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Ali Haroun a détourné le Boeing d'Air Algérie
Publié dans Le Soir d'Algérie le 25 - 12 - 2014


Par Mohamed Makhdari
Branle-bas de combat dans les bureaux d'un quotidien algérois. Le journal toujours bien informé y va de son scoop quotidien. Il a découvert celui qui a détourné l'avion d'Air Algérie. Un ancien membre du HCE ! En plus, l'homme aurait fait main basse sur une somme considérable, en dollars précise-t-on. On se perd en supputations. Deux millions de dollars ou deux cent millions de dollars ? Une somme à vous donner le tournis. Elle se déclinerait en zéros alignés à l'infini. «Tilt» a fini par afficher la calculette. Qui est donc ce Vidocq des nuages capable de piloter un Boeing de dernière génération ? Un 737-88. C'est Ali Haroun !
Le pirate à la blanche tignasse a fait les choses proprement. Il a fait débarquer les passagers. Sans bobos, sans tracas, sans pleurs d'enfants. Du grand art. Un détournement soft. Il n'a pas «parlé avec l'avion» lui, il s'est juste fait flanquer d'un huissier de justice. Les huissiers belges sont — chacun le sait — toujours prêts à prêter main forte aux aventuriers des airs. K'air BV, le receleur, était resté à l'abri sous le hangar, attendant que Ali Haroun fasse le sale boulot. Ça ne s'est pas passé comme ça, mais presque, nous disent certains journalistes, et pas forcément ceux de ce quotidien. D'abord pourquoi est-ce que je me mêle d'une affaire à laquelle je suis complètement étranger ? Peut-on, quand on connaît Ali Haroun, entendre de telles insanités sur son compte et puis presser le pas et faire comme si on n'avait rien entendu ? J'aurais pu dire, en écrivant ces quelques lignes, qu'il ne s'agit, dans cette histoire belge, que d'une querelle entre deux partenaires, comme il en survient tous les jours depuis que les relations commerciales existent et ajouter que l'avocat n'intervient qu'une fois le contentieux venu au jour. L'avocat ne vient pas à la curée, mais intervient pour limiter les dégâts. Y a-t-il eu malversation ? A priori, on ne résilie pas un contrat quand on s'est «sucré». On fait tout pour l'honorer en avalant autant de couleuvres qu'il faut. Mais allez prêcher devant des gens qui jurent que tous les gestionnaires algériens sont corrompus. Le lynchage auquel a été soumis Ali Haroun m'a inspiré cette brève digression. Mais est-ce bien une digression ? Non, si on décide de parler d'Ali Haroun en dehors de cette brève empoignade algéro-belge. Ne pas parler autrement de Ali Haroun, c'est passer à côté des valeurs de la République, c'est passer à côté du siècle, c'est passer à côté de l'histoire. C'est surtout ne pas comprendre ce qu'ont voulu dire ceux qui ont gommé le sigle d'Air Algérie pour coller à sa place les trois lettres qui leur reste en travers de la gorge : HCE.
La façon dont Ali Haroun a été pris à partie, tout au long d'une semaine, s'inscrit dans la campagne qui se développe d'une façon récurrente contre des personnes ou des ouvrages décrétés puant le soufre par nos nouveaux maîtres à penser. Ces personnes ou ces ouvrages ont un même dénominateur commun : ils osent dire. Ils osent parler de tolérance et refusent la régression. Je suis donc allé déambuler seul du côté du bois où d'infatigables artisans fabriquent les solides coins de bûcheron qui disloquent une société. Ce bois où pendillent depuis quelques temps des nœuds coulants fabriqués en papier journal torsadé, rigidifié au jus de vipère. Afin que nul croyant n'en ignore, de grandes «fatwa» calligraphiées à l'encre noire, aussi noire que le drapeau de Daesh, étaient collées sous quelques portraits. D'abord celui de Kamel Daoud. Brave Kamel, quand on se trompe comme toi de peuple, on court le marathon, on ne court pas le Goncourt. Demande à Tahar Bendjelloun.
La voix qui t'a manqué t'a ôtée, au pays des imprécateurs, le seul bouclier qui vaille, celui d'une plus grande notoriété. Juste derrière Kamel, qu'aperçois-je ? Encore des potences dressées ! Deux hommes et une femme attendent : celui qui a détourné l'avion de Bruxelles. Un homme entre trois ou quatre vies. Son chanvre était déjà tressé. Il avait sur les traits du visage cette patine de l'éternelle jeunesse qui ne laisse pas deviner le nombre exact des années.
Etait-il jeune ou vieux ? L'écume blanche sans doute, mais la vivacité du regard, le port altier de la tête, la taille droite et le mot juste disaient le contraire. Il portait ses quatre âges cumulés, indifférent à la rotation inexorable du sablier, sans fléchir de la taille et sans ces lacunes de mémoire qui font rentrer un homme, d'éclipse en éclipse, jusqu'à l'éclipse finale. Plusieurs âges cumulés... Chaque nouvel âge de cet homme tient un peu de l'œuvre de l'infortuné Sisyphe condamné par un dieu méchant à réécrire éternellement la tragique condition humaine.Son premier âge, il l'avait accompli dans la tranchée avancée des années 1950.
Il est plein de visages toujours entendus. On entend certains visages quand ils ont cessé d'être vus. Sa palette coloriée les fait revivre avec les détails, les mots, les frissons d'antan, et puis Lyes Salem, l'auteur de l'Oranais, ainsi qu'une jeune femme, Safinez, la très belle, qui a signé El Gusto. La divine enfant, au hasard des cascades pierreuses de la Casbah, était rentrée, un jour de vadrouille, dans un antre minuscule expectorant par tous ses pores un grand passé. Elle voulait acheter un «souvenir». Elle en est ressortie les bras pleins de belles et nostalgiques images. Les retrouvailles d'hommes surgis d'une autre vie avec une musique extraordinaire faite d'envolées lyriques de violons, d'ébranlements telluriques de contrebasses, de limpides flûtes guillerettes et de chœurs triomphants des strates des ans, ont fait un instant rebattre le cœur mort d'Alger. On aura vu un vieil artiste, cloué à sa chaise par les misères de l'arthrose, obéir à l'injonction de la musique de sa vie, se lever et marcher.
L'âme diverse et coloriée de l'ancienne Alger, faite de chaleur, de convivialité, de solidarité, d'émois d'amour et d'amour de l'art, frissonna dans El Gusto. La larme amère à la commissure des lèvres, avec la dernière image du film, vient peut-être de la certitude glaciale de la précarité de la dimension d'une ville quand cette ville se résigne à la mort de sa culture, de ses richesses diverses et de ses racines multiples. Alger s'est laissée submerger, sans se battre, par le ressac de l'inhumain. Les choses dites plus haut sont pleines de Ali Haroun. Il était présent dans la salle quand on projetait la première de L'Oranais, à son habitude, discret et attentif. Quelques jours après, à Alger nous avons reparlé du film. Il avait tout mémorisé, les maladresses du scénario, les longueurs de certaines scènes, quelques expressions malvenues du langage. Il s'en était ouvert à l'auteur. Ali Haroun avait surtout retenu la poignante histoire humaine de l'enfant issu de la férocité de la guerre et du père, le moudjahid éclairé qui a laissé parler son âme.
Qui suis-je, père ? Qui suis-je ? Tu es mon fils. Tu es mon fils. Je le jure par le ventre violenté de ta mère, par ses viscères écartelés et par ma douleur, acceptée en ton nom. Tu es mon fils !... Grandeur de notre peuple. Grandeur de son combat. Les censeurs, la hotte pleine de rictus, n'avaient pas compris la magistrale leçon d'humanité et de tolérance donnée par le moudjahid. Ali Haroun m'a fait découvrir un autre Abane Ramdane.
Un Abane tendant la main à d'infortunés compagnons jetés dans des culs de basses fosses par un «nidham» impitoyable, parodiant chaque jour Monluc : «Dieu reconnaîtra les siens». Un jour Ali Haroun qui, depuis 1962 avait choisi le désert, reçut une dame. C'était le règne triomphant de Pharaon. La dame était venue solliciter l'avocat pour la défense de son mari emprisonné pour cause de tentative de coup d'Etat. «Je ne plaiderai pas pour lui. Son chef, jadis, a construit le podium pyramidal de Pharaon.» Digne fut la dame. Elle se leva. Deux larmes mouillèrent ses joues. Avant de franchir la porte, elle murmura dans un sanglot : «Il n'y a donc plus d'hommes dans ce pays ?». La prison militaire d'Oran comptait plusieurs sous-sols.
Ali Haroun dut attendre longtemps avant de voir l'ex-tankiste — l'époux de la dame — arriver flanqué de deux chiourmes. «Je suis venu, au nom des hommes que compte encore ce pays, me constituer pour toi et pour tes compagnons». La troisième époque, le troisième âge de Ali Haroun, débuta quand il ne resta plus qu'une poignée d'hommes pour défendre la République. Il le fit par les droits de l'homme, par «l'éclaircie» et «le rempart». C'était le temps des lâchetés et des reniements. Il dure encore. Par toutes les saintes de Genève je le jure. Je suis le témoin privilégié du quatrième âge de Ali Haroun. Il court les capitales du monde pour parler de la grande révolution de Novembre, des hommes qui l'ont faite, de ceux qui ne sont plus. Il évoquait hier encore le couloir de la mort. Les condamnés à mort tenaient un cahier d'écolier. Ils remplissaient à tour de rôle les pages. Un journal quotidien parlant des fers aux pieds et du boulet pesant et glacial des aubes des fins dernières quand le bruit horrible des clefs et celui des bottes retentissent à l'orée de l'aube. L'écriture changeait. Les lettres nettes et droites devenaient penchées et incertaines. Le certifié d'études primaires avait été guillotiné. Chaque supplicié écrivait autrement la même et tragique histoire du couloir de la mort. Si Dieu prête vie à Ali Haroun, il écrira, j'en suis sûr, une version algérienne de la liste de Schindler.


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