Un objet étrange et déroutant que ce premier long-métrage de Narimane Mari, Loubia Hamra, mention spéciale du jury lors du dernier Festival international du cinéma d'Alger dédié au film engagé. De cette plage ensoleillée où une vingtaine d'enfants insouciants s'amusent, nous sommes soudain projetés dans un contexte pour le moins imprévisible. Au départ, Loubia Hamra semble s'immiscer dans un univers idyllique où la clarté de l'eau de mer n'a d'égal que l'innocence de ces garçons et filles qui barbotent, chantent, dorment et se chamaillent. D'ailleurs, la séquence est abusivement longue et bruyante : les cris et les répliques des gosses s'éternisent et provoquent un brouhaha qui finit par lasser. On peut reprocher à la réalisatrice d'avoir voulu planter le décor et présenter les personnages trop longtemps au point où les images deviennent très vite redondantes, sans intérêt. Puis, lorsqu'une copine arrive avec un couffin de bananes et leur apprend que l'OAS est en plein guérilla urbaine avec l'armée française, nous sommes littéralement extirpés d'une atmosphère d'apparence banale et projetés dans un contexte insoupçonné : la fin de la guerre de libération, les prémices de l'indépendance... Avoir choisi ce monde parallèle et enfantin pour raconter cette phase cruciale de l'Histoire de l'Algérie est une idée aussi décalée que follement créative : il y a de l'audace, de l'originalité, voire de la transgression dans la volonté de quitter le sempiternel regard des adultes (anciens combattants, héros, martyrs, etc.) et s'intéresser à une catégorie rarement interrogée, encore moins mise au centre de cette Histoire. Le récit va, ensuite, évoluer subtilement vers un maelstrom narratif et visuel où le ton tragique depuis longtemps collé à cette fin de guerre se volatilise totalement au profit d'une imagerie démentielle et insolente. Les gosses sont plongés dans un débat «passionnant» : ce maudit plat qu'on ne cesse de leur servir depuis des années, autrement dit la loubia, les haricots, dont ils attendent désespérément la fin ! On les voit, par la suite, porter secours à une femme espagnole tabassée par son oncle déguisé en cochon, puis échafauder un plan pour voler des provisions de rêve dans la maison d'un caporal, et contre toute attente : prendre en otage un jeune appelé et le punir en lui faisant manger des haricots. Tout cela est filmé tantôt dans un extrême dépouillement, avec certaines malheureuses maladresses, une baisse de rythme et une interprétation approximative ; mais souvent avec un style halluciné, foisonnant et porteur d'une esthétique aussi échevelée que difficile à cerner en regard du contexte du film. C'est là, sans doute, que réside la carte maîtresse de Loubia Hamra : une réécriture démystificatrice de l'Histoire qui prend le pari de l'humour, de la légèreté, voire de l'apocryphe, en métaphorisant la fin de la guerre par la satiété et la joie des enfants, et en humanisant la vengeance par cette punition charmante qu'ils imposent au jeune soldat. Le défi est aussi formel puisque Narimane Mari se lâche dans une mise en scène débridée, allégorique et anticonformiste qui peut déranger, déstabiliser et parfois outrer certains spectateurs, d'autant qu'elle est souvent densifiée par la musique folle de Zombie-Zombie dont l'électro-pop exalte la force de l'image et souligne le caractère parfois abstrait de certaines séquences. Des ombres chinoises sur le mur au fantôme errant dans un cimetière, en passant par la procession vertigineuse et primitive des enfants en route vers la maison à cambrioler, pour finir dans une magnifique scène où ils flottent dans la mer et récitent, de manière lancinante, un poème d'Antonin Artaud, la cinéaste nous aura offert un moment intemporel et un cinéma aussi élégant qu'iconoclaste avec toute ce que cela implique en sous-entendus, en digressions et en surprises esthétiques.