[email protected] La photo a fait le tour des médias égyptiens et des réseaux sociaux : on y voit le célèbre animateur de télévision Islam Buhaïri et la non moins célèbre journaliste et poétesse Fatima Naout encadrant une autre célébrité, Ibrahim Aïssa. Le présentateur du sulfureux programme «Avec Islam», sur la chaîne Al-Kahéra Oual Nass, avait été libéré de la prison de Tara, le 15 novembre dernier. Il y était détenu depuis plus de dix mois pour avoir critiqué les deux grands compilateurs de hadiths, Boukhari et Mouslim, à qui il reprochait leur manque de discernement. Or, s'attaquer aux deux piliers de l'Islam sunnite, c'est porter atteinte à la religion, voire aux religions, en vertu d'un article du code pénal égyptien, qui punit «le mépris des religions». C'est en application de ce même article que la poétesse Fatima Naout a été condamnée, elle aussi, à la prison pour avoir osé émettre des critiques contre le sacrifice de l'Aïd. Or, aujourd'hui, tout musulman ou assimilé qu'on ne voit pas traînant par le licou ou portant l'agneau du sacrifice est vite suspecté de tiédeur et traité comme un contrevenant. Islam Buhaïri a été élargi par une grâce présidentielle, signée par le chef de l'Etat et comprenant quatre-vingt-deux prisonniers, dont des animateurs de la révolution du 25 janvier, détenus pour divers délits d'opinion. Fatima Naout n'a pas été touchée par la mesure de grâce présidentielle, ce qui n'efface pas sa condamnation contre laquelle elle a fait appel, mais elle reste sous la menace d'une arrestation. Toutefois, et pour rassurer les femmes cadres, les autorités égyptiennes répugnent à embastiller des épouses, de peur d'avoir à indemniser les maris privés d'affection et de ressources. La poétesse qui est rentrée récemment de l'étranger, où elle avait jugé bon de rallonger son séjour, a été l'un des plus grands et des plus efficients soutiens à Islam Buhaïri. Leurs retrouvailles ont été chaleureuses, selon les médias égyptiens et même plus que ça, à en croire la presse islamiste, prête à voir dans la moindre poignée de main une invite torride aux plaisirs défendus. D'ailleurs, les principaux dirigeants islamistes encore bien en cour ont sévèrement critiqué la libération de Buhaïri, qu'ils ont promis de combattre sans répit. L'animateur de télévision que la prison n'a pas ramolli, bien au contraire, a répliqué qu'ils n'avaient encore rien vu, et que ce qu'il avait fait jusque-là à la télévision était moindre par rapport à ses projets d'avenir. Tout en remerciant le Président Sissi pour sa mesure de grâce en sa faveur, Islam Buhaïri a souligné qu'il espérait bien être l'un des derniers prisonniers politiques en Egypte.(1) L'autre grand soutien du pourfendeur de validateurs à la volée est précisément Ibrahim Aïssa qui n'a pas cessé de réclamer la libération de Buhaïri, sachant pertinemment qu'il agissait ainsi pour sa propre liberté. Ibrahim Aïssa qui a déjà connu les geôles de Moubarak avait été le seul à interpeller publiquement le Président Sissi sur le sort du théologien hors normes qu'est Buhaïri. Il avait même reproché au ministre de l'Intérieur égyptien d'être plus sensible à la situation de criminels endurcis, libérés après remise de peine, qu'à celle d'un penseur comme Buhaïri. Quant à la rencontre des trois personnalités, immortalisée par la photo symbolique, qui a fait le «buzz» sur les réseaux sociaux, elle a eu lieu jeudi dernier dans les salons d'un grand hôtel du Caire. Ce trio d'enfer, annonciateur d'une ligue en voie de dissolution comme dirait un cheikh d'Al-Azhar, s'est formé à l'occasion de la signature par Ibrahim Aïssa, de son livre Rihlat Al-Dam (Une étape de sang). L'auteur avait déjà défrayé la chronique en 2012 avec son roman Mawlana, équivalent arabe et théologique du «Monseigneur» attribué aux sommités religieuses. Mawlana qui raconte le parcours singulier d'un célèbre télé-prêcheur, Hatem Al-Chennawi, a été classé en 2013 dans la liste finale des prétendants au «Booker»(2) du roman arabe. Le deuxième roman d'Ibrahim Aïssa, Une étape de sang, qui porte un sous-titre éloquent Les premiers assassins, relate en s'appuyant sur des faits historiques l'époque troublée de «la grande fitna». Ce roman historique rappelle aux confrères égyptiens les œuvres du Syro-Libanais Géorgie Zeydane sur les grandes périodes de l'histoire arabe depuis l'avènement de l'Islam. Il est centré sur le personnage d'Abderrahmane Ibn Meldjem, partisan de l'imam Ali qui deviendra son meurtrier, mais il rapporte aussi un épisode dramatique, celui de l'assassinat du calife Othmane. Il raconte comment l'un des sicaires, après avoir enfoncé par trois fois son épée dans la poitrine d'Othmane, cria qu'en agissant ainsi il espérait s'être rapproché de Dieu. Ce meurtrier rituel s'appelait Amr Ibn Al-Hamaq, et ses disciples agitent encore aujourd'hui le drapeau du califat et de l'Etat islamique. L'étape de sang n'est pas encore bouclée. A. H. (1) En fait, il y a un écrivain qui purge actuellement une peine de 5 ans de prison pour «mépris des religions» avec son livre Ayna Allah ? (Où est Dieu?). Al-Azhar vient d'apporter un semblant de réponse en affirmant qu'un bon musulman ne devait pas poser cette question, traitée par ailleurs de long en large par les théologiens du cru. Un autre écrivain Karem Saber a été condamné en 2014 à trois ans de prison pour son roman Istikhdam Al-Hayat (La vie, mode d'emploi), considéré comme une œuvre immorale. Les deux livres sont en téléchargement libre. (2) Précision qui peut avoir son utilité: le prix a été remporté par un romancier koweïtien, Saoud Al-San'oussi, pour son roman La tige de bambou. Cela dit, chaque édition de ce prix soulève la controverse et la polémique.