Youcef Merahi [email protected] En cette veille d'anniversaire funeste, ton nom revient à ma mémoire comme une écharde douloureuse. Je n'aime plus les dates qui rappellent des événements quelconques ni des anniversaires de toute sorte. Je n'aime plus me rappeler que tel jour Smaïl Yefsah a été assassiné au sortir de chez lui, le matin, comme ça, la bête humaine l'attendait pour planter sa lame dans le corps d'un juste. Je n'aime pas me rappeler qu'un bus a explosé avec, à l'intérieur, ses occupants au boulevard Amirouche, au cœur d'Alger. Je n'aime pas me rappeler que le poète des humbles, gavroche du verbe, Youcef Sebti pour le nommer, a été égorgé dans sa chambre qui rappelle la chaumière du fils du pauvre. Un autre juste s'en est allé, encore ! Je n'aime pas me rappeler, je souhaite l'oubli réparateur. Du moins bienfaisant ! Je n'aime pas me rappeler que le rossignol du raï, Cheb Hasni, a été assassiné dans son quartier par un matin où la chanson criait «Mazel l'espoir». Je n'aime pas me rappeler du goual oranais, Abdelkader Alloula, lui aussi rayé de la liste des vivants par les forces des ténèbres, parce qu'il vivait le théâtre. Et la Parole. Et la Paix. Un peu (beaucoup) comme Lorca ! On s'est tous demandé «comment en eston arrivé là ?» Je revois encore la dame, blessée dans sa chair et dans son âme, sur son lit d'hôpital, dire au Président Zéroual : «Faites quelque chose Monsieur le Président !» Je voudrais, pour moi, l'amnésie, car eux ont eu une forme d'amnistie. Pfut ! Gommé les faits tragiques ! Je voudrais, moi aussi, gommer de ma mémoire les stigmates de ces journées de terrorisme. De peur. De cauchemar. Je voulais te dire, Tahar, qu'un de tes assassins déclara, en son temps, à la télé nationale, que tu étais communiste. Tiens. Tiens. Tiens. Seigneur, comme l'accusation gratuite est facile ! Communiste, Tahar ? Je ne le savais pas. Tahar, lui-même, ne devait pas le savoir. Etre communiste est un motif d'élimination physique pour ces faiseurs d'éternité. C'est dire qu'il faut obligatoirement être à leur image. On aurait pu payer l'impôt dû par le non-musulman, puisqu'on t'a déclaré comme tel. Tahar Djaout communiste ? Ça me fait marrer grave ! Toi l'amoureux libre de toutes les libertés et l'ennemi intime de toutes les entraves idéologiques. Mais c'était suffisant pour celui (ou ceux) qui a (ont) appuyé sur la gâchette pour viser ta tête de rêveur impénitent. «Tuez-le, mes fils, il couve un verbe subversif !» C'est à la limite de la prémonition. Tu lisais l'avenir. Tu disais l'avenir comme seuls les poètes savent le faire. Ta plume traçait, ce jour-là, les contours de ta mort. Puis disait-il, tu disposais d'une «plume acérée» et «tu influençais les musulmans». Oui, tu étais talentueux, Tahar. De «Soleil barbelé» à «L'invention du désert», roman ou poésie, reportage ou fiche de lecture, tu n'as pas cessé d'étaler ton talent. Ici et ailleurs. J'étais de ceux qui étaient fiers de toi. On suivait ton parcours. On lisait tes poèmes. On disséquait tes romans. Mais j'ai beau chercher, je ne vois pas l'ombre d'une méchanceté ou d'une prétendue croisade contre l'Islam et les musulmans de ta part. Qu'en est-il aujourd'hui, Tahar ? On nous dit que le terrorisme est de l'ordre du résiduel. C'est que le terrorisme est encore là. Même si dans la pratique sociale, les rues d'Alger n'ont rien à envier à celles de Téhéran. Dès lors, quel est le prix du sacrifice ? Pas plus tard qu'hier, un nervi a empêché une étudiante de pénétrer dans l'enceinte universitaire en raison de la longueur de sa jupe. Diantre, la tenue n'est pas musulmane, il faut donc la sanctionner. Comment faut-il appeler ce bonhommelà ? Un gardien ? Un agent de sécurité ? Ou un flic des mœurs ? A l'évidence, c'est un flic des mœurs, chargé par le dogme ambiant de cacher ces genoux que l'on ne saurait voir. Merci Molière, les tartuferies - surtout religieuses - ont encore une longue vie en Algérie. On dit que l'Algérie se porte bien et que le dernier remaniement redynamisera l'activité gouvernementale. Oui, Tahar, c'est ce qu'ils disent ! Tu te rappelles d'un des derniers congrès du FLN, sous l'ère de Chadli, qui nous proposait le bluff immémorial de «Pour un avenir meilleur» ? Il n'a pas été meilleur. Et le présent algérien n'est pas aussi meilleur que devait être notre avenir. Du reste, le FLN vient de reconduire à sa tête l'autre, celui dont on nous dit qu'il a un pied à Neuilly et un pied à Hydra. Rien que pour cela, je dis que l'Algérie va mal. De mal en pis. Surtout depuis que les prix des hydrocarbures dégringolent en chute libre. Du reste, notre Premier ministre nous a solennellement avertis : d'ici quelques années, les caisses seront vides. Je préfère qu'elles soient vides, ces fichues caisses, que de les voir reverser dans des chkara, direction un quelconque paradis fiscal. Nihiliste ? Oui, aujourd'hui, je le suis. Et j'assume. Comme l'autre qui a assumé devant son juge. Si tu étais encore avec nous, cher Tahar, si le tôlier n'avait pas écrit sa fable macabre, tu aurais donné des suites et des suites à ton roman «Les vigiles». Combien de Lemdjad qui ont abandonné le navire Algérie, qui pour l'Europe, qui pour le Canada. Combien de Ziada font dans la surenchère de la délation sociale et qui squattent le koursi de la décision. Cher Tahar, Ibn Tumert était un agneau par rapport à ces zombies qui traversent, désormais, l'espace mondial ; utilisés par les services secrets spéciaux pour foutre la pagaille chez nous. Tu aurais pu réinventer le désert, encore une fois, pour nous dire la connerie humaine dans toute sa gloire impudique. On est là, on assiste à la chute, les bras ballants, le cri lancé à la ronde, sans écho de nulle part. «La famille qui avance » n'avance plus, elle se disloque au fond de son nombril, elle, aussi, a un pied là-bas sous un ciel plus clément que le nôtre ; «la famille qui recule» ne recule plus, elle investit le terrain, elle, elle a pour elle l'éternité de l'attente, pariant sur l'avenir et allant pourrir davantage le fruit algérien qui tombera dans leur escarcelle. Je te dis toutes ces banalités, juste pour alléger un peu les pierres du désespoir qui farfouillent mes tripes. Je te lis, encore. Je te relis. J'extrais de tes phrases ce vin qui vient vivifier mes sens, quand je me sens partir, comme ces derniers jours, à la dérive de la volonté. Je relis ta poésie. J'y retrouve ta gouaille, ta verve, ta colère tellurique et l'enfermement spirituel que génère la quintessence du Dire. Il m'arrive, aussi, de mettre en boucle le dernier album de Lounès Matoub, «Testament» et son hymne national revisité. Wallah ya Tahar, d aghurru ! Trahison, Tahar, trahison ! Et vogue la galère, ya Chabane !