C'est le branle-bas de combat dans la rédaction du journal. Et pour cause, tôt le matin, une rumeur persistante, entretenue par des milieux généralement bien informés, s'est propagée dans le pays. Des chaînes privées ayant relayé l'info ont même donné des détails et des chiffres. Il paraît qu'en l'espace des trois premiers mois de l'année, l'Etat a pu réduire de 20% le taux des importations et récupérer l'équivalent en impôts par rapport au 1er trimestre de 2014. Dans l'attente de son annonce par le grand argentier, la nouvelle avait déjà mis du baume aux cœurs des citoyens, surtout ceux de la corporation qui se bousculent dans les couloirs du journal pour boucler leurs articles louant le mérite des architectes de la bonne gouvernance du pays. Dès l'aube, dans tous les secteurs, publics et privés, trois mots d'ordre animaient du reste les gens en cette journée du 21 mai : haro sur la paresse, le gaspillage et la corruption ! Du jamais vu ! Il a suffi que le coût du baril dégringole pour voir enfin les gens mettre du cœur à l'ouvrage ! C'est génial qu'un coup pareil puisse éveiller les consciences et pousser nos responsables à puiser dans leur cerveau pour nous concocter un programme d'austérité ! Mieux encore, ils nous ont prévu un plan pour nous sortir de la dépendance des hydrocarbures et nous mettre à l'abri de l'hégémonie des potentats de l'Opep. - On ne bradera plus notre pétrole, crie un collègue de bureau. Il suffit que l'Etat s'attaque à la triche et à la corruption, et que les gens retroussent leurs manches pour relancer notre économie. Facile à dire, difficile à faire. En effet, comment pourrais-je expliquer aux gars du journal que la corruption est le pire des vices, surtout chez nous ? Elle coule comme le sang dans les veines. Il m'aurait certainement répondu que je suis un éternel contestataire, le genre de citoyen insatisfait qui broie du noir dans son coin. Mais si je lui parle d'El Phéraoun, mon voisin du sixième, pour sûr qu'il ne croirait plus aux rumeurs ni aux sornettes que nous débitent les officiels. Car El Phéraoun existe en chair et en os. C'est l'exemple édifiant du corrupteur. Il pourra le voir, le tâter et même le soupeser pour constater de visu que le bonhomme mène une vie de nabab. Riche et puissant, il porte bien son nom. Il suffit de lui dire : «A votre service, Monsieur El Phéraoun !» pour le gonfler d'orgueil et le propulser aux nues. Son patronyme lui rappelle les pharaons dont il imite la grandeur sans arriver pour autant à la cheville d'aucun d'eux. Si ces derniers avaient un territoire et des sujets, lui disposerait d'un réseau d'agents tapis dans les rouages de l'administration, qu'il soudoie pour mener à bien ses trafics et cacher ses tractations. Il a en plus un répertoire de noms de personnes influentes qu'il actionne chaque fois que l'une de ses manigances sent le roussi. C'est le parfait flibustier des temps modernes, celui qui passe sans encombre à travers les mailles du filet dressé aux frontières où il compte sur de puissants appuis. De vendeur à la sauvette, El Phéraoun est devenu en l'espace d'une quinzaine d'années l'un des roitelets du commerce extérieur, ces importateurs de conteneurs chargés de pacotilles qui échappent au contrôle du fisc et qui dilapident les richesses du pays. Sa réussite a fait des émules parmi les prétendants à la fortune. Comme la gangrène, des centaines d'énergumènes de ce genre minent l'économie nationale, pendant que les honnêtes gens et les hommes d'affaires intègres tentent vainement de la relever. On en trouve de tous les acabits, du petit tâcheron au grand magnat de la friperie. Mais depuis que la justice a commencé à s'intéresser aux fortunes bâties de l'argent sale, l'étau se resserre de plus en plus sur les fraudeurs. Selon la rumeur, le résultat s'est traduit jusqu'à présent par une réduction des importations et une augmentation des recettes. Je ne crois pas aux dires, fussent- ils vrais. Daouia, que je viens de rencontrer en sortant des locaux du journal, abonde dans le même sens. Mieux encore, elle considère la corruption comme une seconde nature. Celui qui s'y accoutume ne s'en décolle pas. Quant à l'information, Daouia pense qu'il n'y a pas de frontière entre la vraie et la fausse. De son avis, la vérité se noie toujours dans les flots troubles de la rumeur. - Quand le contact se rompt entre le sommet et la base d'une organisation et que la rumeur prend le relais, il vaut mieux se calfeutrer chez soi et éviter les commentaires, me dit-elle en m'informant d'autres facettes de notre voisin du sixième. Ainsi, El Phéraoun n'est qu'un exemple parmi d'autres. Informé à l'avance des mesures qu'allait entreprendre le fisc, il en profita pour vendre l'ensemble de ses biens et transféra le montant en Suisse où il disposait d'un pied-à-terre. Il compte d'ailleurs s'y installer pour le restant de ses jours. Pour en arriver là, il a dû graisser la patte à pas mal de gens. Même El Mounchar avait bénéficié d'une bonne part par l'entremise de Settoute. Seulement, il était convenu qu'il en fasse des placements et qu'il restitue par la suite le capital à son propriétaire. Mais comme El Mounchar est cupide, il viola l'accord conclu avec son ami et l'envoya paître. - A ce sujet, me dit Daouia, des bruits courent sur l'implication d'El Phéraoun dans l'accident d'El Mounchar. Mais, comme le précise bien le proverbe — les loups ne se mangent pas entre eux —, les deux potentats finiront bien par s'entendre au détriment de la justice.