Il y a trente-cinq ans est né un mouvement mené par des jeunes et des adolescents, des lycéens pour la plupart, et qui avaient ce jour-là battu le pavé, pour que Amazigh ne rime plus avec tabou et que les générations futures puissent enfin connaître la fierté de crier haut et fort leur identité. A Bouira, à l'image des grandes villes d'Algérie, le 20 avril 1980 est synonyme de révolte lycéenne. Certains de ces personnages, avant-gardistes et téméraires, ont accepté de partager leurs souvenirs. Madame Aït Bouabdallah Roza, retraitée : «je cachais les tracts qui préparaient la révolte du 20 avril à Bouira» «A l'époque des événements du Printemps berbère, j'étais lingère au sein du lycée Abderrahmane-Mira de Bouira et c'est dans cet établissement que la révolte a vu éclore ses premiers bourgeons. En ces temps de l'Algérie indépendante, il nous était interdit de parler kabyle ou de porter des vêtements traditionnels dans les grandes villes ; nous étions muselés et il nous était impossible de revendiquer notre culture et notre identité berbères ; à ce propos, je suis la première femme à Bouira à avoir osé sortir en robe kabyle et je n'ai pas tardé à être menacée par un représentant de l'ordre public. C'est dans ce climat de répression et de bafouillage des droits et libertés que les premiers mouvements de révolte ont vu le jour. Bien avant le 20 avril, les élèves du lycée Mira boycottaient déjà les cours en scandant des slogans amazighs et profitaient de chaque occasion : repas à la cantine, récréation ou durant les heures creuses, pour entonner des chants identitaires et crier leur ras-le bol face au déni de notre essence identitaire et culturelle. Dans les dortoirs, les échanges se faisaient en catimini avec des étudiants venus de Tizi-Ouzou et bientôt des tracts ont commencé à être distribués à travers les villes révolutionnaires. Alors qu'un groupe s'était acheminé vers Tizi-Ouzou récupérer ceux qui devaient être distribués à Bouira, ils ont été arrêtés par la police qui avait intercepté leur bus. Par chance, celui qui portait les tracts était revenu en taxi et arrivé à Bouira, ayant appris ce qui était arrivé à ses amis et n'ayant personne d'autre en qui avoir confiance, il m'a appelé pour me demander mon aide. C'est là que j'ai commencé à cacher les tracts dans mes affaires ou dans le local de la buanderie du lycée. Je les dissimulais soigneusement pour que les responsables du mouvement puissent les distribuer par la suite aux lycéens de Abderrahmane-Mira et du lycée de jeunes filles, les deux seuls établissements de la ville à l'époque. On en introduisait également sous les rideaux des magasins afin de réunir le maximum de personnes autour de cette cause qui nous tenait tous à cœur et à l'âme. La décision fut donc prise pour que le 20 avril soit le rendez-vous national pour crier sur la place publique notre appartenance totale à la cause berbère. Le jour de la marche, les jeunes étaient venus en masse de Haïzer, Takervoust, M'chedallah et rejoignirent ceux de Bouira pour marcher vers la ville, mais c'est à peine quelques mètres après le début de la marche que les policiers leur bloquèrent la route ; ils se dispersèrent surtout face aux coups de matraque, ils se réfugièrent après cela sur les hauteurs de Draâ ElBordj, un quartier de Bouira, et se défendirent comme ils pouvaient. Leur marche a été donc réprimée mais leur action restera gravée à tout jamais dans les annales de l'Histoire. Bahmed Brahim : «on m'appelait le poète du Mouvement du 20 avril» «En 1980, j'étais en première année au lycée Abderrahmane-Mira et je dois dire que le mouvement qui a émergé à Bouira n'est pas né sans précédent car avant cette date, il y avait pas mal de raisons qui nous poussaient à crier notre mécontentement face à un pouvoir qui éludait notre identité berbère ; il y avait par exemple notre club de foot, la JSK (Jeunesse sportive de Kabylie), auquel on avait alors changé de nom pour Jamiat Sari' Kawkabi, écouter ou chanter les chansons de Matoub Lounès ou de Aït Menguellet était également interdit et c'est à cause de cela que moi, du haut de mes seize années, je commençais à composer des isefra (poèmes en tamazight) révolutionnaires et identitaires que je récitais en signe de protestation. Un jour, alors que j'avais pris la parole durant un gala au sein de notre lycée, et alors que je récitais l'une de mes compositions intitulée Ajrad (la sauterelle), un surveillant m'avait demandé d'arrêter de parler ! Cela pour dire à quel point la répression était forte. Dans les salles de classe, il y avait un grand Z (symbolisant les Amazighs) inscrit au plafond et il paraît même que des arrestations avaient eu lieu parmi certains lycéens. A Bouira, la pression et la répression étaient pareillement vécues qu'à Tizi-Ouzou ou à Bgayet, mais même ainsi, on n'arrêtait pas de nous battre pour imposer notre identité. Certains personnages «dans le système» nous aidaient parfois ; des profs qui parlaient discrètement de nos origines berbères, des responsables qui fermaient les yeux devant nos révoltes ; bref, on était soutenus par des personnages qui restaient dans l'ombre, et c'est aussi grâce à cela que notre mouvement a réussi. Après le 20 avril 1980, j'ai continué le combat malgré le fait que j'aie été exclu du lycée durant 4 mois en raison de mes activités et que j'ai également été traduit devant la justice. Je continue le combat dans le mouvement associatif du MCB (Mouvement culturel berbère) pour que l'identité et la culture berbères soient totalement et pleinement assumées et reconnues.» Slimane Chabane : «je me rappelle avoir reçu un violent coup de matraque sur la tête» «J'étais à la tête de l'organisation de la marche, en coordination avec Hamadane Belkacem, on avait alors informé les citoyens de Bouira de la préparation du mouvement et ils nous attendraient au centre-ville alors que nous ébranlerions la marche du lycée Mira. Pourtant, le jour J et à peine cinq cents mètres plus loin, un barrage de police bloquait la voie ; nous déclarâmes que nous marchions contre le mouvement berbère mais ne nous croyant pas, les policiers restèrent implacables et commencèrent à distribuer les coups de matraque contre des adolescents organisés et qui marchaient pacifiquement. Nous nous sommes alors dispersés et nous nous défendîmes à coups de pierres avant de décider de changer de chemin. Des motards nous avaient pris en filature, d'autres restaient pour nous barrer la route ; nous ne pouvions avancer davantage, certains ont quand même réussi à rejoindre les autres en ville, mais pour la plupart d'entre nous, la marche du 20 avril s'était arrêtée là. J'ai évidemment continué le combat après ces événements, notamment au sein du CCA (Collectif culturel de l'université d'Alger aux côtés de Sendid Salem, le regretté Mustapha Bacha ou encore Arezki Larbi et nombre de militants continuent à ce jour à activer dans le milieu associatif.»