[email protected] Ils sont morts tous les deux un 28 octobre, le corbillard de l'un, Taha Hussein, suivi par tout un peuple éploré, le catafalque de l'autre, Kateb Yacine, cerné par les anathèmes venant des minarets. Deux grands écrivains, l'Algérien francophone par accident, l'Egyptien francophile par inclination, le premier parti dans un climat de haine et d'infantilisme religieux, le second élevé au pinacle. Entre l'Algérien et l'Egyptien, la frontière infranchissable érigée entre un peuple qui brûle ses idoles et un peuple qui célèbre ses gloires, promues à l'universalité. L'Algérien est mort en 1989, à l'âge de 60 ans, alors que son pays se noyait avec délectation dans les flots impétueux du wahhabisme, l'Egyptien est parti en 1973, juste après la drôle de guerre. Kateb Yacine et Taha Hussein avaient en commun, outre le génie littéraire, la phobie de l'intolérance religieuse dont ils ont été les adversaires déclarés et les cibles attitrées. Si les écrits et propos de Kateb Yacine sur la religion sont connus, les générations actuelles en savent beaucoup moins sur le pavé que lança Taha Hussein avec son livre Sur la poésie antéislamique(1). En 1926, date de la parution de l'étude, le délit de «mépris des religions» n'existait pas encore dans le code pénal égyptien, mais Al-Azhar sévissait déjà contre les idées novatrices. Taha Hussein contestait notamment la réalité historique de l'existence du patriarche Abraham, telle que rapportée dans la Bible et le Coran, mais la justice égyptienne, encore libre, débouta ses adversaires. Le tribunal ne retint pas l'accusation de porter atteinte à l'Islam, et conclut que l'auteur avait réalisé un travail de recherche universitaire inattaquable sur le plan religieux. Néanmoins, l'écrivain perdit son poste d'enseignant à l'Université du Caire, et il ne reprit ses activités qu'en 1936, à la faveur du retour aux affaires du parti Wafd, dont il était proche. L'Egypte est d'ailleurs coutumière de ce genre de procès, parfois disproportionnés et même hilarants faits à des auteurs, et même à des œuvres du patrimoine littéraire, comme Les mille et une nuits(2). C'est singulièrement le procès intenté à Taha Hussein et la décision du tribunal en sa faveur, que les avocats ont utilisés ces deux dernières années dans la condamnation d'intellectuels égyptiens. Alors que la poétesse Fatima Naout reste sous le coup d'une condamnation à trois ans de prison, l'animateur de télévision réformiste, Islam Buhaïri, est toujours derrière les barreaux. Mercredi dernier, le journaliste Ibrahim Aïssa a publiquement interpellé le Président Sissi et lui a demandé de faire libérer Buhaïri, ainsi que l'écrivain Ahmed Nadji (3). C'était lors d'un colloque à Charm-al-Cheikh sur le thème de «l'influence des médias sur la formation de l'opinion chez les jeunes», en présence du chef de l'Etat égyptien. Commentant une brève polémique entre Ibrahim Aïssa et un confrère, Sissi a ironisé sur eux : «Vous venez parler d'opinion, et vous vous entretuez.» Ce à quoi Ibrahim Aïssa a répondu sans mâcher ses mots : «Nous dialoguons, nous échangeons, et nous avons tous besoin de ces divergences, de cette pluralité et de cette diversité. Nous ne sommes pas d'accord, et c'est ça qui nous permet d'avancer.» Puis haussant le ton, il a enchaîné : «Combien de journalistes sont emprisonnés en Egypte en vertu du code pénal ? Il n'y a que trois Etats dans le monde qui emprisonnent pour des délits de presse. Imposez des amendes, mais ne mettez pas les journalistes en prison ! Il n'y a aucune peine liberticide chez les nations avancées, et l'Egypte ne peut pas être un Etat constitutionnel si elle emprisonne les journalistes pour des délits de presse. Nous devons exiger la grâce pour Islam Buhaïri, Ahmed Nadji et d'autres !» La semaine dernière, Ibrahim Aïssa avait également interpellé le ministre de l'Intérieur égyptien, lui demandant d'élargir Islam Buhaïri. Il lui avait notamment demandé en quoi le prédicateur réformiste était plus dangereux en liberté que les criminels bénéficiant de remises de peines. On ne connaît pas pour l'heure la réponse du Président égyptien, mais il paraît de plus en plus évident que son projet de réforme du discours religieux n'est qu'un slogan creux, Al-Azhar freinant des quatre pieds, comme on dit. Et Sissi avait d'ailleurs implicitement reproché aux réformistes de vouloir aller trop vite. A l'inverse, de nombreuses personnalités égyptiennes ont pris la défense de l'animateur de télévision, dont l'ancien ministre de la Culture, Djaber Ousfour, qui a estimé que Buhaïri était un bienfait pour l'Islam. Pourtant, le penseur croupit en prison pour avoir remis en cause les faux Hadiths, validés par Boukhari et Mouslim, considérés comme infaillibles et intouchables dans le monde musulman. En matière de «mépris des religions» et plus particulièrement de l'Islam, qu'on prétend défendre en enfermant les gens, il y en a qui vont beaucoup plus loin, comme Hamed Abdessamad. Cet écrivain s'était signalé il y a quelques années dans le monde arabe en publiant un roman, «Adieu, le ciel», dans lequel il s'attaquait au drame des enfants violés en Egypte. Natif de Giseh, cet universitaire de 43 ans, qui vit et enseigne en Allemagne, n'hésite pas à s'attaquer à la validité même du Coran au 21e siècle, contrairement à Islam Buhaïri, qui n'a jamais remis en cause le texte sacré. Résultat : l'Egypte a fait taire, pour un temps, un réformiste modéré, mais un autre Egyptien plus virulent, Hamed Abdessamad, a pris le relais et son discours fait mouche sur YouTube. Comme quoi, si vous mettez un réformateur en prison, un démolisseur prendra le relais, mais c'est peut-être ce que veulent les défenseurs acharnés de l'orthodoxie wahhabite. A. H. (1) Fi Shii'r aldjahili (1926). Plus tard, Taha Hussein a publié une nouvelle mouture avec un titre légèrement différent Sur la littérature antéislamique, d'où les passages contestés ont été expurgés. (2) Je vous signale au passage la disponibilité au stand de l'Office égyptien du livre, au Sila, d'un ouvrage intéressant sur le sujet, de Samah Koreyim et intitulé Le Procès des Mille et une nuits. (3) Ahmed Nadji, auteur du roman Istikhdam Al-Hayat (La vie, mode d'emploi), est emprisonné pour deux ans pour «attentat à la pudeur», dans un des chapitres de son livre publié en bonnes feuilles dans le journal Al-Akhbar. Depuis, le livre abusivement assimilé à un livre de recettes érotiques est téléchargeable sur les réseaux sociaux.