De notre bureau de Bruxelles, Aziouz Mokhtari «Ils ne nous lâcheront plus... Avant, c'étaient les chercheurs d'or de Californie (les Garimperos), aujourd'hui, ce sont les terroristes de Molenbeek...». Désarroi d'une cité au bord de la dépression nerveuse. «Si t'es français, même d'origine marocaine, je ne te parle pas». Zyad, la trentaine, plutôt gentil, juste après son avertissement concernant ses nationalité et/ou identité, se rebiffe. «Depuis quatre jours, les journalistes français cherchent tous à nous faire dire la même chose, ces habitants de Molenbeek sont-ils complices de Salah Abdeslam ?» Il est vrai que les habitants de ce quartier bruxellois, banlieue dans la ville, à majorité maghrébine et au sein de cette composante, une majorité de Marocains vit sous tension. Les médias du monde entier ciblent Molenbeek depuis les attentats de Paris, 13 novembre 2015. Beaucoup de journalistes y ont élu domicile, guettant le moindre geste, la moindre parole de l'un ou l'une de ces habitants. Plus rien, ici, n'est comme avant. Les commerçants, du moins beaucoup d'entre eux, ont, déjà, décidé de louer, vendre ou fermer boutique. «Comment voulez-vous que je travaille normalement ? Si je vends que du halal, je suis taxé d'appartenance à la mouvance (djihadiste, ndlr), si j'élargis mes produits, on me traitera d'opportuniste, de chien parce qu'avant je ne faisais que dans le halal et ça ne posait aucun problème...». Abderrahmane, originaire de Nador, Rif marocain, est dépité, lui qui, avant ce maudit «13 novembre», tenait une boutique spécialisée dans la viande et le salami licites en Islam. «Avant les attentats de Paris, beaucoup de juifs et de chrétiens venaient chez moi pour acheter, parce que moi, ils le savent, je vends du halal, du vrai». Fatima, assistante sociale, surprend ces derniers propos et intervient : «Pourquoi tu te justifies ? Si tu veux vendre halal, vends halal et ce n'est pas la peine de raconter des histoires... Personne, ici, ne t'a demandé des justifications.. n'essaie pas de te présenter comme victime...». Fatima, je l'apprends plus loin, en aparté avec elle, après que j'eus dévoilé mon métier, travaille à la demande de la bourgmestre à préparer les habitants de Molenbeek à des opérations d'envergure du «vivre-ensemble» et de «reprise de la normalité dans le quartier». Françoise Schepmans, la maïeure de Molenbeek (équivalent de maire en France) fait ce qu'elle peut depuis les descentes punitives sur Paris. Elle est sur tous les plateaux de télévision, est interviewée par les journaux du monde entier et se rend disponible pour tout un chacun. Il y va de son honneur, de la réputation de sa commune et de Bruxelles. A la tête d'une coalition composite succédant au long règne de Philippe Moureaux, socialiste, au mayorat depuis 40 ans, cette bourgmestre du mouvement réformateur libéral persiste et signe : c'est la gestion socialiste de Molenbeek qui a transformé Molenbeek en «commune entièrement à part». «C'est Philippe Moureaux le responsable du chaos qui a préparé les attentats de Paris et pas moi». Pourtant, Ph. Moureaux se défend et rappelle que lui a encouragé l'intégration en aidant les musulmans de Molenbeek. Ici, se cristallisent tous les «ressentiments», apparaissent les «rancœurs» et parce que la majorité y est «arabe» que l'on accuse impunément les gens. Il est vrai que le chroniqueur français Eric Zemmour avait proposé, juste après le 13 novembre, de «bombarder Molenbeek». Nadjat, Fassia, (de Fès), enseignante en néerlandais, est plus catégorique : «On a fait volontairement, ici, d'encourager le salafisme au détriment de l'Islam modéré. Ça arrangeait pas mal de politiques, alors, de confondre Islam et islamisme, religion et tenues bidon...». Plus loin, cette enseignante m'apprendra qu'elle a beaucoup travaillé la question et se souvient : «Beaucoup de femmes et d'hommes politiques préféraient que les jeunes Molenbeekoises portent le hidjab et ils étaient rassurés par la barbe des adolescents... A mon avis, ça leur permettait, peut-être, dans leur fort intérieur, irrationnel et émotionnel, de maintenir l'autre de l'autre côté de la barrière... C'est comme ça et ça ne posait pas de problème...». Redouane, pâtissier, diplômé d'une académie prestigieuse de Bruxelles, sait, selon lui, de quoi il en retourne : «Les Belges, pas tous, il est vrai, aiment bien que nous les Marocains, on reste entre nous... Comme ça, ils nous contrôlent mieux et nous orientent comme ils veulent...». Plus loin, Redouane ajoute : «Moi, je voulais entrer à l'université, j'étais bon élève, mais j'ai vite compris que le diplôme de la fac ne me servirait pas à grand-chose et j'ai opté pour le métier de pâtissier, elhamdou lillah.» Même l'arrestation de Salah Abdeslam ne semble pas rassurer à Molenbeek. Les gens, ici, ont la certitude que le bal des journalistes, des curieux et des enquêteurs ne s'arrêtera pas avec la mise hors d'état de nuire du présumé logisticien des attentats de Paris. «Ils ne lâcheront plus Molenbeek», relève, sûr de lui, Sofiane, exportateur de véhicules vers le Maroc : «Ils ont trouvé le filon... C'est comme la ruée vers l'or... Tout le monde savait qu'il n'y en avait pas — ou si peu — en Californie, mais on organisait les séjours pour les Garimperos (chercheurs d'or, ndlr). Au Pérou, c'était la même chose.» Fançoise Schepmans, la maïeure, n'est pas loin de penser la même chose, elle qui ne cesse de répéter à qui veut bien l'entendre, que si Molenbeek a été, il est vrai, le laboratoire des attentats de Paris, c'était le choix de Salah Abdeslam et de ses complices. D'autres banlieues ou des quartiers chauds de France ou d'Allemagne auraient pu être des Molenbeek. Les Molenbeek, craignent les polices belge et européenne, sont, hélas, à venir... J'aperçois, avant de quitter Molenbeek, le véhicule d'une grande chaîne de télévision française. Les Français, décidément, ne lâcheront plus Molenbeek...