retrouvent du jour au lendemain, et au fil du long mois de Ramadhan, aux prises avec une nervosité accrue liée à cette envie folle de griller une cloppe et l'obligation religieuse de l'abstention et du contrôle de soi. Il est vrai alors qu'un conflit plus que psychologique, mais réellement physique, naît en ces personnes qui vivent ainsi une lutte interne où s'opposent leur volonté d'observer une obligation religieuse et un besoin biologique né de l'addiction à la nicotine. C'est le cas de Kader, la soixantaine bien entamée, retraité vivant avec sa femme et ses deux enfants adultes. Bien que d'ordinaire titilleux et maniaque, le caractère de Kader offre à son entourage durant le Ramadhan une dimension plus complexe, qualifiée de « schizophrénique » par son fils qui est le premier à subir des sautes d'humeurs des plus aigues. «La journée de mon père commence dès le petit matin, au s'hor lorsqu'il se lève pour avaler son couscous au lait caillé ainsi que quelques dattes ; tout se passe toujours bien sauf qu' à peine sa prière du fadjr achevée, le démon de mon père commence à montrer ses cornes. Avant d'aller se recoucher, il trouve toujours quelque chose à dire du genre «demain, c'est pas la peine d'oublier le pain», «ne laisse pas les lumières allumées » ou encore «c'est pas possible, il fait une chaleur infernale !» ; des phrases lancées avec agressivité mais à ce moment-là, je ne dis rien car je sais que les premiers effets du manque de nicotine commencent à apparaître. La journée se passe après cela tranquillement, puisque mon père dort puis quitte la maison pour changer d'air et en profiter pour faire quelques courses, mais à son retour, vers la fin de l'après-midi, le démon revient avec lui, et c'est là que commence une vraie «recherche de noises» avec quiconque croise son chemin. Il commence toujours par moi, j'ai pris mon congé durant le Ramadhan et j'avoue que souvent, je reste au lit pendant la journée et cette situation semble déranger au plus haut point mon patriarche qui me lance presque au quotidien : «T'es toujours endormi ! Va trouver quoi faire ! Lave la voiture ou sors acheter quelque chose pour la soirée !» Des requêtes sans fondement et qui réussissent à m'exaspérer et provoquer ainsi des clashs et disputes qui finissent toujours par une porte qui claque ou des injures impies en ce jour de piété. Ensuite, il rejoint ma mère et ma sœur affairées dans la cuisine et là, c'est aussi une quête de disputes : «J'espère que ce n'est pas encore un plat lourd comme celui d'hier que vous êtes en train de nous mitonner ! Vous gaspillez trop de nourriture, c'est trop ! Ouvrez les fenêtres, aérez un peu, on étouffe dans cette maison !» Et c'est une autre crise de nerfs qui éclate. Mais n'imaginez surtout pas qu'il s'arrête là. Il trouve toutes sortes de critiques, de remarques ou de requêtes qui nous font littéralement sortir de nos gonds et cela dure jusqu'à l'appel du muezzin. Car, croyez-le ou pas, à peine «Allah ou Akbar » prononcé que mon cher papa se jette sur son paquet de cigarettes, en allume une, la fume silencieusement puis entame sa prière. À partir de ce moment-là, il se transforme. Et sa seconde facette de son tempérament qui ressurgit. Il devient du coup et comme par enchantement calme et serein ; le repas se passe toujours très bien, il rigole et se permet même de raconter des blagues à table, suggère à ma mère de l'emmener en balade ou me demande si j'ai besoin de la voiture. Bref, le père idéal, et ce, jusqu'au jour suivant !»