Par Houria Aït Kaci, journaliste politologue Les bombardements de la coalition arabe menée par l'Arabie Saoudite avec les autres monarchies du Golfe contre le Yémen dans l'opération «Tempête décisive» ont été déclenchés par surprise dans la nuit du 25 mars et provoqué plus d'un millier de victimes. Mais le Yémen qui résiste dignement, malgré ses faibles moyens et l'indifférence d'une grande partie de la communauté internationale, peut devenir un «nouveau Viêtnam» pour l'Arabie. 1- Un pays soumis à un blocus La coalition arabe de 10 pays dont les monarchies du Golfe (à l'exception du sultanat d'Oman) conduite par l'Arabie Saoudite, appuyée par les Etats-Unis et soutenue par la France, mène une intervention militaire sous le nom de «Tempête décisive» depuis le 26 mars, en dépit d'un arrêt aussitôt interrompu le 21 avril. Cette intervention, malgré les bombardements incessants, n'a pas atteint ses objectifs militaires, si ce n'est le nombre élevé de victimes civiles et la destruction des infrastructures de base, ce qui a aggravé le chaos provoqué au Yémen depuis 2011, dans le sillage du «printemps arabe». La guerre actuelle peut conduire à un «nouveau Viêtnam» en Arabie, selon des observateurs et analystes. Cette intervention déclenchée, sans mandat explicite onusien, par l'Arabie Saoudite et ses alliés, mobilisant plus de 100 000 hommes et 100 bombardiers, «est illégale en droit international et constitue une agression», selon l'agence de presse yéménite Saba. La guerre contre le pays arabe le plus pauvre de la région par la coalition des pays les plus riches du Golfe, aidés par leurs obligés, a fait 2 000 victimes dont 134 enfants et 95 femmes, après plus de 3 125 raids aériens, a indiqué le 27 avril le porte-parole de l'armée yéménite Sharaf Ghaleb Luqman. L'Organisation mondiale de la santé fait état de 1 244 personnes tuées et 5 044 blessées, jusqu'au 29 avril et 300 000 personnes déplacées. Les 26 millions de Yéménites souffrent d'un blocus alimentaire car le pays est soumis à un embargo aérien et maritime total, les ports et les aéroports bombardés, ce qui a créé «une crise humanitaire», selon l'ONU, qui estime que 12 millions de Yéménites sont en situation d'insécurité alimentaire. Un appel d'urgence à financer de 273,7 millions de dollars pour l'aide humanitaire au peuple yéménite a été lancé. Même les convois humanitaires, les hopitaux, les écoles, les marchés, les mosquées, les cités d'habitation, les chaînes TV n'ont pas été épargnés, comme si le but de ces bombardements était de faire le maximum de victimes parmi la population, sans distinction entre chiites et sunnites, alors qu'officiellement l'attaque saoudienne vise les positions des «rebelles houthis» soutenus par l'Iran pour stopper leur avancée vers le sud du pays. Selon Luqman, la coalition «a utilisé des armes dangereuses contre la population à Sanaa» et selon l'agence yéménite Saba, «dans leur offensive contre le Yémen, les Al-e Saoud ont fait usage de différentes armes interdites contenant du phosphore, de l'uranium appauvri et des bombes extrêmement puissantes». Ce qui a fait dire à des journalistes et des avocats yéménites, qu'il s'agit de «crimes de guerre» et de «génocide» qui doivent faire l'objet d'une plainte auprès de la justice internationale, car «les Yéménites n'ont attaqué personne et n'ont envahi aucun pays». «La seule chose que l'intervention saoudienne a réussi à faire est de permettre au peuple et à la classe politique de s'unir en front intérieur contre l'agression barbare de l'ennemi saoudien et de ses alliés américains et sionistes. Le peuple yéménite, uni, résiste pour défendre sa dignité et son indépendance», selon un commentateur de Yemen Today, la chaîne TV qui a perdu quatre journalistes lors d'un raid de la coalition arabe. «Nous sommes prêts à nous battre, jusqu'à la dernière goutte de notre sang», a déclaré Luqman, ajoutant que «le monde entier sait que le peuple yéménite soutient son armée, qui est en train de nettoyer le pays des éléments takfiris» d'Al Qaïda et de Daesh auxquels cette guerre semble profiter le plus, comme révélé par le précédent envoyé spécial de l'ONU au Yémen, Jamel Benomar. La coalition arabe semble pourtant moins soudée qu'à sa naissance en raison des divergences sur le recours à une attaque terrestre, car les bombardements seuls ne suffisent pas pour garantir une victoire. Après le refus des Egyptiens et des Pakistanais d'envoyer des troupes au sol, l'Arabie Saoudite se tourne vers d'autres pays, en Afrique, comme le Sénégal, qui serait prêt à envoyer 2 000 soldats, après un accord conclu entres les deux pays sur «l'engagement militaire de la République du Sénégal dans l'opération "Tempête décisive", dénoncé par l'opposition sénégalaise, selon Le Courrier international. Mais la dernière trouvaille de l'Arabie Saoudite, révélée par une dépêche de l'agence Reuters du 29 avril, a consisté à former 300 combattants de tribus, à la frontière du Yémen, qui ont été déployés dans leur région d'origine, à Sirwah, dans la province de Marib, où ils auraient obtenu des succès contre les Houthis. Ces derniers, malgré cinq semaines de bombardements, «ont conservé leur position dominante sur les fronts de bataille à travers le Yémen», relève l'agence britannique. Ils contrôlent 75% du territoire, selon des sources indépendantes. Dans le cas d'une attaque terrestre, les observateurs de la scène du Moyen- Orient prédisent «l'échec» de cette aventure. Ce serait la troisième défaite pour l'Arabie Saoudite au Yémen (après celles de 1960 et de 1999). 2- Bab-El-Mendeb et les enjeux géopolitiques Cette guerre, aux forces disproportionnées, contrairement à la grille de lecture facile par les médias de masse, n'est pas d'essence confessionnelle (chiites/sunnites) mais de nature géopolitique. Elle est liée à des enjeux géostratégiques dans le golfe d'Aden et le détroit de Bab- Al-Mandeb. «La position stratégique du Yémen qui contrôle le détroit de Bab-el-Mandeb et donc la mer Rouge, le canal de Suez, (c'est-à-dire la principale voie de transport du commerce entre l'Asie et l'Europe, pétrole compris, et l'accès au port israélien d'Eilat et le caractère turbulent du peuple yéménite, font que les Etats-Unis, le bloc occidental et les instances internationales surveillent le Yémen comme le lait sur le feu», a écrit Comaguer, sur le site CA Mondialisation. Sur le même site, le Prof Michel Chossudovsky (Le Yémen et la militarisation des voies navigables stratégiques) explique que «l'archipel yéménite de Socotra dans l'océan Indien est d'une importance cruciale pour l'armée étasunienne». Selon lui, ce cours d'eau stratégique, qui relie la Méditerranée à l'Asie du Sud-Est et à l'Extrême-Orient par le canal de Suez, la mer Rouge et le golfe d'Aden est «un important passage pour les pétroliers» et «une grande part pour les exportations industrielles de la Chine vers l'Europe de l'Ouest et pour le commerce maritime de l'Afrique de l'Est et du Sud vers l'Europe de l'Ouest». D'autre part, ajoute Chossudovsky : «D'un point de vue militaire, l'archipel de Socotra est un carrefour maritime stratégique» et les Etats-Unis négociaient, en 2009, l'installation d'une base militaire dans le but «de maintenir l'ordre sur toute la voie maritime du golfe d'Aden à partir des littoraux du Yémen et de la Somalie». Avec 3,8 millions de barils de brut qui traversent chaque jour Bab-El-Mendeb, cette zone-clef pour la sécurité du marché pétrolier mondial est également stratégique pour un pays comme l'Iran, qui a déployé une flotte depuis 2007, avec «la mission de garantir la sécurité des bateaux commerciaux dans le golfe d'Aden», selon le commandant de sa marine Habiboullah Sayyari. «La zone du nord de l'Océan indien et du golfe d'Aden, de Bab-el-Mandeb et de la mer Rouge est l'un des passages maritimes les plus importants du monde, car plus du tiers du commerce mondial transite par cette région», a expliqué Sayyari. Il faut noter que le golfe d'Aden, situé entre les côtes du Yémen et la corne de l'Afrique (Somalie et Djibouti), est devenu ces dernières années en raison de la hausse des actes de piraterie maritime, une voie des plus dangereuses pour la navigation marchande. La France est aussi intéressée par cette partie qui se joue dans les eaux d'Aden. Selon la lettre Intelligence online : «Les services de renseignement français ont reçu l'ordre express de l'Elysée de soutenir par tous les moyens l'offensive de Riyad contre les rebelles houthis.» Ce soutien serait dicté par «le risque réel» que «l'Etat islamique finisse par tenir le détroit de Bab-El-Mandeb qui est un détroit stratégique car c'est la porte d'entrée vers le canal de Suez et pour nous, en face, il y a Djibouti... Le jour où l'Etat islamique possèdera ce détroit, il faudra envoyer des troupes au sol au Yémen. Et le Yémen n'est pas un terrain facile». Le Yémen, qui n'a jamais pu être colonisé, outre sa position géostratégique, possèderait d'importantes réserves pétrolières non encore exploitées, ce qui doit susciter les convoitises des multinationales et qui montre que les enjeux de cette guerre dépassent le simple cadre d'un conflit confessionnel (chiites pro-iraniens/contre sunnites pro-saoudiens). De plus, les Houthis ne sont pas chiites mais zaïdites, lesquels forment une branche de l'islam se situant entre le chiisme et le sunnisme. D'ailleurs en septembre 1962, lors du renversement de l'imamat zaïdite pour installer une République à Sanaa, Riyad avait appuyé les tribus zaïdites ! Les différences religieuses et les rivalités entre les deux puissances de la région (Iran et Arabie) ne sont-elles pas accentuées à dessein, pour diviser les peuples arabes et musulmans, et les empêcher de s'opposer efficacement au plan américain du Grand Moyen-Orient (GMO) élargi, visant à reconfigurer la carte de la région au profit d'Israël ? Ce plan prévoit le redécoupage de plusieurs pays arabes pétroliers et gaziers, comme l'Irak, la Syrie, la Libye, le Yémen mais aussi l'Arabie Saoudite en petites entités confessionnelles ! Dans ce cas, l'Arabie Saoudite n'a-t-elle pas été piégée pour s'embourber dans une guerre porteuse de dangers pour son royaume et pour la région du Moyen-Orient à feu et à sang ? 3- Une offensive terrestre ? Un nouveau Viêtnam... «L'armée saoudienne n'a pas d'expérience dans les attaques terrestres et elle a déjà perdu contre le Yémen. La capacité du peuple yéménite à résister et à défendre son indépendance est légendaire et il a remporté toutes les guerres d'occupation jusque-là», selon un ancien résident algérien au Yémen, qui a requis l'anonymat. «De plus, ajoute-t-il, ce pays, le plus pauvre de la région, qui abrite l'une des plus anciennes civilisations du monde, a une configuration géographique (montagnes) qui rend sa destruction impossible et les Yéménites sont de redoutables guerriers, alors que l'armée saoudienne n'est pas une armée professionnelle.» En cas d'attaque terrestre, plusieurs analystes n'hésitent pas en effet à parler d'un «nouveau Viêtnam». Alain Gresch, journaliste spécialiste du Moyen-Orient, écrit dans Orient XXI que l'armée saoudienne «a déjà subi une défaite face aux milices houthistes, pourtant mal armées mais en pleine maîtrise de leur territoire, en 2009. Peut-elle engager des troupes au sol, au risque de l'enlisement de ses soldats, et cela malgré le soutien du maréchal Abdel Fattah al-Sissi, qui semble oublier que le Yémen fut un Viêtnam pour l'armée égyptienne entre 1962 et 1967» ? Le quotidien britanniqueThe Independent a estimé pour sa part qu'«il se peut que le Yémen se transforme en un bourbier, pour l'Arabie Saoudite, tout comme ce qui s'est passé, au Viêtnam, pour les Etats-Unis. Un tel événement pourrait toucher, fortement, la structure politique de l'Arabie Saoudite» et son pétrole, puisque ses sites pétroliers les plus importants sont situés à la frontière est du Yémen où vit une communauté chiite. Même des médias de l'allié américain, comme le New York Times, doutent des capacités de Riyad à vaincre Ansarallah soulignant que l'Arabie Saoudite est «inexpérimentée dans les opérations terrestres». Pour le journaliste égyptien Mohamed Hassan Haykal, qui a critiqué le recours de Riyad à l'option militaire et les fausses rivalités entre chiites et sunnites, le Yémen est «un volcan endormi, dans le Sud de la péninsule arabique, un volcan, dont l'éruption touchera la région, dans son ensemble, notamment les pays arabes du golfe Persique». Les appels à l'arrêt des raids, les initiatives de paix, le retour prôné aux discussions sous l'égide de l'ONU, pourront-ils faire taire les armes et ramener les différentes parties au dialogue, un dialogue yéméno-yéménite, sans ingérence étrangère ? «Les Yéménites étaient très proches d'un accord» avant le déclenchement de «Tempête décisive» et «l'Arabie et ses alliés ont mis à échec un accord inter-yéménite», a révélé le précédent émissaire, démissionnaire, de l'ONU pour le Yémen, Jamel Benomar. Il a également révélé que le conflit en cours au Yémen était le résultat direct des tentatives visant à écarter le mouvement Ansarallah du processus politique yéménite, et «qu'aucun signe d'une quelconque ingérence iranienne dans les affaires du Yémen n'avait été constaté», durant sa mission dans ce pays. Ce qui rend caduc l'argument ayant servi au déclenchement de l'opération «Tempête décisive» au Yémen, pays insoumis et seule république de la péninsule arabique au milieu d'un océan de monarchies !