Les experts sont unanimes : l'Algérie, dans son ensemble territorial, fait face à une des phases les plus cruciales de son histoire en matière de drogue. Au cours des dernières décennies, le phénomène a fluctué de manière instable jusqu'à atteindre un point difficilement contrôlable, générant des doutes et des appréhensions sur les complicités sur lesquelles s'appuient ces réseaux du trouble. Tout un monde effarant que nous avons tenté de cerner au cours de l'enquête qui suit. Abla Chérif - Alger (Le Soir) - Tout commence dans une clinique privée sur les hauteurs d'Alger. Le médecin responsable est appelé en urgence par un réanimateur désemparé. Le jeune patient qu'il est chargé de réanimer après une opération somme toute banale a du mal à se réveiller. Pincements au ventre, gifles et autres méthodes d'urgence n'y peuvent rien. Le médecin exige une nouvelle prise de sang et des analyses pointues. Moins de vingt minutes plus tard, les analyses s'affichent clairement. Elles ne laissent place à aucun doute. Le sang du client contient des traces évidentes de drogue. Du cannabis ou peut-être des psychotropes qui altèrent ou modifient les traitements médicaux mis en place. Les proches du patient sont contactés, informés. Sur place, on leur conseille de prendre attache avec un centre de désintoxication. «La drogue fait un ravage chez nos jeunes», confie le médecin. Il avoue qu'il n'en est pas à la première expérience du genre. Son passage dans les hôpitaux d'Alger lui «en a fait voir d'autres» avoue-t-il. «Parfois, poursuit-il encore, nous sommes obligés de contacter les services de police». Cette fois, il n'en sera rien. Selon la même source, le patient a visiblement pour coutume de prendre du cannabis. Selon les services spécialisés dans la lutte contre le phénomène de la drogue, près de six personnes sur dix en consomment régulièrement aujourd'hui. Soit plus de la moitié de la jeunesse. «N'y échappent que les enfants soumis à un strict contrôle parental», révèle un expert ayant passé une bonne partie de sa vie à résoudre des affaires de ce genre. Son expérience lui a aussi démontré que la consommation du cannabis est étendue à toutes les couches sociales et à tous les niveaux d'instruction. «Dire que la drogue concerne uniquement les jeunes désœuvrés est un faux cliché, une fausse image. Le phénomène a pris une très grande ampleur.» Il y a un peu plus d'un mois, le 22 janvier 2017, les services de la police de l'Ouest ont établi un rapport effarant basé sur des résultats de recherches menées par les équipes de douze wilayas de cette région. Des chiffres y ont été présentés, plus éloquents que n'importe quelle déclaration : 202 kilos de kif traité saisis. Le plus gros du lot se trouvait à Tlemcen, Aïn Témouchent et Oran. 10 000 comprimés psychotropes récupérés. Le même rapport fait également état de l'implication de 6 315 individus, parmi lesquels 14 étrangers. En tout, 4 658 affaires traitées. Certaines d'entre elles révèlent des faits d'une extrême gravité. Les drogues dures ont fait leur entrée en Algérie et s'imposent désormais tout au tant que celles qui étaient jusque-là considérées comme des drogues plus ou moins légères. 2 366 kg de cocaïne ont été saisis uniquement durant l'année 2016 à Tlemcen et Oran. Dans cette dernière wilaya, et à la même époque, les services de la police sont parvenus à récupérer un kilo de marijuana. A travers le reste du pays, les bilans demeurent épars mais tout aussi alarmants. Les professionnels avec lesquels nous nous sommes entretenus affirment que «l'époque à laquelle la marchandise (la drogue) provenait uniquement de l'Ouest est révolue. Au cours de ces dernières années, des couloirs (terme par lequel les spécialistes désignent les lieux de passage des trafiquants) se sont ouverts un peu partout à nos frontières. Le phénomène a notamment pris de l'ampleur à la fin de la décennie noire. A cette époque, les gens avaient peur. Les terroristes éliminaient systématiquement tous ceux qui s'adonnaient à la drogue. Ensuite, cela s'est libéré. Beaucoup de personnes ont alors découvert que ce trafic procurait de l'argent facile. Il ne faut pas oublier également que les contrôles, les moyens sophistiqués et la lutte implacable menée en Europe et ailleurs dans le monde contre les trafiquants les ont contraints à rechercher d'autres territoires d'action, l'Algérie en fait, malheureusement, partie à une certaine échelle». Sur le qui-vive, les services chargés de la lutte contre les réseaux de drogue suivent de près l'évolution des drogues dures sur notre territoire. Selon les mêmes sources, un «couloir» a été ouvert au cours de ces derniers mois à Tébessa. Les trafiquants y acheminent notamment la redoutable «poudre blanche» en usant de tous les subterfuges possibles. Les enquêtes ont démontré que la marchandise provenait souvent des pays de l'Est. La plus petite dose, de quelques grammes seulement, est vendue à 4 000 DA. A partir de 100 g, le prix varie entre 12 000 et 14 000 DA. La poudre est contenue dans une capsule. Le marché juteux favorise rapidement l'ouverture de nouveaux «couloirs». Les frontières sud sont aujourd'hui spécialement concernées. «Des dealers chargés d'introduire la marchandise chez nous se mêlent aux réfugiés ou aux étudiants. Pour introduire leur drogue, ils utilisent des procédés incroyables», raconte un expert. En provenance du Mali ou du Niger, ces personnes savent a priori qu'elles seront interceptées si elles arrivent frauduleusement. Elles préfèrent alors arriver de manière légale pour éviter un premier doute. «Ce sont des professionnels. Avant d'arriver aux frontières, ils avalent les capsules. Une fois à l'abri des regards, ils avalent des mixtures qui vident leurs intestins, puis ils n'ont plus qu'à fouiller dans leurs excréments pour retrouver l'objet. Actuellement, le scanner est automatiquement utilisé car c'est la seule manière de détecter ces capsules.» Les drogues introduites portent de sinistres noms : ecstasy, héroïne... Les enquêtes menées ont également démontré que la demande, novice en la matière, a favorisé une sorte de trafic. Une pure arnaque. «Les fournisseurs comme les dealers ont tendance à mélanger la poudre blanche à des éléments qui prêtent à confusion. Les laboratoires d'analyse ont démontré que la marchandise était assez souvent mélangée à du paracétamol réduit en poudre. Plus grave, les expertises ont révélé la présence de verre de néon (utilisé pour sa couleur blanche) réduit très finement en poudre et mélangé dans la marchandise vendue. «Une catastrophe», poursuit notre interlocuteur. «Nous sommes actuellement face à une véritable mafia, c'est cela le crime organisé. Au fur et à mesure, ils ont développé des méthodes très sophistiquées.» L'une d'entre elles consiste au largage de la marchandise dans la mer. «Ce sont des professionnels, ils ont des boussoles et savent l'itinéraire qu'empruntera la drogue. Elle est emballée dans des ballots plastifiés et hermétiques, on appelle cela des ballons. Ils sont emportés par les flots et récupérés par leurs complices. Les gardes-côtes savent repérer ce genre de choses.» Par voie terrestre, la marchandise est introduite selon des subterfuges à n'en plus finir. «On la retrouve dans des camions citernes, des citernes à eau, de carburant, des lots de médicaments, tous les moyens sont utilisés pour maquiller la drogue qui, il faut le savoir, n'emprunte jamais de chemin direct. Elle est acheminée après plusieurs transferts pour dérouter. Effectivement, cela déroute quelque peu, mais le plus grave problème auquel sont confrontés les services spécialisés demeure les complicités.» Une complicité qui permet l'introduction mais aussi l'acheminement de ces produits que les services de sécurité ont pris pour habitude de retrouver stockés dans des lieux différents de ceux qui étaient utilisés auparavant. Aujourd'hui, «on les retrouve dans des quartiers huppés où la police n'avait pas pour habitude de perquisitionner. Les trafiquants ont de l'argent, beaucoup d'argent, ils achètent même d'honnêtes gens aujourd'hui».