[email protected] Va savoir pourquoi, depuis que j'ai foulé le sol de la Californie, le paradis du cinéma, nulle part je n'ai vu une seule affiche de film, et pas un seul instant je n'y ai pensé. D'ailleurs, j'avais presque oublié que la Californie était la terre promise du cinéma. Même en passant devant la villa de Coppola, dans la Vallée de Napa, même au nord de San Francisco devant Skywalker Ranch qui abrite la maison de production de George Lucas, et qui doit son nom au héros de sa saga de Star Wars (La Guerre des étoiles), j'ai zappé le cinéma. Et voilà qu'en quittant Santa Monica, juste à l'entrée de Los Angeles, je tombe pour la première fois sur de gigantesques panneaux publicitaires annonçant les films de la rentrée. - Voilà Hollywood ! s'exclame prosaïquement Dahmane. - Quoi, on est à Hollywood ? Vraiment ? Le nom, quand il se connecte à mon cerveau, évoque illico le strass, le faste, la célébrité, les lumières, les stars, les scandales des nantis, une sorte d'irréalité qui ne saurait être contenue dans de la matière. A fortiori dans la banalité. En fait ces images se connectent sur un hémisphère du cerveau. Dans l'autre hémisphère, c'est l'envers du décor. C'est la guerre, la misère, la faim, l'humiliation des peuples. Et que vois-je en vrai ? Un boulevard gorgé de soleil, bordé d'immenses palmiers aux troncs déplumés, coiffés d'une touffe de palmes haut perchée. J'ignorais qu'en quittant la côte, on tombait directement sur le mythique Sunset Boulevard qui, 20 miles plus loin, relie l'océan au Hollywood Boulevard . Comme je m'y attendais, les baraques que l'on devine spacieuses, fastueuses, sont dissimulées derrière des haies opaques et des arbres épais. J'ai une pensée pour cette maison que j'ai vue tant de fois en photos et en films qu'il me semble la connaître. Marilyne Monroe pose dans les différentes pièces et au bord de la piscine de cette demeure dans laquelle on la retrouvera morte au matin du 5 août 1962. J'ai aussi une pensée pour cette maison décrépite du Sunset Boulevard de Billy Wilder, où Norma Desmond, une icône du cinéma muet tombée dans l'oubli incarnée par la sublime Gloria Swanson, tente de revenir à la lumière. Poème à la gloire de la fugacité. A moins que ce ne soit sur la fugacité de la gloire. Ode à la brièveté du jour très vite ingéré par le crépuscule. Quand on emprunte le célèbre Hollywood Boulevard , on est tiraillé entre deux sentiments. Celui de fouler le chemin de la renommée éclairé par les lueurs des étoiles au firmament. Et celui de se balader dans une artère commerciale ordinaire, une sorte de big market du souvenir et de la nostalgie tarifée. Sur le fameux Hollywood Boulevard, une succession de boutiques achalandées de tee-shirts, de casquettes, de fanions, de pin's, de bracelets et de diverses pacotilles célébrant Hollywood et le cinéma. Te voilà alpagué par de virulents agents des tour-operators qui essayent de te fourguer la tournée des maisons de stars à Beverly Hills, celle des studios de cinéma ou autres attrape-touristes. Dahmane déniche une place en double file : - On ne peut pas se garer. Je reste dans la voiture. Vas-y, je t'attends. Il faut dire que Dahmane, qui connaît par cœur la visite, n'a guère envie de jouer les touristes. - Ce ne sera pas long, rétorque-je. Je vais juste voir l'étoile de Paul Newman. Depuis Luke la main froide, le film de Stewart Rosenberg sorti en 1967 que j'ai vu au cinéma l'Eden d'El-Harrach, Paul Newman est, comme on dit, mon acteur préféré. Je devais par la suite découvrir avec soulagement qu'il n'était pas l'un de ces acteurs en papier glacé, cantonnés dans des rôles déconnectés du réel. Mais plutôt un progressiste avec une conscience politique qui lui faisait percevoir l'antagonisme entre le conservatisme têtu de la société américaine, et a fortiori des classes possédantes, et la nécessité de lutter contre les injustices sociales. Il était l'un de ces guetteurs veillant à démasquer le Moloch. Laissant Dahmane en un endroit du boulevard, je pars à la recherche de l'étoile incrustée de Paul Newman. Les étoiles des stars s'alignent à perte de vue des deux côtés de la route que traverse Hollywood Boulevard. L'enchaînement des boutiques de souvenirs est ponctué de salles de cinéma. Leur entrée est éclairée par des néons multicolores clignotants, un avant-goût de Las Vegas où nous devons nous rendre le soir-même. Sur Hollywood Boulevard, de nombreux touristes européens et asiatiques, mais aussi américains, cartographient les étoiles des célébrités. On s'arrête pour se faire photographier, un pied dans les branches de l'étoile de telle ou telle personnalité, tête baissée comme des sangliers. Le temps presse et je ne trouve toujours pas l'étoile de Paul Newman. Je change de trottoir pour rebrousser chemin, espérant enfin la repérer. En traversant à hauteur d'une impasse latérale, j'ai une vue directe sur Hollywood Sign, cet écriteau monumental traçant les lettres H.O.L.L.Y.W.O.O.D., à 478 m d'altitude sur le versant sud du mont Lee, à Griffith Park. Chaque lettre mesure 13 m de haut sur 4 m de large. J'ai lu quelque part que ces lettres avaient été rendues inaccessibles par la délimitation d'une zone de sécurité surveillée H24. Les acteurs désespérés, convaincus d'avoir raté leur carrière, choisissaient ce site pour mettre fin à leurs jours. Parmi eux, Peg Entwistle, la première et la plus célèbre dont la légende prétend que son esprit hante toujours les lieux. Cette comédienne de Broadway avait interrompu une carrière florissante au théâtre au début des années 1930, pour tenter sa chance à Hollywood. Au bout d'une année de vains efforts, elle se jeta du haut de la lettre H. Son destin symbolise la face tragique de la cité du cinéma. Retour donc par l'autre trottoir du boulevard. Même enfilade d'étoiles incrustées. Même foule de touristes bardés d'appareils photos. Même geste pour appuyer sur la touche OK du smartphone. Et cette même interrogation saugrenue : suis-je en cet instant le seul Algérien à me trouver sur Hollywood Boulevard, Dahmane mis à part, bien sûr ? J'en suis là de mes cogitations lorsque je me retrouve devant l'entrée des Studios visiblement aussi protégés que les laboratoires de la Nasa. Il fait trop chaud. Trop de monde. Trop cher. Trop de trop. Pas envie d'y aller. Le temps passant et la route étant encore longue pour Las Vegas que nous voulons rallier dans la journée, je décide de revenir au camp de base. Je traverse et me voici pile poil devant la voiture de Dahmane à l'intérieur de laquelle il était censé m'attendre. La voiture est vide. Sans téléphone portable, je n'ai aucun moyen de le retrouver. Je le reconnais à son tee-shirt fluo, assis un peu plus loin devant une boutique de souvenirs. - J'ai chopé un PV, m'annonce-t-il dépité. Etonné, je lui en demande la raison. - Mais tu ne te rends pas compte ! s'exclame-t-il. Ça fait plus d'une heure et demie que tu es parti. Maintenant que le PV est payé, je peux quitter la voiture. Puis il sourit, et l'air entendu, me glisse : - J'ai trouvé l'Algérien. - Ah oui ! Où est-il ? Il me désigne un homme qui semblait être le patron de la boutique : - C'est lui Je salue Salah et lui demande ce qu'il faisait à Hollywood. Salah vient d'El Harrach, de Belfort plus exactement. Il y a une vingtaine d'années, il a rejoint ses frères aînés qui vivaient à Los Angeles. Très vite, il a ouvert cette boutique qui compte aujourd'hui 4 ou 5 employés. Ayant fréquenté moi-même El Harrach où j'ai fait mes études secondaires et où j'ai de nombreux amis, j'engage la conversation, convaincu comme c'est souvent le cas en la circonstance, que nous finirons bien par nous trouver des connaissances communes. Mais non, ce n'est pas le cas. Une affaire de génération sans doute, Salah étant bien plus jeune que moi. Il nous conseille de quitter rapidement Hollywood, avant l'heure des grands embouteillages de Los Angeles. Nous sautons dans la voiture pour échapper de justesse aux bouchons homériques de la grande métropole californienne. Nous mettons pas mal de temps à quitter la ville qui s'étire en d'interminables banlieues. - J'ai réussi la prouesse de venir à Hollywood sans visiter Los Angeles, dis-je à Dahmane. Haut dans le ciel, le soleil a encore de beaux restes. Bientôt la circulation se raréfie. Les immeubles disparaissent du paysage. Nous roulons sur la route I15, l'autoroute inter-Etats qui relie la Californie au Nevada, bordée déjà par des collines à l'aspect brûlé. Dahmane s'arrête sur un terre-plein, se cale confortablement sur son siège de conducteur, signe d'une longue route à venir. Il sélectionne un répertoire de chansons kabyles qu'il nous donne à écouter par Bluetooth. Je reconnais là, en ces collines qui se dupliquent à l'infini, l'étrange physionomie de l'éternité du désert. Par une sorte de télescopage d'images et de sons, je m'imagine dans le Hoggar. Comment pourrait-il en être autrement ? Traverser le désert du Nevada dans les reflets flamboyants du soleil qui s'enfonce à l'horizon derrière les collines aux tons ocre, tout en écoutant du El Hasnaoui, enceintes saturées. Je râle contre mon imprévoyance. La batterie de ma tablette qui me sert d'appareil photo me lâche. Impossible d'immortaliser ce coucher de soleil dont la splendeur vaut bien celle du lever de soleil à l'Assekrem, dans le Hoggar. La traversée va durer plus de 5 heures. A intervalles réguliers, je repère le panneau indiquant la ville de Salt Lake City qui restera pour moi un mirage. Capitale de l'Etat de l'Utah et celle des Mormons, ce toponyme titille mon imaginaire. Dahmane m'indique des tronçons de la Route 66 dans les parages. Parfois ils ont été absorbés par l'autoroute, mais il en subsiste une portion qui relie Las Vegas à Los Angeles. Par moment, on croise des hameaux isolés qui renvoient aux films des années 1950, période de l'apogée du road movie. Et ces motels en plein désert. En arrière-fond, le sinistre motel du film Psychose. Je me suis aperçu, dès le début de ce road trip, que le temps qui s'écoule se mesure aussi à la baisse de tonus de Dahmane. Un panneau nous indique que Las Vegas est à moins de 10 km. Les premiers bâtiments se profilent dans le lointain vaporeux du crépuscule. Nous pénétrons dans l'antre du démon avec les premières lumières de la ville la plus illuminée du monde. Ah ! Las Vegas. Je me pince... A. M.