[email protected] Fin du road trip ? Cette ultime escale à San Francisco avant le retour est un peu comme un post scriptum. Un propos au-delà du propos. Dahmane a quitté le récit de voyage. Et bientôt, c'est le récit lui-même qui s'arrête. De San Diego, je suis rentré à San Francisco par avion. Un saut de puce à l'américaine. Vol complet. Comme la plupart des vols, semble-t-il. C'est l'occasion de vérifier ce qu'on m'avait déjà fait remarquer. Les Etats-Unis sont si vastes que le moyen de locomotion le plus pratiqué est l'avion. Ici on prend l'avion comme ailleurs le bus ou le train. Comme ca... Ah voilà ! Déjà, je me surprends à écrire «rentrer à San Fransisco». Un peu hâtif, oui ! Pour cette dernière journée sur le sol californien, j'ai décidé d'une balade en ville. Et comme au premier dimanche de mon arrivée, je suis accompagné de ma petite famille. Envie de jouer les simples touristes. Basiques. Absorber comme une éponge la moindre sensation qui se présente. S'ébahir de tout. D'un rien. De l'écume des vagues océanes s'abattant sur les pontons. Oublier, comme dit la petite cousine, la prise de tête. Traces de Kerouac, Ginsberg, Burroughs ? Tiens, celui-ci, je m'aperçois que je n'en ai guère parlé. Romancier de l'hallucination et du cut-up (une technique littéraire qui a pour pendant en arts plastiques le collage), il est aussi un des papes de la contre-culture, de la transgression. Et ça fait, en vérité, un moment que je traîne une coupure de journal portant ce titre : Burroughs au Milk Bar. Où il est question du séjour en 1956 de l'écrivain américain acide à Alger. Il prenait tous les matins son breakfast au Milk Bar. Oublier la culture. Et la contre-culture. Et tout le reste. Se laisser couler dans la masse des touristes du Pier 39, ce quai du port de San Francisco hyper-visité. Musée-aquarium. Admirer – admirer, vraiment ? – ces grosses otaries, appelées aussi lions de mer de Californie, vivre leur vie de mammifère sauvage sous les flashs de visiteurs ébahis. Il faut dire que cette attraction est relativement récente puisque ces animaux sont apparus subitement après le tremblement de terre de Loma Prieta en octobre 1989. Suivre du regard en contre-plongée le sillage des ferrys pour Alcatraz, bondés de touristes en quête du grand frisson. Réminiscence. Quelque part, Lounès Matoub racontait que, invité aux USA, l'une des choses qu'il avait demandée à ses hôtes, c'était de visiter la prison d'Alcatraz où avait été détenu Al Capone. Se laisser surprendre par ces saltimbanques, hommes orchestres, mimes, humoristes qui peuplent de leurs clameurs, de leurs chansons ou de leurs mimiques la multitude... Se fondre dans cette tour de Babel : - Allô, c'est Mohamed, se présente en kabyle mon interlocuteur. Dans ce brouhaha multilingue, si le téléphone n'avait pas vibré, je ne l'aurais certainement pas entendu. Mohamed Sidi Salah que tout le monde appelle Momo, je l'ai connu à l'Université de Stanford lors de ma rencontre avec les copains de l'AAA-NC. On ne pouvait pas ne pas remarquer ce grand type discret et à la parole basse, dont l'allure comme la barbe dégagent quelque chose de messianique. Il était en train de distribuer des flyers annonçant une conférence de Hamou Amirouche au campus de Berkeley tout proche. Momo s'était souvenu de mon intention de passer un dernier dimanche à San Francisco avant le voyage du retour. Il nous rejoint sur le Pier 39, en compagnie de Boubekeur L., un jeune émigré d'Aubervilliers venu tout récemment s'installer en Californie, après avoir vécu longtemps en Algérie où il avait acquis une pratique de l'algérien dénué de cet accent caractéristique des émigrés. Momo aussi a plutôt pas mal bourlingué. Etudes en Allemagne, dans sa jeunesse, puis une longue carrière d'ingénieur en mécanique au pays. Enfin, en 1996, à 51 ans, Momo arrive aux Etats-Unis en tant que migrant. «Mon avenir était derrière moi. C'est pour celui de mes enfants que je suis allé en Amérique.» Galère des commencements. Il travaille au Café de la presse, à San Francisco. Magnifique observatoire de la vie quotidienne. Enfin, comme il a la chance de maîtriser plusieurs langues, il enseigne et le français et l'allemand. Au cours du déjeuner dans un restaurant spacieux où l'on sert presqu'exclusivement du poisson à un rythme industriel, nous parlons les uns et les autres de nos itinéraires respectifs. Mohamed qui a traversé bien des épreuves, et qui n'en est donc pas à son premier exil, a gardé une générosité, une finesse et une élégance morale telles que l'Algérie en recelait avant le Grand Dévoiement. Je ne sais plus qui a dit que quiconque passe une heure ou une vie à San Francisco, «la ville la plus délirante d'Amérique», selon l'écrivain et éditeur français Michel Mohrt, s'en souviendra éternellement. C'est au bas de l'escalier d'accès au restaurant qu'on se sépare avec Mohamed et Boubekeur. Petit tour dans l'un des immenses magasins de souvenirs. Un supermarket du colifichet portant la marque de San Francisco mais fabriqué en Chine ! Eh oui, c'est la revanche de Chinatown ! Récupérer la voiture. Remonter les avenues pentues de la ville funambulesque étagée sur onze collines. Puis voir la brume vespérale engloutir la baie comme à heure fixe. Et que se dire dans les cahots de la voiture, à-demi assommé par tant de matériaux destinés à refaire le voyage par l'écriture ? Oui, se dire que je me suis peut-être trompé de prologue. Lorsque je croyais que le pouvoir de Boumediène dans notre adolescence traquait toute trace de frivolité hippie, j'ignorais que dans le même temps, l'Algérie officielle accordait l'asile politique à des... hippies et même à un de leurs prophètes, Timothy Leary. J'ai été étonné de retrouver cette information – qui demande certainement à être précisée – selon laquelle plusieurs centaines de hippies, mal vus aux Etats-Unis et en Europe, auraient séjourné en Algérie entre 1968 et 1972. Combien ? Comment ? Les derniers parmi eux auraient quitté l'Algérie en 1975, après la mort de Franco, pour s'installer en Espagne, dans la station balnéaire d'Ibiza, dont ils feront le San Francisco européen. Ce qui est sûr, c'est qu'au mois de septembre 1970 débarquait à l'aéroport d'Alger Timothy Francis Leary, à qui le gouvernement de Boumediène avait donc accordé l'asile politique. Dans un document audiovisuel, on voit le père spirituel du mouvement hippie, en casquette de marin et col roulé clair, très smart et souriant, en compagnie de son épouse Rosemary, à Dar-El-Beïda où l'accueille Eldridge Cleaver. Nous sommes en septembre 1970 et il déclare à la presse : «Nous venons aider Eldridge Cleaver et le Parti des Black Panthers (...). Nous sommes venus pour libérer notre pays.» On peut comprendre que dans sa doctrine d'aide aux mouvements révolutionnaires de par le monde, l'Algérie ait été peu regardante sur l'idéologie et les moyens de ces mouvements. Mais de là à accueillir celui qu'on surnommait «l'adepte du chaos» ou encore «le gourou de l'acide» ! C'est que Leary était, pour la bien-pensance sous toutes les latitudes, le prophète de la déglingue, le héraut du LSD, le militant le plus célèbre pour l'utilisation des psychédéliques. Richard Nixon, qui l'avait fait jeter en taule, le considérait comme «l'homme le plus dangereux du monde». Le messie de la génération Woodstock a inspiré, excusez du peu, les Who, les Moddy Blues et Jonh Lennon. Et c'est ce messager de l'extase qui est venu faire à partir d'Alger la révolution contre Babylone, nom donné par les Black Panthers au capitalisme américain. ça ne collera qu'un temps avec Eldridge Cleaver qui, pris d'un remords révolutionnaire, somma son allié – dont l'évasion d'une prison californienne avait été organisée par un mouvement d'extrême-gauche – de renoncer à la prescription des hallucinogènes. Exception faite d'un joint de marijuana à l'occasion et en dehors des activités révolutionnaires. Timothy Leary sera retenu en otage à Alger par le leader des Black Panthers jusqu'à son départ pour la Suisse. Lorsque je préparais ce voyage pour San Francisco, j'ignorais qu'une partie de l'histoire de cette contre-culture s'était dénouée à Alger et sous Boumediène. Finalement, cette virée à San Francisco, dans la genèse de la contre-culture, ne fait, comme on le voit à travers le destin de Leary, que me ramener chez moi à Alger. Evidemment, l'adolescent qui rêvait de visiter San Fransisco des années hippies, et qui fredonnait «Si tu vas à San Francisco», était loin de s'imaginer que d'une certaine manière, à travers ces hippies exilés politiques, c'était San Francisco qui venait à lui.