Par Nassira Belloula Lorsqu'Assia Djebar s'engouffre dans les sinuosités de l'écriture, d'abord en exploratrice avec La Soif paru en 1957 alors qu'elle est étudiante à l'Ecole normale supérieure de Sèvres, elle ne pensait peut-être pas qu'elle venait de réécrire l'Histoire pour toute une génération de femmes qui allaient prendre à bras le corps cette écriture ainsi balisée. Assia Djebar écrivait dans Les Cahiers «il y a une culture riche, variée, différente, qui change en Algérie, de ville en ville. Cette culture est musicale, poétique, ludique, érotique, etc. Mais, cette parole de femme fonctionne toujours pour les autres femmes, à voix basse et non pas à voix haute, dans des lieux restreints et non dans les lieux publics». C'est cet espace qu'Assia Djebar convoite en faisant de l'écriture une alliée, en dépit de ce qu'elle apporte comme dévoilements, engagements et rigueurs. Dès les premiers écrits timides, crédules, fragiles, hésitants, La Soif en 1957 qui, de l'avis même d'Assia Djebar, n'est qu'un exercice de style, suivront Les Impatients en 1958 dont la thématique tourne essentiellement autour de la quête de soi et du couple. Ce qui va provoquer l'ire des nationalistes qui jugèrent sévèrement Assia Djebar en l'accusant de se préoccuper de tels sujets alors que l'Algérie se bat pour son indépendance. Durant les premiers balbutiements de son écriture, Assia Djebar se trouve dans un espace instable, un entre-deux caractérisé par la naissance d'une littérature maghrébine de type colonial, exotique ou de révolte contre la Métropole. Assia Djebar, avec ces deux premiers romans, choisit de ne pas s'inscrire dans ce schéma qui se profile d'une littérature contestataire, elle choisit d'écrire un roman sur la femme avant tout. Ainsi en 1957, Assia Djebar met en place son cycle romanesque avec en arrière-plan sa préoccupation première, donner une voix à celles qui n'en ont pas, à ces subalternes qui ne peuvent pas parler. Cette littérature dans sa fonction ontologique spécifiquement féminine et la temporalité du sujet qui reste toujours d'actualité, va installer les assises de la notoriété d'Assia Djebar, l'écrivaine algérienne la plus connue au monde. Dans la poursuite de cette carrière entamée lors de la guerre d'Algérie, deux romans naitront Les Enfants du Nouveau Monde (1962) et Les Alouettes naïves (1967), qui sont du point de vue des critiques, les meilleurs romans algériens sur la guerre, car narrée du point de vue des femmes ou de la relation des couples qu'elle entraîne. L'auteur prend conscience de ce qu'implique l'écriture féminine dans l'évolution des droits de la femme. Elle peint alors des femmes plus responsables, plus militantes, des femmes qui s'affirment à travers son écriture et à travers sa propre évolution qui est observé dans L'amour, la fantasia, paru après dix ans de coupure et de déchirement. Craignant ce rapport de force qui entraîne l'écriture vers le dévoilement, Assia Djebar dira qu'en écrivant Les Alouettes naïves, elle s'est rendu compte de ce glissement autobiographique qui va l'obliger à cesser d'écrire pendant dix ans. «Pour la première fois, j'ai eu à la fois la sensation réelle de parler de moi et le refus de ne rien laisser transparaître de mon expérience de femme. Quand j'ai senti que le cœur de ce livre commençait à frôler ma propre vie, j'ai arrêté de publier volontairement jusqu'à Femmes d'Alger dans leur appartement. En 1980, Assia Djebar reprend l'écriture après s'être libérée de ses propres appréhensions. A partir de cette date après avoir récupéré son souffle, son talent va s'affirmer avec plus d'audace et d'innovation. Elle va ébranler les tabous et les préjugés qui voudraient que la voix de la femme ne soit que chuchotement et effacement. «Certes derrière la "soie" de ce silence se tapit le soi, ou le moi, qui s'écrivant peu à peu s'arrime, en se coulant dans le sillon de l'écriture, aux replis de la mémoire et à son premier ébranlement-un "soi-moi", plus anonyme», écrit-elle dans Nulle part dans la maison de mon père. L'écriture d'Assia Djebar devient voix, cette voix singulière, résolue, investit l'espace de l'écriture, avec la conviction de contribuer à l'évolution et l'émancipation des droits de la femme algérienne. Des œuvres et pas des moindres vont s'inscrire dans cet état d'esprit : L'amour, la fantasia (1985) Ombre sultane, (1987), Loin de Médine (1991) Vaste est la prison (1995), Le Blanc de l'Algérie (1996), La Femme sans sépulture (2002), La Disparition de la langue française (2003) et Nulle part dans la maison de mon père (2007). L'écriture d'Assia Djebar qui s'est construite avant tout sur l'appropriation d'un espace et d'un lieu, qui s'est imposée comme un lent processus de réadaptation pour la femme, qui doit user de tous les moyens d'expression par lesquels elle peut reprendre sa liberté. «Sitôt libérées du passé, où sommes-nous ? Le présent se coagule. Sourire fugace du visage dévoilé ; l'enfance disparue pouvons-nous la ressusciter, nous, les mutilées de l'adolescence, les précipitées hors corridor d'un bonheur excisé ?» (Ombre sultane). Cette liberté passe avant tout par la parole, il faut conjurer le silence : «Je ne vois pour les femmes arabes qu'un seul moyen de tout débloquer : parler, parler sans cesse d'hier et d'aujourd'hui, parler entre nous, dans les gynécées, les traditionnels et ceux des HLM entre nous et regarder. Regarder dehors, regarder des murs et des prisons ! La femme regard et la femme voix.» Ainsi après soixante ans d'écriture, Assia Djebar aura accompli son cycle romanesque.