De profil, le chef couvert d'une casquette � carreaux, il avait un petit air de Brecht dont la pi�ce �L'exception et la r�gle � a �t� sa premi�re adaptation en kabyle. Il partageait, au demeurant, avec l'illustre auteur allemand la passion du th��tre de la distanciation m�me et de la po�sie. De face, surmont� du m�me couvre-chef, on croirait Pr�vert rentrant au petit matin d'une vir�e � travers les arcanes d'une nuit blanche. Comme l'un et l'autre, comme Brecht et comme Pr�vert, il �tait un homme de parole et un homme de la parole. Parole… Paroles… Mohya, que l'on appelle aussi Muhend u Yehya, sans doute pour la ressemblance phon�tique, au moins partielle, avec un autre Muhend, le g�nial et tourment� U M'Hend, �tait une l�gende. On parlait de lui en regardant loin et haut, comme d'un Slimane Azem ou d'un El Hasnaoui. Plusieurs g�n�rations de militants de la culture berb�re ont appris en m�me temps que lui, avec lui, gr�ce � lui, de lui, combien les cultures opprim�es, ostracis�es, m�pris�es par les appareils politiques du pouvoir, ont besoin de l'universalit� et combien cette derni�re a besoin d'elles. Kateb Yacine avouait, sans complexe, ce qu'il devait � Mohya, dont le talent ne consistait pas seulement � rendre familier des œuvres du r�pertoire universel mais aussi de rendre accessibles au montagnard kabyle des textes parfois �litaires dans la langue o� ils ont �t� �crits. Adapter � En attendant Godot � de Samuel Beckett, comme l'a fait Mohya, ce n'est pas seulement faire conna�tre au public berb�re une pi�ce primordiale du renouveau th��tral moderne. C'est aussi rendre populaire en kabyle un texte qui ne l'est pas dans sa langue d'origine. Mouloud Mammeri rendit aussi hommage � Mohya, comme un po�te majeur de la modernit� kabyle. Si on a si peu parl� de Mohya de son vivant, c'est aussi sans doute un peu son vœu. Il refusait de se pr�ter � ce qu'il convient d'appeler aujourd'hui la �m�diatisation � de son travail. Il restait dans la pudeur, la r�serve. Il appliquait, dans la vie, comme au th��tre, le principe de la �distanciation� brechtienne. On dit que la marque du g�nie, c'est de ne pas prendre au s�rieux le g�nie. Mohya �tait un homme qui cr�ait comme il respirait, sans effort. Cela venait naturellement comme si �a devait in�luctablement advenir de lui. Et, dans un �tincellement de la d�rision culminant dans l'autod�rision, Mohya passait par le sas de la satire sa propre cr�ation. L'attitude de retrait du monde (au sens mondain du terme) laissait comme des points de suspension… Mais elle n'a pas emp�ch� la reconnaissance, au moins par des pointures comme Kateb, Mammeri, Idir, de son vivant m�me, de son apport novateur dans la localisation de la culture berb�re dans ce qui peut lui donner l'oxyg�ne dont la privent cruellement les ghettos, l'universalit�. Il est arriv� � Mohya ce qui arrive aux l�gendes. On conna�t le titre, parfois un bout souvent, rien en-de�a… Inutile de dire que le silence dans lequel l'a mur� la presse officielle alg�rienne des ann�es de plomb n'a jamais emp�ch� que sa parole aille vers qui elle devait aller. Au contraire, ce silence est un hommage a contrario � la puissance subversive de sa parole. Qui est ce po�te caustique dont la verve de chansonnier a fait les d�lices de tant d'amoureux clandestins, pourchass�s, exil�s, de la langue berb�re ? Qui est cet inventeur du th��tre berb�re, qui fait parler les personnages de Pirandello ou de Moli�re en kabyle lorsque le th��tre dans notre langue �tait r�duit � dessein aux pochades de Kaci N'tizi- Ouzou et de quelques autres amuseurs publics dont l'�lan court accr�diterait la fatalit� que les langues minoris�es sont aussi des langues mineures ? Mohya vient de d�c�der � 54 ans, donc jeune. Sa notori�t� sulfureuse �tait tellement grande aupr�s de la jeunesse de Kabylie et de la diaspora qu'on le croyait, comme tous les mythes, bien plus �g� que cela. N� � Ath Ouacif, il grandit � Azazga. Il fr�quente le lyc�e de Tizi- Ouzou puis fait des math�matiques � l'universit� d'Alger avant d'atterrir, pour une ann�e, sur les bancs de l'unirvesit� de Strasbourg. Au milieu des ann�es 1970, il arrive � Paris. Pendant tout son parcours scolaire et universitaire, Mohya montre un int�r�t d'une grande sensibilit� esth�tique � la langue berb�re. C'est dire que ce militant de la culture et de la langue berb�res n'�tait pas du genre sloganiste et incantatoire. Il n'�tait pas non plus politique au sens o� il se plierait � une discipline de r�flexion et d'action partag�e avec d'autres camarades. De l'avis de tous, son militantisme �tait celui de l'artiste, cr�atif et intelligent. Dans ses ann�es alg�roises, il participe, comme beaucoup d'�tudiants de l'�poque qui seront les moteurs du mouvement berb�re de 1980, aux cours agonisants sous la pression du pouvoir de Mammeri � l'universit� d'Alger. Ses ann�es parisiennes co�ncident avec une �bullition qui lui fera c�toyer l'Acad�mie berb�re, dont le bulletin publie ses premiers articles en tifinagh, le groupe de l'universit� de Vincennes, la coop�rative Imdyazen, l'Association de culture berb�re. A ces premiers bourgeons de la renaissance de la culture berb�re, Mohya apporte toujours le m�me d�sir d'inventer la langue de la modernit� dans le recouvrement de la tradition. Il �crit des articles en tifinagh, des po�mes remarquables, chant�s par Idir, Ferhat, Malika Domrane. Il adapte des po�mes de Boris Vian, Nazim Hikmet. Mais, surtout, il fonde le th��tre en berb�re. Il adapte – son adaptation est une v�ritable (re) cr�ation – Brecht, Moli�re, Pirandello. Soucieux du travail de groupe, il donne des cours de berb�re, anime des ateliers d'adaptation th��trale. Il monte lui-m�me ses pi�ces. Mohya ouvre les portes de la culture berb�re et d�cide de fermer les siennes. Il y fait entrer tout ce que l'humanit� a produit de beau et se poste, lui, en retrait de toute cette effervescence de la cr�ation et du militantisme. Son nom, Mohya, suffit � faire savoir non seulement de qui mais surtout de quoi l'on parle. P.S. de nulle part : Mohya est parti en hiver. Il �tait n� un 1er novembre… Ca ne s'invente pas…