De Tunis, Sarah H. En 2013, l'assemblée générale des Nations unies a adopté une résolution proclamant le 2 novembre Journée internationale de la fin de l'impunité pour les crimes commis contre les journalistes. Le premier séminaire régional commémorant cette journée s'est ouvert hier à Tunis. Parrainé par l'Unesco et organisé par l'ONG Reporters sans Frontières en partenariat avec l'ambassade de France, le Haut Conseil aux droits de l'homme de l'ONU et le Conseil de l'Europe, cette rencontre concernant la sécurité des journalistes au Maghreb a réuni des représentants de la profession, de la société civile et des organismes internationaux ; elle a pour objectif de regrouper un certain nombre de témoignages et de recommandations, lesquels seront transmis aux organisations onusiennes par les rapporteurs présents sur place. Impunité : la deuxième mort du journaliste La première journée de ce séminaire a été entamée avec l'intervention de Mme Ito Misako, conseillère pour la communication et l'information au bureau de l'Unesco-Maghreb. Selon elle, ce sont les chiffres les plus alarmants de ces dix dernières années qui ont incité l'ONU à instituer une Journée internationale contre l'impunité : 700 journalistes ont, en effet, été assassinés durant cette décennie dont l'année 2012 est la plus meurtrière avec 123 victimes. Elle déplore, en outre, que 90% de ces crimes sont restés impunis jusqu'à ce jour, d'où «la ferme intention des Nations unies d'exiger des Etats-membres d'assurer un cadre juridique efficient à même de diligenter des enquêtes et d'élucider les crimes dont sont victimes les journalistes», car, comme le note M. Mahmoud Dhaouadi, président du Centre de Tunis pour la liberté de la presse, «cette décennie meurtrière est un massacre inédit depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale» et d'autant plus infâme que l'impunité régnante «est souvent entretenue par les gouvernements». Pour sa part, Mme Raja El Abbassi, journaliste libyenne et membre du service de communication et d'information de l'Unesco, a présenté le plan d'action de l'ONU sur la sécurité des journalistes. Son intervention est centrée sur le rôle des juges et avocats, de la société civile et des médias dans la résorption du phénomène de l'impunité. Tout en notant qu'entre 2006 et 2013, la plus grande majorité des victimes (94%) sont des journalistes locaux et que 9 crimes sur 10 sont restés impunis, elle précise que la région arabe compte 190 meurtres durant cette période dont deux cas seulement ont été élucidés tandis qu'en Afrique, on dénombre 76 victimes. Concernant le plan d'action de l'ONU, Mme El Abbassi a souligné l'importance du travail de sensibilisation dont le dernier exemple et la publication par l'Unesco d'un guide pratique destiné aux journalistes travaillant en zone de conflits. De plus, des outils de pression ont été élaborés afin que les gouvernements s'engagent à limiter le phénomène de l'impunité. Vice-représentant du Haut-Commissariat des Nations unies en Tunisie, M. Mazen Shaquoura présente la résolution 27-L7 du Conseil des droits de l'homme sur la sécurité des journalistes, adoptée le 19 septembre 2014 et ratifiée par 80 pays. Ce texte recommande l'installation de comités d'enquête indépendants à chaque fois qu'un journaliste est victime de violence, la formation de procureurs et de juges spécialisés,l'instauration de procédures adéquates et la prévention contre ces crimes. Mais il souligne également l'importance, pour les institutions juridiques, de connaître précisément la différence fondamentale entre liberté d'expression et diffamation ou incitation à la haine. M. Shaquoura rappelle enfin que la résolution apporte un nouveau dispositif qui consiste à exiger des Etats-membres un rapport régulier (tous les quatre ans) sur la sécurité des journalistes. Témoignages Le premier panel de cette journée s'est achevé avec une série de témoignages de journalistes maghrébins sur les conditions de leur travail, les agressions, menaces ou intimidations dont ils ont été victimes. Ouns Abid est une photographe free-lance collaborant entre autres avec Jeune Afrique et Der Spiegel depuis 2007. Elle insiste particulièrement sur les difficultés du terrain auxquelles les journalistes tunisiens, notamment les femmes, n'ont pas été préparés. La photographe estime également que la problématique du stress post-traumatique n'est pas assez prise en considération : «Le syndrome du stress post-traumatique n'est pas reconnu par les organismes tunisiens. Les conditions de travail difficiles, les exigences souvent excessives des rédactions, les multiples risques encourus sur le terrain ainsi que les agressions forment un ensemble de facteurs anxiogènes qui entravent souvent l'exercice efficient de notre travail. Il faut surtout que les patrons de presse soient conscients de la nécessité de prendre en charge cet aspect de la profession». La Marocaine Maria Moukrim, directrice du site d'information Febrayer commence par rappeler l'évolution du champ médiatique dans son pays depuis 1998, fin du règne de Hassan II. Cet «âge d'or» a connu une libération inédite de l'expression journalistique à telle enseigne que des enquêtes audacieuses ont vu le jour sur des sujets tabous à l'instar du salaire de Mohammed VI, les budgets des palais royaux, etc. Mais cela ne durera pas longtemps, regrette-t-elle, «nous avons connu par la suite une campagne de répression qui a mené à la fermeture de l'hebdomadaire Mon Journal puis, à long terme, à l'intimidation directe des journaux, créant ainsi le phénomène de l'autocensure». Elle témoigne également sur les agressions physiques dont plusieurs journalistes ont été victimes, notamment lors des célèbres manifestations dénonçant la grâce royale du pédophile espagnol Daniel ; des agressions qui ont contraint le ministre de l'Intérieur à diligenter une enquête mais «cela fait deux ans et nous ne connaissons pas encore les résultats de cette enquête», a précisé Maria. Pour sa part, notre confrère Tarek Hafidh, directeur du site Impact 24, est revenu sur la décennie noire qui a coûté la vie à plus 100 journalistes algériens et durant laquelle l'Etat a mis en place un dispositif de protection qui, s'il fut efficace, représentait néanmoins une entrave à la liberté d'expression. Par la suite, depuis l'an 2000, «les journalistes ne sont plus menacés physiquement mais font les frais d'une gestion économique défaillante qui les contraints souvent à émigrer vers des organes étatiques où il sont, certes, mieux payés mais où la liberté d'expression est quasi inexistante. A cela, s'ajoute un chantage financier exercé par l'Etat et par des entreprises nationales et étrangères sur les journaux indépendants». De la Mauritanie, Ahmed Ould Chikh, directeur du journal Calame, est le seul à apporter une note d'espoir : «Depuis 2005, la Mauritanie est considérée comme le pays maghrébin où la liberté de la presse est la mieux respectée. Le délit de presse a été définitivement dépénalisé et la censure n'existe plus. Cela dit, la menace économique est toujours présente mais ne parvient pas à entraver la liberté d'expression». Enfin, le journaliste libyen Salah Zater dont le pays est actuellement le plus sinistré en la matière, dresse un état des lieux alarmant : «Kidnappings, tortures, meurtres, exode de journalistes... autant de violences qui aujourd'hui empêchent la presse libyenne d'exercer le métier avec objectivité et impartialité car ces deux éléments sont considérés comme des crimes ! Plus de 75 journalistes ont quitté le pays et ceux qui sont restés sont quotidiennement agressés ou menacés.»