Par Boualem Aïssaoui La veille, il avait revu avec ses proches, dans une ambiance où on percevait tantôt des signes d'excitation tantôt de la tension, tous les détails du protocole de la cérémonie. Durant sa longue carrière, l'homme au charisme indéniable, qui entame dans la bonne humeur la neuvième décennie de son existence, avait assisté pourtant à bien des avant-premières à travers le monde, côtoyé les grandes figures du septième art, scénaristes, metteurs en scène, comédiens, compositeurs et techniciens souvent aux doigts magiques ; dirigé des entreprises de production et de distribution cinématographiques, comme il avait connu de façon solennelle ou conviviale, de près ou de très près, par des combinaisons dont il détient le code d'accès, présidents et membres du gouvernement, émerveillant parfois ses partenaires professionnels étrangers en visite de travail en les mettant, en l'espace de quarante-huit heures seulement, au contact de cinq ou six ministres pour faire avancer tel ou tel dossier, ce qui ajoutait bien évidemment à sa notoriété. Mais cette fois-ci, il ressentait curieusement une indéfinissable appréhension à l'approche de l'évènement. Auréolé il y a près de quarante ans d'une distinction prestigieuse dont l'éclat tout en or avait projeté sur les écrans des plus grands cinémas de la planète une image inattendue de cette Algérie laborieuse, aux mains rocailleuses, au visage austère, au verbe haut et tranchant, au regard trempé dans l'acier, qui n'imaginait pas un seul instant, au regard de ses urgences du moment, escalader la première décennie de son indépendance à peine célébrée les marches toutes tapies de rouge d'un majestueux palace méditerranéen pour recevoir, sous une multitude de flashs, une nouveauté dans le monde arabe, le fameux trophée qui récompense à l'échelle mondiale la meilleure œuvre cinématographique. L'homme qui avait traversé bien des tumultes et connu des heures de gloire laissait soudainement place à un être fragile, plein d'humilité, attaché au crépuscule de sa vie à laisser à la postérité une image digne de son parcours et où les séquences d'hier mêlées de terre et de sang laisseraient place à des interrogations philosophiques à résonance universelle sur cette grande aventure humaine, la lutte de Libération nationale, dont l'issue victorieuse avait libéré le pays et les consciences. En somme, pour une fois, faire un film sur la révolution avec le moins de coups de feu possible... en convoquant, au détour d'une singulière histoire à trois, qui aurait pu se jouer au théâtre de la Grèce antique, les questions d'objection de conscience, de repentir, de valeurs humaines opposées puis graduellement partagées par les hommes sur les champs de bataille, lorsque les agresseurs réalisent enfin l'absurdité de leur combat et que les résistants, convaincus de l'universalité de leur lutte, leur ouvrent sans haine le chemin du pardon, même sur les sables brûlants d'un impressionnant et merveilleux désert. Cinéaste du «système», selon ses détracteurs ou simplement selon des grilles de lecture d'observateurs critiques grands amateurs de la lutte des classes, il a eu à gérer dans les années fastes, loin de toute orthodoxie, des entreprises publiques dont l'une sera dissoute à défaut, murmurait-on à tort ou à raison, de le démettre, et l'autre tombée peu après son départ dans l'œil du cyclone qui l'emportera lorsque les «orfèvres» de la restructuration en tout genre, et plus tard les experts de la liquidation toujours en poste à ce jour viendront à sévir. Et s'il a eu bien des démêlés, mais dans les règles de l'art pourrait-on dire au regard des confrontations souvent violentes d'aujourd'hui, avec la «profession», il empruntera bien volontiers, sourire en coin, il y a quelques mois, à celle-ci le lexique protestataire pour s'indigner des embûches qui ont retardé et menacé son projet, devant une assistance parmi laquelle on pouvait distinguer des figures crépusculaires de la «vieille garde» du cinéma d'Etat, reconnaissables de loin à leur hésitation à applaudir franchement l'ancien dirigeant «fort, arrogant, libéral avant l'heure, et sûr de lui», selon les canons de la littérature syndicale de chevet, reconverti tardivement à leurs yeux en compagnon contestataire. L'homme fera pourtant le procès sans appel de pratiques parasitaires dans l'activité cinématographique, ennemies historiques de toute lutte syndicale, décriées à voix basse ces dernières années, mais dénoncées pour la première fois publiquement, de surcroît en face de la ministre nouvellement investie de la responsabilité du secteur de la culture, ce qui pouvait suggérer d'ailleurs d'autres lectures même si cela ne participait pas d'une quelconque préméditation. Que pouvait-il se reprocher pour être sujet subitement au trac d'un débutant, la veille de la cérémonie de présentation officielle de sa dernière œuvre, en ce mois de novembre dont le premier jour a sonné il y a soixante ans, le début du crépuscule puis la fin d'une longue nuit coloniale ? Enfant de ces vastes étendues présahariennes écrasées par les méfaits de la colonisation qui a confisqué les terres et les cheptels, détruit les liens sociaux, réduit des populations entières à la famine, il a su garder dans sa «mémoire des noms et des lieux», même s'il a succombé vite selon certains à un mode de vie «seigneurial», le souvenir des années de misère et de braise dans lesquelles se ressourcent avec talent ses meilleures œuvres. Est-ce parce que sa région natale a donné, malgré sa forte paupérisation matérielle, de grandes richesses de l'esprit, des héros de la résistance et d'éminents cadres à la Révolution et plus tard à la nation et à l'Etat, qu'il ne pouvait pas ne pas inscrire sa trajectoire dans le sens de l'histoire en se mettant jeune au service de la lutte de Libération nationale pour le retentissement de laquelle il a aidé à confectionner les premières images ? De ce côté-là, qui peut donc lui adresser le moindre reproche ? Si certains de ses modes de gestion et ses colères légendaires à la tête d'organismes publics avaient fourni en leur temps matière à nombre de motions syndicales, aucune sanction institutionnelle n'est venue leur donner raison, ce qui signifiait si on se place du côté de ses contradicteurs et dénonciateurs les plus déterminés que l'homme était décidemment «intouchable» en haut lieu, ou si on s'en tient à l'absence de réaction de la tutelle administrative et des instances ordinaires de la loi que les arguments de l'accusation ne résistaient à aucun test de vérité, qu'ils ne justifiaient aucun examen et aucune poursuite, et qu'ils pouvaient en revanche valoir dans le cas le plus clément à leurs auteurs toujours habités par le doute une décision de suspension à titre conservatoire. Qui peut ignorer tout compte fait, que c'est sous son «mandat» que les «actualités filmées algériennes» projetées en avant-programme, c'est-à-dire avant la diffusion du film à l'affiche, avaient connu leur rayonnement dans les salles obscures, que les réalisateurs salariés ont été invités à quitter les postes administratifs qu'ils occupaient à l'Office national du cinéma dès qu'il en prit plus tard la direction, et à rejoindre sans délai leur terrain naturel, donnant ainsi aux uns et aux autres la possibilité de réaliser enfin leurs projets et leurs rêves, à charge pour le public de juger en dernier lieu de leur qualité, que le débat sur la réhabilitation et la modernisation des salles de cinéma avait été amorcé et qu'une mission de récupération des archives avait été engagée dès ces années-là ? Que celui qui doute de ces réalités-là lève le doigt. Toutes ces interrogations traversaient maintenant et en même temps son esprit sans qu'il sache la raison, à moins que dans son subconscient il se trouvait déjà à l'heure du grand bilan, revisitant à la vitesse de vingt-cinq images seconde, les séquences majeures de son long itinéraire. Ce Crépuscule des ombres qu'il s'apprête à présenter demain dans une cérémonie solennelle serait-il donc son propre crépuscule, sa dernière avant-première ? Seul maintenant dans son salon dont les fenêtres laissent glisser les dernières lueurs du jour, il se surprend à dérouler le découpage de son film, à expliquer ses choix à haute voix comme pour se préparer aux questions à venir. Dans une séance d'autocritique dont il est à la fois l'acteur et l'unique témoin, il sait qu'il pourrait être interrogé, dans le respect dû à son autorité professionnelle, sur la longueur des préliminaires au «crépuscule», sur les dialogues qui peuvent sembler céder parfois au discours anticolonialiste à l'état brut et à des formules convenues, sur l'accent des jeunes enfants des tentes dont les sonorités peuvent paraître en dernier ressort plus proches des quartiers des hauteurs d'Alger que de leur terroir, celui de son enfance, sur l'exagération peut- être du personnage de l'objecteur de conscience qui n'hésite pas à recourir par moments à la violence des mots et des gestes que sa posture morale condamne précisément, sur le profil de ce combattant de l'armée de Libération nationale au centre de l'histoire, qui déclame avec élégance et précision la langue de l'«occupant», qui n'a apparemment aucun souvenir de ses compagnons laissés derrière lui et qui s'oublie dans d'intenses joutes oratoires en plein désert transformé en amphithéâtre allant jusqu'à laisser échapper imprudemment, on pourrait le ressentir, un parfum de «fraternisation» en donnant plus d'une fois du «mon commandant» à celui qui avait ordonné sa mise à mort et qui continue à l'interpeller même sur la voie du repentir, de façon fort péjorative et blessante durant cette longue et lente traversée du désert... Il sait aussi qu'il peut être interrogé sur la composition de l'équipe technique et artistique, qu'il lui faut répondre à la question habituelle du budget du film, l'écran étant au cinéma, on le sait, le témoin incorruptible du coût réel de toute production... sur les voies et les moyens sollicités pour faire aboutir après tant d'années de mûrissement et d'attente le financement de son projet qualifié avant même sa mise en œuvre de colossal si on s'en tient aux capacités connues du fonds d'aide à la production cinématographique... Mais toutes ces questions qui auraient été qualifiées sans doute de «déplacées» au temps de la parole unique ressortent aujourd'hui de la liberté d'expression se dit-il et un film livré au public est un produit exposé à la critique pour peu que celle-ci soit sincère et professionnelle. Ce film a été construit avec l'argent du Trésor public et le public a bien le droit de demander des comptes, murmurait-il à lui-même. Crépuscule des ombres, film testamentaire ? Il ne pourra pas se dérober à cette question, en fait la seule qui le préoccupait vraiment depuis le début, et qui entretenait en lui cette indéfinissable appréhension, la veille de cette fameuse cérémonie d'avant-première. Au fond de lui-même se dit-il, peut-être... la dernière ou l'avant-dernière avant-première... car l'homme reste un gisement d'histoires à raconter, et nourrit depuis fort longtemps le désir de faire ses adieux avec une fresque historique sur la plus grande personnalité algérienne du dix-neuvième siècle qui a porté l'épée et la plume jusqu'à la fin de ses jours et dont le nom est inscrit au fronton de l'Etat algérien moderne. Dans sa pleine maturité et sa haute maîtrise de l'art cinématographique, qui peut lui contester cette ambition ? Admiré, chahuté ou contesté, il aura marqué son retour à l'écran au moment où l'Algérie célébrait le soixantième anniversaire du déclenchement de sa guerre de Libération nationale dans une œuvre où le talent du cinéaste qui a pris de l'âge et donc de la saveur emprunte, dans une touche et un registre dont il a le secret, au geste généreux et suprême de l'artiste peintre et à la baguette magique et céleste d'un chef d'orchestre, dans la peinture des sentiments, des espaces et des mirages. Il aura également osé, en y intégrant des ingrédients de la fiction, nonobstant ce que la critique officielle et publique pourrait toujours lui reprocher, elle est dans son rôle, poser mieux que quiconque la question de l'objection de conscience et de la repentance dans les guerres contemporaines terribles comme celle qui a été imposée au peuple algérien par une colonisation française grosse de plus de cent trente ans de crimes, de méfaits et d'injustices. Soyons naïfs : et si ce film qui fait, davantage en paroles c'est vrai, le procès de la colonisation participait de ce nouveau combat pour la vérité dans tous ses contenus et dans toutes ses formes pour faire triompher enfin le pardon dû au peuple algérien et aider à construire dans le respect, la sincérité et la confiance l'amitié et la coopération entre les générations d'aujourd'hui des deux rives, dans un monde de plus en plus menacé par les extrémismes destructeurs et barbares internes et externes ? Cette chronique est une pure fiction basée parfois sur des faits réels, et le film dont il s'agit Crépuscule des ombres dont l'avant-première a eu lieu le 16 novembre 2014 à la salle El Mouggar à Alger est signé Mohamed Lakhdar Hamina, Palme d'or 1975 à Cannes auquel il est souhaité ici un long souffle pour de nouvelles moissons.