Ahmed, la quarantaine bien entamée, a la gorge serrée quand il évoque les montagnes de Bouzegza qui l'ont vu naître et que le dynamitage d'une carrière veut lui en extirper le cœur. «Là on tente de tuer l'un des plus importants patrimoines de la capitale, et ce n'est sûrement pas notre génération qui acceptera de sacrifier ce paradis et trahir la mémoire de nos martyrs», tonnent, à l'unisson, les montagnards. Certains l'appellent le «Petit Djurdjura», et il en a toutes les caractéristiques. Ce joyau massif qui se dresse à 40 km à l'est de la baie d'Alger taquine le ciel à plus de 1000 m. Ses enfants le veillent nuit et jour depuis un mois, au lieudit Boukerdène, un vaste belvédère que traverse la route nationale menant de Boudouaou vers Lakhdaria en passant par Keddara et son barrage. Peu importent les nuits glaciales et l'isolement marqué par les falaises et le ravin. Depuis 4 ans ils ont résisté et déjoué toutes les tentatives d'installation d'une carrière d'agrégat privée. Mais ce combat n'a pas encore trouvé son épilogue. Ces gens paisibles que le terrorisme n'a pas réussi à faire fuir portent leur montagne dans le cœur. Des passagers d'une wilaya lointaine descendent de deux voitures et admirent le paysage qu'ils découvrent pour la première fois : «Ben, ça alors !» Une bande de singes sautille près d'eux et un couple d'aigles ou de vautours tournoie dans le ciel, emporté par les courants ascendants propres à ce microclimat. Une discussion s'engage avec les défenseurs du site qui ne passent pas inaperçus vu leur attroupement et leur banderole revendicative. Ils s'approchent d'un vide vertigineux. «Telles dans les gorges de Kherrata, de nombreux moudjahidine furent jetés d'ici, vivants, par l'armée française. Une stèle leur sera dédiée», explique le groupe avant de préciser : «Ce haut lieu d'Histoire a connu deux grands ratissages et luttes acharnées afin de desserrer l'étau sur la bataille d'Alger avec la participation du général Massu.» Des gorges bien encaissées se dessinent en bas. C'est le canyon avec ses bassins. En ces points, tout s'entremêle intensément : un poste secret de l'ALN, des plantes rares, des insectes bizarres, des spectacles géologiques, une source thermale, un gouffre noyé dit Bir Eddhlam pouvant en plongée scaphandre donner sur le collecteur souterrain des eaux du massif qui alimentent le barrage... Exceptionnel, sauvage et mystérieux est ce site. Le ressenti dépasse le rationnel. «Et dire que tout cela peut partir en éclats par la dynamite ! Oh ! mon Dieu, c'est affreux !» La discussion reprend de plus belle avec les visiteurs. «Vous pensez qu'on ne serait pas les premiers à défendre les projets d'investissement, nous qui souffrons du chômage ?! Mais de grâce, pas à n'importe quel prix !» Effectivement, ce havre de paix qui fait tellement défaut aux Algérois impose plutôt à l'évidence des projets tout autres. L'écotourisme en est un, une option fortement défendue par Kamel, le maire de la région. Il y a quelques décennies, l'étroite route des crêtes recevait des touristes nationaux et étrangers venant de partout. Aujourd'hui même, des activités qu'on croyait éteintes reprennent petit à petit cette année dans les falaises mitoyennes de Bouchlalâa et El-Ghourfa. On revisite des voies équipées de pitons au temps des premiers alpinistes : un autre patrimoine historique des sports et le meilleur site d'escalade de la capitale. Cette fois-ci, c'est un couple et une grand-mère qui s'approchent timidement pour profiter de l'animation. L'emplacement de Ghar Ifri est montré du doigt par des connaisseurs avec une tentative d'explication de l'amoncellement ancestral de faucilles. «Il y a du pain sur la planche pour les anthropologues !» dira la vieille. «Mais moi je suis content et optimiste, lui réplique Omar. Ma fille qui se voit déjà chercheuse comme Dora aura la possibilité de travailler juste à côté de chez elle !» Mouloud, lui, du village voisin Zouggara, a depuis des années mis fin à ses déplacements vers Alger où il exerçait en tant qu'agent de la Protection civile. Il s'est pris en charge en créant sa propre pépinière. Il sillonne les sentiers à la recherche de plantes qu'il bichonne. Il les interpelle affectueusement par leurs noms. Dans son hameau, en bord de route, il ne cesse de les retourner, empoter et préparer le terreau. Dans des salles, il a séché en grappes une multitude de plantes médicinales. S'accordant une pause sous un arbre fruitier, il déguste dans la fraîcheur matinale un café dans une petite tasse en admirant les courbes de ses montagnes. Sur la plus haute cime reposent également les restes d'un mausolée qui attend la procession qui le ressuscite, lui restitue sa vaste forêt de chêne-liège et les lignes de sa poterie qui ressemblent curieusement à celle des Sud-Américains, ramenée en offrande. Dans leur lutte pour sa préservation, les fils de ce massif viennent de taper pour la énième fois aux portes des différentes instances de la République, pour y déposer des correspondances soutenues par le mouvement associatif. L'un d'eux s'emporte quelque peu quand il évoque les anciens cimetières reculés menacés et même détruits par les engins, afin d'effacer sciemment la mémoire. Une mémoire endormie qui remonte à l'homme préhistorique qui y a signé son passage. Au café du coin, un groupe de jeunes s'enthousiasme à l'idée d'inventorier et explorer prochainement leur sous-sol en compagnie de spéléologues algériens. Les gouffres et cavernes ne manquent pas à Bouzegza. Ghar Mahmoud plonge par paliers successifs jusqu'à 70 m tout près d'un lit d'oued et de la route que de gros engins sont en train d'élargir. Les failles qui traversent ses entrailles sont à l'origine de sa naissance. Justement, il est tout indiqué pour les exercices de descente et remontée sur corde. Un peu plus haut, à une demi-heure de marche, Ghar Ourghiza — un autre gouffre — le complète pour ce qui est de l'esthétique et les curiosités scientifiques. Ainsi, ce mont foisonnant de repères mérite bel et bien son surnom de «Petit Djurdjura». Ne manque que son respect, à la hauteur de sa stature.