Reportage réalisé par Abachi L. Ce que l'ex-FIS (Front islamique du salut) n'a pu réaliser durant sa période faste et sa toute puissance, les bureaucrates tapis dans des bureaux feutrés d'Alger, délibérément ou inconsciemment, sont en voie de l'accomplir. C'est l'histoire tumultueuse de l'hippodrome implanté à l'intérieur de la forêt du Sahel de Zemmouri, dans l'est de la wilaya de Boumerdès. Ce champ de courses a été ouvert, dans l'urgence, le 10 octobre 1990, sur instruction de Mouloud Hamrouche, alors chef du gouvernement, pour mettre en échec la politique d'intolérance du parti islamiste. «La forêt du Sahel de Zemmouri a été transformée en camp de regroupement et d'entraînement. Des milliers de militants du Fis, venus des 48 wilayas, s'y rassemblaient. Ils organisaient des marches pour empêcher l'inauguration de l'hippodrome. Alors nous avions reçu des instructions fermes pour l'ouvrir avant même l'achèvement des travaux de l'une des pistes. Moi-même j'ai été rappelé d'Oran pour prendre la direction de cet hippodrome», se souvient Mustapha Bira, l'actuel directeur de cette infrastructure. Que reste-t-il de ce défi ? Une grande infrastructure de 75 hectares qui était un bijou, flanquée du nom d'«hippodrome international Emir-Abdelkader», dans un état déplorable. C'est l'Etat, par le biais d'une entreprise (Société des courses hippiques et des paris mutuels SCHPM), sous tutelle du ministère de l'Agriculture et du Développement rural, qui est en possession d'un champ de courses dans un tel délabrement ; surtout les tribunes. Ces tribunes constituent en effet un danger imminent pour les turfistes. Le bon sens et la sécurité du public dictent, à notre avis, aux responsables de la wilaya de Boumerdès la fermeture de l'hippodrome. En réalité, nous sommes partis à Zemmouri pour collecter quelques informations en vue de publier un reportage sur la saison estivale. Notre première étape fut justement ce champ de courses pensant qu'en cette période estivale nous trouverions les lieux bouillonnant d'activité. La déception est totale. la mort à petit feu L'hippodrome est désert. Au bout de la route principale quasiment impraticable, nous avons rencontré quelques propriétaires, entraîneurs et drivers. Ils en ont gros sur le cœur. Les propriétaires sont dans une impasse. «Les responsables entreprennent de tuer à petit feu notre vocation. Nous nous accrochons à une passion sinon nous n'aurions plus rien à faire ici. Certains d'entre nous ont hérité ce métier de leurs parents. Ils n'ont pas autre chose à faire.» Tous affirment en outre qu'ils ne sont pas payés régulièrement quand ils gagnent des courses. Or ils financent eux-mêmes tout, c'est-à-dire l'achat d'un cheval de courses et son entretien lequel peut coûter jusqu'à30 000 DA par mois. «Il y a quelques jours, je n'ai réussi à acheter du foin à crédit que grâce à l'intervention d'un ami», déplore El Bey, propriétaire de 5 trotteurs qui, par ailleurs, jure qu'il n'a pas été payé depuis plus de 7 mois, alors que la créance qu'il détient sur la société des courses dépasse les 120 millions de centimes. Nos interlocuteurs s'interrogent sur leur statut. «Nous sommes des artisans et des producteurs de spectacle. Nous voulons plus d'égard pour notre métier qui découle d'un passé culturel lié aux chevaux nobles», estiment-ils. N'ayant plus les moyens pour recruter des travailleurs, les propriétaires s'occupent eux-mêmes des chevaux ou confient pour certains ce travail à leurs enfants, même en bas âge. Où vont les paris? Les conditions des départs sont-elles régulières ? Par crainte de représailles de la part de la société des courses, les compagnons d'El-Bey hésitent à parler ou le font sous le sceau de l'anonymat. «On peut nous expulser des box ou nous retirer nos agréments.» L'amertume de ces passionnés des chevaux et des courses est à la mesure de leur espoir de maintenir vaille que vaille les courses de trot (charrette). Ils affirment en effet que l'Algérie est le seul pays d'Afrique où cette course est encore pratiquée singulièrement à Zemmouri. «Mais au rythme où se dégrade notre situation, sa disparition est inéluctable.» Nous abordons avec eux la délicate question finances, plus particulièrement le volet des paris et des sommes récoltées. Ils nous lancent des montants sans pour autant être précis. «Il est question de 350 à 400 millions de recette pour chaque course mais personne n'est en mesure de vous communiquer un chiffre précis. Quand on transporte de l'argent dans des chkara, cela veut tout dire», lance l'un d'eux. Pour nos vis-à-vis, des parieurs en nombre existent à travers les grandes agglomérations du pays, particulièrement celles de la Kabylie et de l'Algérois. Il y a même de gros parieurs. Pour eux, c'est la gestion de cette filière qui pourrait être très rentable pour le Trésor public et les collectivités locales qui pose problème. Lorsque nous nous apprêtions à quitter le champ de courses, un driver nous a fait, en aparté, quelques révélations, notamment sur les départs de courses. Pour lui dans certaines courses, spécialement celles de trot, les départs ne sont pas réguliers. Sur notre insistance il se lâche et nous cite l'exemple le plus récent : «La course qui s'est déroulée le premier mardi d'août se courait sur 2 100 m avec 15 partants. Cinq partants ne sont pas revenus derrière les élastiques avant le top départ. Ils avaient pris environ 20 m d'avance. Après le top départ, le commissaire de course a crié : faux départ ! avant de revenir sur sa décision et laisser la course se poursuivre. Comme par hasard ce sont les 5 partants en question qui se sont partagés les premières places.» Est-ce que ce genre d'incident survient plus souvent ? «Venez plus souvent, enquêtez et vous allez voir», nous dira-t-il avant de nous quitter précipitamment. Quelques jours plus tard, Mustapha Bira, qui nous a accordé un entretien, a réfuté cette allégation. «Des incidents mineurs peuvent survenir. C'est le cas dans les hippodromes du monde entier. Si par contre il y a, comme l'affirme ce driver, volonté de falsifier les courses, les autres concurrents ne se tairont pas.» Le driver qui s'est confié à nous a protesté à sa manière mais, craignant probablement des représailles, n'ose pas aller plus loin. S'agissant du volet financier, le directeur de l'hippodrome de Zemmouri nous apprendra que le ticket du PMU coûte en Algérie 5 DA. Cette somme est répartie comme suit : 65% sont reversés aux parieurs, 10% vont dans la trésorerie de la société des courses, 9% sont versés à l'Office national du développement de l'élevage équin et caprin, 7% au ministère de la Jeunesse et des Sports et le reste à parts égales entre la Fédération nationale des sports équestres et les collectivités locales. Mais notre interlocuteur n'a pu nous renseigner sur le circuit dans lequel circule cet argent et qui procède au contrôle. A noter que nous avions pris contact avec l'intérimaire du directeur général de la SCHPM pour demander de plus amples informations sur tout ce qui touche à l'hippodrome de Zemmouri et le système de collecte de l'argent des mises ainsi que la gestion des paris, ce dernier s'est contenté de nous orienter vers M. Bira. Danger sous les tribunes Les deux tribunes, la plus grande notamment de cet hippodrome, constituent un danger pour les turfistes. Elles ont été gravement endommagées par le séisme du 21 mai 2003 et sont restées en l'état. Selon le directeur de l'hippodrome, le CTC (Contrôle technique de construction), une institution de l'Etat, les avaient classées en 2003 en Orange 4. Cet organisme recommandait donc carrément leur destruction. Des murs largement fissurés, des cloisons maintenues que parce que construites sur une charpente métallique. A l'intérieur de ce que furent les locaux commerciaux, toilettes et bureaux, les détritus et ordures s'entassent et dégagent des odeurs nauséabondes. Les tonnes de briques d'une tourelle qui s'est effondrée lors du séisme constituent un énorme tas sur le côté de la plus grande tribune. Les propriétaires nous ont affirmé que la société des courses et paris mutuels a reçu 21 milliards de centimes pour la réhabilitation de l'hippodrome et que l'argent a été dépensé pour autre chose. Bira, le directeur, croit savoir de son côté que le dossier concernant l'indemnisation et la prise en charge de la réhabilitation est toujours dans les tiroirs du ministère de l'Intérieur et des Collectivités locales pour validation. Onze ans après le tremblement de terre, ce budget, érodé par l'inflation, suffira-t-il à faire face aux dépenses qu'induira la réhabilitation de cette infrastructure, d'autant plus que la piste de trot de 1 700 m constitue une entrave pour le bon déroulement des courses et doit être par conséquent complètement refaite ? Et pour cause, entraîneurs et drivers sont d'accord dans leur diagnostic quant à la qualité de cette piste. «Elle n'est pas conforme aux normes requises pour les courses de trot. Elle est cabossée. Elle constitue un risque et pour les chevaux et pour les drivers. En hiver, les nombreuses mares d'eau sont visibles.» Bira rappelle que l'hippodrome a été ouvert en 1990 dans l'urgence pour faire face à des impératifs de politique d'Etat. «La piste en question n'a pas été réalisée comme il convenait de faire ce genre d'infrastructures. Sa réfection nécessite de la technicité et un savoir-faire», dira-t-il. Nous sommes retournés une seconde fois pour nous entretenir avec le directeur de cet hippodrome, Mustapha Bira. Notre vis-à-vis a essayé de répondre à toutes nos questions, mais n'ayant pas tous les éléments en main, il n'a pas répondu à celles relatives à la gestion des recettes provenant des paris. Un directeur sans prérogatives et des agents sans paie L'hippodrome de Zemmouri est, selon Bira, une unité de la Société des courses épiques et des paris mutuels SCHPM basée à Alger. La SCHPM a été créée suivant le décret présidentiel numéro 87/17 du 13 janvier 1987, amendé et complété par le décret exécutif numéro du 05/164 du 3 mai 2005. Elle est érigée en Epic (Entreprise publique industrielle et commerciale). Elle est placée sous la tutelle du ministère de l'Agriculture et du Développement rural. Au cours de notre discussion avec M. Bira, nous avons noté que ce dernier n'a quasiment aucune prérogative de gestion puisque l'hippodrome classé international n'a ni budget ni régie de dépense. Par ailleurs, des agents de l'entreprise se sont plaints de l'irrégularité du versement de leurs salaires. «Nous ne percevons que la moitié de nos salaires», nous ont confié plusieurs employés. «Les seuls revenus, modiques, de l'hippodrome, déplore son directeur, résultent de la location des 3 écuries. Ces loyers sont de 4 500 DA l'écurie de 8 box, 5 995 DA pour l'écurie de 12 box et 9 000 DA concernant celle de 15 box. Et encore, ces loyers sont prélevés par la direction générale sur les gains des propriétaires», précisera Bira. Le champ de courses souffre également du manque de personnel lequel est versé, semble-t-il, au champ du Carroubier, dans la wilaya d'Alger. Le constat du directeur est acerbe : «A l'époque, l'hippodrome fonctionnait avec pas moins de 160 agents. Quand nous préparions le Prix du Président, l'effectif pouvait atteindre les 300 personnes. Nous ne disposons maintenant que de 4 agents d'entretien.» Les responsables de cette société se sont-ils posé la question de savoir si l'on pouvait gérer une infrastructure de 75 hectares qui abrite chaque semaine trois courses hippiques avec seulement 4 agents et un tracteur déglingué ? Des chevaux terrorisés et des départs de courses pénibles Lors de notre dernière visite, nous avons assisté au départ d'une course «quarté quinté». Le prix Meddah — 350 000 DA que se partageront les gagnants (propriétaires, entraîneurs et jockeys) — était une course de 1 400 m, réservée aux chevaux arabes nés en Algérie, âgés de 3 ans et plus et n'ayant pas totalisé 231 000 DA de gains depuis le premier janvier 2004. Il y avait 14 partants qui ne se sont lancés sur la piste du galop qu'après environ 45 mn de retard sur l'horaire prévu. Les préparatifs du départ étaient en effet ardus. Les chevaux, surexcités ou terrorisés, incontestablement mal préparés, refusaient en effet d'entrer dans les stalles. Lorsque le personnel de l'hippodrome et les quelques agents, qu'aucune tenue ni autres signes ne distinguent d'ailleurs, réussirent à faire entrer trois bêtes, la grille des stalles obsolètes se sont ouvertes par inadvertance. Les trois chevaux surgirent telles des «bombes». L'irréparable a failli se produire au sein des personnes qui s'affairaient autour de la ligne de départ. Fort heureusement seul un jockey a été légèrement touché au bras. Il était à deux doigts de se retirer de la course. Plusieurs fois les deux commissaires de course avaient proféré des menaces de donner le top départ sans une partie des partants. Péniblement, le personnel, agité et de surcroît totalement incompétent pour amadouer les bêtes peureuses, ont pu faire entre les 14 partants dans leurs box de départ. A l'arrivée nul dispositif de la photo finish. Bira nous avait dit auparavant que toutes les courses sont filmées pour être supervisées en cas de constatation. Nous n'avons constaté aucun dispositif de ce genre. Les jockeys, encore essoufflés, les visages en sueur et couverts d'une couche de sable, entraient dans la salle de pesage. A la sortie ils ne prendront pas de douche. «Il n'y a même pas de douche dans cet hippodrome pour nous. Je la prendrai une fois chez moi», dit Yacine, lycéen et accessoirement jockey, avant d'ajouter plein de dépit : «Vous voyez dans quelles conditions nous travaillons ? Personnellement c'est seulement la passion des chevaux qui me pousse à rester, sinon je n'ai plus rien à faire ici.» Parler présentement de courses hippiques à l'hippodrome de Zemmouri est quelque peu déplacé. Suffisante.