Le dos voûté, les cheveux blancs, la voix à peine audible, Mahieddine regarde sa vigne. Il est triste. Cette année, elle n'a pas donné de fruits. Trop fatigué, il ne s'en est pas occupé. Pourtant, il rêvait d'un jardin qui serait le compagnon de ses vieux jours. Mais la maison qu'il a construite de ses propres mains l'a épuisé. Il a travaillé toute sa vie en thésaurisant dans le seul but de quitter l'ancienne demeure familiale où il occupait une chambre avec son épouse, ses vieux parents et ses treize enfants. Il se levait aux aurores pour se rendre à l'usine où il exerçait comme manœuvre. Il s'y rendait à pied et marchait 3 km, pour faire l'économie du transport. Il rentrait au crépuscule, harassé. Il laissait à la mère de ses enfants quelques pièces qui lui permettaient tout juste d' acheter le litre de lait et la baguette de pain. Pour le reste, il fallait qu'elle se débrouille. Elle réussissait tant bien que mal à réunir ses enfants autour d'un plat de couscous sec afin qu'ils ne crient pas famine. Ceux qui peinaient à avaler le grain prenaient une rasade d'eau. Pour se rendre à l'école, les gamins avaient droit à une tenue d'été et une autre d'hiver, et puis le tablier cachait tout. Les chaussures, c'est Mahieddine qui les choisissait. Il avait l'art de marchander. Il était réputé pour cela. Les filles ne posaient pas de problème pour notre patriarche, puisque dès qu'elles atteignaient l'âge de la puberté, il les enfermait à la maison en attendant le premier prétendant pour s'en débarrasser. Elles n'avaient pas droit à la parole. Elles craignaient trop les coups de ceinture qu'il leur assénait si ses ordres n'étaient pas exécutés. La mère meurtrie, regardait, impuissante. Elle aussi n'échappait pas à ces châtiments. Elle acceptait pour éviter la répudiation, et se retrouver dans la rue avec ses enfants. Au fil du temps, il avait moins de bouches à nourrir. Infatigable, après une journée de travail éreintante, il se dirigeait vers le chantier, traînant son fils avec lui pour bâtir sa maison. Il voulait tout faire seul. Il refusait de s'encombrer d'un manœuvre, qui plus est, il devait payer. Son fils faisait parfaitement l'affaire et c'était gratos. Les travaux forcés ont duré plus de 10 années au prix de dures privations et sacrifices. Pas de sorties, ni la moindre distraction, pour les garçons s'entend. La fratrie était cloîtrée à la maison : pas de dépense superflue. Les années passèrent, les enfants grandirent, les grands-parents moururent, les six filles furent casées, les garçons se marièrent, et la maison toujours inachevée. Son fils aîné a beau tenter de le convaincre de ne pas construire aussi grand, rien n'y fait. Son rêve c'était d'être propriétaire d'une maison mastodonte comme ses voisins qui le «narguaient». Son fils ne cessait de lui ressasser : «je n'habiterai jamais avec vous, je veux mon indépendance et quitter cette ville.» Le père, «têtu comme une mule» comme lui répétait son épouse, faisait la sourde oreille et ne prêtait aucune attention à ses paroles. Le jour J arriva, et le déménagement eut enfin lieu. Le père, épuisé, abandonna. Il baissa les bras et n'eut aucune force à terminer ce qu'il avait entrepris. La maison, certes, fut habitée mais non achevée. L'argent manquait et l'énergie aussi. Les parents étaient seuls à emménager dans une immense habitation presque vide, dépourvue des commodités les plus élémentaires. Il refusera de placer un compteur de gaz, d'eau, car persuadé que les factures seraient trop chères. Ainsi, pas de salle de bains, de chauffe-eau, encore moins un chauffage pour affronter les hivers rigoureux de cette ville de la Mitidja. Il transportera des bonbonnes de gaz le restant de sa vie. Il continuera à amasser le moindre petit sou en se privant de tout. Il ne voulait pas recevoir ses petits-enfants, trop nombreux. «J'ai marié tous mes enfants pour ne plus les nourrir, je ne vais tout de même pas, avec ma maigre retraite, nourrir les leurs.» Sa femme outrée, mais ne pouvant rien faire, tentait de convaincre ses enfants d'espacer leurs visites, et d'apporter leur pitance, histoire de le calmer. «Il vous acceptera mieux. Vous savez que personne ne pourra le faire changer d'avis.» Son fils le suppliait de vendre la maison pour vivre dans une autre plus petite avec tout le confort. «Vous vivez comme des zombis, ma mère souffre de ses rhumatismes en hiver et suffoque en été.» Il avait pitié de sa mère qui souffrait, mais n'avait pas le courage de quitter son mari pour aller vivre avec son fils. «Je ne peux pas l'abandonner à cet âge, nous sommes vieux, que vont penser les gens de nous ? Si au moins il voulait venir avec moi. Sur cette question il est intransigeant. Je prie Dieu de me donner la force de terminer mes jours auprès de lui.» Il mourut, sans terminer sa demeure, sans jouir du jardin dont il a tant rêvé, et sans manger à sa faim. Il léguera à ses enfants la maison de la discorde.