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CARNET DE VOYAGE D'AREZKI METREF
SI TU VAS À SAN FRANCISCO... 5/ Début du road trip
Publié dans Le Soir d'Algérie le 16 - 03 - 2016

Aujourd'hui, à un moment ou un autre, Dahmane Dahmani devrait se manifester. En attendant son coup de fil, je traînasse un peu à Mantecca qui se consume dans la fournaise. Une canicule saharienne écrase de sa chape la petite ville californienne. Dahmane est cet ami commun que Fellag m'a fait connaître et qui s'est proposé pour me servir de guide dans cette Californie où il vit depuis 40 ans.
Je suis plongé dans les Nouvelles Chroniques de San Francisco d'Armistead Maupin, lorsque le portable se met à vibrer :
- Allo ! c'est Dahmane. Je viens d'arriver à Sacramento. Je serai chez toi dans une heure.
J'ai déjà raconté comment Dahmane m'avait proposé un programme de visites qui avait transformé ma velléité initiale de connaître le San Francisco des écrivains en une virée à travers une bonne partie de la Californie et du Nevada, une sorte d'extension du domaine de la curiosité.
Une heure plus tard, on sonne. D'emblée, j'ai le sentiment étrange de connaître Dahmane depuis toujours. Volubile, généreux de toute sa présence, il dégage ce quelque chose de solaire qui n'appartient qu'à ceux qui se dévouent aux autres. Il semble être ce condensé de toutes ces qualités que j'aime chez nous autres Algériens, et qui n'existe malheureusement quasiment plus. Ecoute, empathie, disponibilité et, surtout, cette intelligence du cœur.
Par je ne sais quel oracle, on se met à parler de nos enfances respectives à peu près à la même époque, lui à Leveilley et moi à la cité des Eucalyptus, c'est-à-dire à quelques kilomètres de distance dans le même quartier de la banlieue d'Alger. On aurait pu se croiser sur un terrain de foot ou s'affronter dans une bagarre de quartier. Sortant de l'univers moderniste d'Armistead Maupin, l'auteur célébrissime des Chroniques de San Francisco qui met en scène des gens libérés des classes prospères, je me retrouve entraîné avec Dahmane dans l'évocation âpre de cette Algérie populaire et pauvre, et néanmoins enchantée, du début des années 1960. Il y a comme un choc.
- On va à Napa, me dit-il. On passe la nuit chez un ami œnologue algérien, et demain après-midi, on filera à Lake Tahoe, au nord de la Californie. Sans plus attendre, on charge sa Mercedes E350 décapotable du nécessaire à la balade d'une dizaine de jours. Aveu tardif : c'est la première fois de ma vie que je monte dans une décapotable. J'ai l'impression de grimper dans un film hollywoodien des années 1950. Mettant en marche le moteur de la Mercedes, Dahmane déclenche aussi celui de la parole. Durant les 10 jours du périple californien, la prolixité généreuse de Dahmane mêle, dans une structure rationnelle, informations diverses sur la Californie, observations politiques internationales, réminiscences personnelles et humour.
Sitôt sur la route, me voici entraîné dans un road trip qui réveille, là encore, des images de lectures et de films. D'ailleurs, je me mets à filmer la route avec ma toute nouvelle tablette de marque coréenne que je tiens puissamment tant le vent est fort dans une décapotable. Et je vois défiler des hectares de ces champs agricoles qui nourrissent les Etats-Unis, des kilomètres de routes bien entretenues, des arbres innombrables. J'espérais croiser ces stations d'essence vintage comme celles qu'on voit dans les films consacrés à la Route 66, mais il n'en reste guère. Par contre, à un moment du trajet, des forêts d'éoliennes témoignent que la Californie s'est mise à l'heure de l'énergie propre.
- Ils ont bien raison de capturer le vent, remarque Dahmane.
Comme je note l'impeccable propreté de la chaussée, mon ami m'apprend qu'une loi réprime d'une amende de 1 000 dollars quiconque jette, ne serait-ce qu'un mégot, depuis la voiture. De larges panneaux publicitaires le rappellent judicieusement aux automobilistes. On s'amuse à souhaiter qu'on en fasse autant en Algérie tant les routes sont parmi les plus sales au monde.
Ce qui est épatant dans le parcours de Dahmane, c'est qu'il vit aux Etats-Unis depuis des décennies et que, malgré toutes les avanies, c'est à l'Algérie que va sa pensée. Chaque fois qu'il évoque quelque chose qui fonctionne bien dans la première puissance du monde, il le souhaite à son pays. Nous parcourons les 91 et quelques miles en quelque deux heures.
Paysages de coteaux plantés de vignes qui font de la vallée de Napa, avec la vallée jumelle de Sonoma, à quelques encablures, le cellier de ce vin californien qui commence à détrôner sur certains marchés jusqu'aux vins français de Bordeaux. Arrivée chez Krimo, cet ami algérien de Dahmane. Sa résidence perdue dans les frondaisons se situe en dehors de la petite ville florissante de Napa. Nous bifurquons par un chemin vicinal qui sinue à travers la campagne verdoyante.
La voiture s'arrête devant la maison et j'ai l'impression de me trouver dans un village de Basse-Kabylie. Nature un peu sauvage mais maîtrisée avec ses figuiers, ses oliviers, ses palmiers et ses abricotiers. Une sensation passant par les fragrances et les couleurs des plantes de la Méditerranée. Mais là où, comme dans ces villages des montagnes ferrugineuses de la Haute-Kabylie, l'aridité de la terre fait écho à la pauvreté des hommes, ici on sent l'interaction entre la générosité de la terre et la prospérité de ses habitants. Bien sûr, il faut la travailler. Comme on dit là-bas, dans les milieux progressistes, marginaux mais bien réels, si on expulsait de Californie tous les Mexicains, au bout de 3 jours, les Etats-Unis n'auraient plus rien à manger !
Krimo vient au-devant de nous, un sourire de chérubin noyé dans une barbe oriflamme. Le sens de l'hospitalité comme inscrit dans son ADN, il nous met d'emblée à l'aise au point de se sentir chez lui comme chez soi.
Il nous offre un rafraîchissement sur sa terrasse. C'est l'instant crépusculaire où le soleil déclinant se dissout imperceptiblement dans les champs. Le passage du jour à la nuit se fait par paliers, offrant au regard une palette de camaïeux qui se désagrègent en catimini dans une obscure teinte violette, voile primal de la nuit.
L'un de leurs amis, Manuel, nous rejoint. Chef cuisinier d'origine espagnole, il vit maintenant à Taïchung (Taïwan). Quand des Algériens se rencontrent, où que ce soit, la discussion roule sur le pays. Et Miguel qui connaît et les Algériens et un peu l'Algérie est dans le coup. Il raconte aussi son installation à Taïwan après avoir vécu une trentaine d'années en Californie. Krimo, lui, nous explique comment il s'est retrouvé en Californie à exercer ses talents d'œnologue. Ils évoquent aussi des souvenirs communs de Napa. Et évidemment, nous nous payons la rituelle séance de blagues algériennes. Ce qui est l'occasion pour moi de leur répéter celles qui circulent en ce moment à Alger. On revient sur les inénarrables farces politiques des années 1960-1970 qui mettent en vedette involontaire le responsable du FLN d'alors. Cette bonne humeur est ponctuée de moments de solennité lorsqu'est abordée la décennie noire.
Krimo et Dahmane racontent alors comment, par cette volonté de faire quelque chose pour l'Algérie, ils ont créé avec d'autres une association qui existe toujours d'ailleurs, et qui me fera l'honneur d'une rencontre à l'université de Stanford, l'AAA-NC (Algerian Americain Association Northern Californian). Ils se démenèrent lorsque l'Algérie eût besoin de solidarité, notamment lors du séisme de 2003. Ils ont fait partie aussi en 2011 de la délégation d'une quarantaine de chercheurs et ingénieurs sur les 300 Algériens travaillant pour la technopole de la Silicon Valley qui se rendirent à Alger pour un forum sur les start-up.
Nous décidons d'aller dîner en ville dans un restaurant mexicain. Carte, couleurs et serveuses mexicaines. Dans une discussion un peu baroque, les souvenirs des uns et des autres s'entrechoquent, et cela donne un voyage dans le temps qui fait émerger des figures pittoresques. Telle que celle de ce marin algérien devenu restaurateur à Napa et que tout le monde appelait El Hadj. Une très forte personnalité qui serait arrivée dans les années 1950. Ou encore cet autre Algérien, lui aussi restaurateur, qui, une fois à la retraite, s'inscrit dans un cours de writing studies, spécifique aux universités américaines, dans le but d'écrire ses mémoires. Pour ma part, je découvre la cuisine des Chicanos, ainsi qu'on les nommait péjorativement dans les BD de mon enfance. Je goûte pour la première fois les tacos et j'en deviens aussitôt addict.
Le lendemain, petit-déjeuner copieux, c'est-à-dire à l'américaine, dans la cour, sous les arbres fruitiers. Puis c'est l'occasion de voir notre ami œnologue à l'œuvre. Il manage une famille dans la production artisanale de son vin blanc et rouge. Le procédé bien entendu légal est connu sous le vocable populaire de «vin de garage».
Une parenthèse. La société américaine étant très portée sur la voiture, il est rare qu'une maison ne possède pas un garage. Le rôle de celui-ci dans l'invention et la production est capital. C'est dans un garage de la ville de Palo Alto, dans ce qui s'appelle aujourd'hui la Silicon Valley, que David Packard et William Hewlett inventèrent le premier audio-oscillateur électronique en 1938. C'est aussi dans le garage de ses parents que Steeve Job et ses deux compères inventèrent l'ancêtre du Macintosh en 1976 et fondent la future toute puissante compagnie Apple.
Il est temps de visiter les caves de la Napa Valley. Les vignobles sont si bien entretenus que l'on a l'impression de rouler dans des photos panoramiques retouchées. Les caves s'échelonnent sur l'autoroute 29, connue aussi sous le nom de Silverado Trail, entre Napa et Calistoga. Napa est réputé pour l'émulation dans l'architecture de ses caves.
Rivalité dans l'originalité et la performance. Ici l'Alnidi, château des amoureux à l'architecture italienne, là une demeure victorienne. Nous longeons un moment la fameuse cave Beaulieu, propriété d'un Français qui échappa à la prohibition en prétendant produire du vin de messe. Et on le crut.
Nous poursuivons nos visites jusqu'à Castiloga où Francis Ford Coppola, le réalisateur d'Apocalypse Now, possède un domaine viticole que nous ne visiterons pas, à Geyserville. Castiloga ressemble à un pueblo mexicain. Sous certains angles, on eut dit la topographie d'une scène de western.
Dahmane m'entraîne dans une boutique spécialisée dans la vente d'huile d'olive qui appartient à la chaîne Olive Oil Company. Il me montre cette huile nommée Arbequino qui ressemble à l'huile d'olive algérienne que la vendeuse semble connaître. On déjeunera dans une auberge au milieu d'un bois désert. Puis retour au bercail. Nous embarquons Krimo, direction Lake Tahoe par l'autoroute 80 qui relie San Francisco à New York. Pragmatiques, les Américains ont numéroté leurs autoroutes selon un schéma simple à retenir. Nombre pairs pour l'axe Est-Ouest et impairs pour l'axe Nord-Sud.
Là, nous faisons réellement du road trip, c'est-à-dire une ingestion de centaines de kilomètres de paysages à partir de la voiture. Arrêt à «Thaï Paradise» pour un dîner thaïlandais avant une arrivée de nuit, en plein brouillard, à la station de Lake Tahoe, à la frontière entre l'Etat de Californie et celui du Nevada. Tiens, c'est là qu'ayant obtenu un emploi de gardien de villa, John Steinbeck profita de l'isolement de l'hiver en montagne pour écrire son premier roman, La coupe d'or.
A. M.
Demain : 6/ Une escale chez Bonanza.


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