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L'opposition politique en Algérie : racines et projections (6e partie)
Publié dans Le Soir d'Algérie le 29 - 03 - 2017


B- La mouvance identitaire
La définition, la délimitation et l'identification du contenu, du champ et des animateurs de la mouvance démocratique ont posé problème, au tout début de l'expérience algérienne, du fait de l'ostracisme opposé par certains de ses membres à l'encontre de leurs homologues, eux aussi, autorisés par l'Etat à activer, légalement, mais accusés d'être affiliés à des écoles doctrinales hétérodoxes.
Chacun, voyant midi à sa porte, prétendait détenir, à lui seul, la propriété de l'étiquette démocratique et déniait à ses concurrents le droit de la partager.
Cette discrimination avait visé, en premier, les partis islamistes qui s'étaient soumis – peu ou prou, il est vrai — aux dispositions de la Constitution et de ses textes d'application. Elle fut, ensuite, étendue aux partis nationalistes et néo-nationalistes auxquels il fut reproché de s'aligner sur l'idéologie baâthiste, une qualification passant pour être infâmante, alors qu'historiquement, le baâthisme s'était fait connaître comme une doctrine laïque, démocratique, pratiquée, sous le commandement unioniste transnational de ses fondateurs Michel Aflak et Salah El-Bitar, par des formations qui dirigèrent, dans les années 70, les Etats-Nations de Syrie et d'Irak avant d'être dénaturés par les chefs militaires de ces pays.
En réponse, les partis incriminés n'avaient pas ménagé leurs critiques envers ceux qu'ils considéraient comme «les épigones du bloc laïco-communiste, indignes de figurer dans le courant nationaliste».
La typologie des partis et des groupements de partis retenue par la présente monographie n'a pas pris en considération ces réserves qui relèvent, à son sens, de part et d'autre, plus d'a priori d'une guerre de chapelles que d'étalons de mesure, juridiquement validés.
Aussi, il a été classé, sous le générique démocratique, l'ensemble des partis activant dans le respect des dispositifs légaux, à l'exception des formations dissoutes, pour non-conformité avec la loi, bien que ces dispositifs – faut-il le répéter – furent biaisés, dans leur rapport avec le concept et la pratique de la démocratie, par les interprétations , les surenchères et les violations commises par les uns et par les autres.
Si la mouvance islamiste avait été traitée, à part, dans le chapitre précédent, ce n'était pas parce qu'elle contrevenait aux principes de la démocratie – abstraction faite du FIS, un cas extrême – mais parce qu'elle représentait un phénomène d'un seul tenant qu'il était indispensable de disséquer et d'étudier sans le tronçonner.
Il a été, ainsi, démontré en quoi le Front islamique du salut était un parti antidémocratique, irréductiblement, incompatible avec le système qui lui avait permis, par inconscience, d'être, à deux doigts, d'abolir l'Etat républicain.
Dans la trajectoire de la même préoccupation méthodologique, une nette distinction a été établie entre lui et les autres partis islamistes qui s'étaient pliés à la règle du jeu, quoiqu'il reste à quelques-uns d'entre eux – TAJ passe pour y avoir obtempéré – à couper le cordon ombilical qui les relie à la confrérie des Frères musulmans – encore toléré pour des raisons d'alchimie et d'équilibre connues des seuls centres de décision étatiques – et à cesser d'enfreindre l'interdiction décrétée, sous le magistère du Président Liamine Zeroual, d'utiliser, à des fins politiques, l'Islam et les symboles de la Nation.
Ces clarifications, nécessaires à l'objectivité de l'analyse, apportées, l'étude s'attachera à aborder, dans ce chapitre et ceux qui suivront, tous les partis qui travaillent – chacun en fonction de sa place et de son importance – à rendre la concurrence entre formations politiques la plus proche possible du modèle visé et ce, quelles que soient leurs racines et leurs identités.
Les décantations à venir finiront, à la longue, par sélectionner les plus représentatives d'entre elles, et par réduire, dans l'esprit et la lettre des réformes constitutionnelles, en cours depuis 2011, la confrontation partisane entre les quatre ou cinq principaux courants qui traversent la société.
Symétriquement à l'islamisme qui tient ses principaux traits de caractère actuels des sédimentations civilisationnelles et culturelles cumulées par les empires et les royaumes du Maghreb central du 8e au 18e siècle, les particularismes identitaires possédent, eux aussi, des antécédents, encore plus anciens, que les historiens datent des royaumes berbères de Numidie, de Maurétanie sétifienne, césaréenne et tingitane ainsi que de ceux des Etats sahariens et subsahariens.
Il en a subsisté, par-dessus ces apports historiques successifs – on pense à celui des foutouhate el islamiya — des fonds linguistiques (chaoui, targui, tamazight, mozabite...), des rituels et des coutumes transmis, de génération en génération, et rappelés, à chaque fois que nécessaire, par les penseurs algériens. On se souvient de la célèbre formule de cheikh Abdelhamid Ben Badis égrenant la triple appartenance de la Nation algérienne, une affirmation d'identité patrimoniale signalée à tous les hégémonismes qui tenteraient d'occulter sinon d'effacer ce capital génétique de l'irrédentisme algérien ou de le manipuler ainsi que le firent Lavigerie, De Foucault et les pères blancs en Kabylie, dans le Sud et sur les Hauts-Plateaux de l'Ouest.
Le fait identitaire n'est pas, tout le monde le sait, circonscrit à la seule Algérie. Les autres pays du Maghreb – le Maroc, la Tunisie, la Libye – ceux du Golfe – le Yémen et Oman – et même d'Europe – l'Espagne avec les îles Canaries, représentées par le MPAIAC de feu Me Cubillo – le revendiquent.
Il y en a qui l'ont intégré dans leur système de gouvernance, à travers des expressions partisanes spécifiques, ainsi que l'Histoire l'a enregistré par exemple au Maroc, pays dont la population, en partie berbérophone – essentiellement tachelhit, tamazight et tarifit – s'était dotée, dans les années 1950, d'un des plus vieux partis identitaires de la région, le Mouvement populaire de Mahjoubi Aherdane qui forma avec l'Istiqlal de Allal El-Fassi et l'ancien Parti de la liberté et du socialisme, d'obédience communiste, du vétéran Ali Yata, un des piliers du système multipartite du Makhzen.
Aussi proche, dans l'absolu, fût-il, le cours suivi par les partis de la cause identitaire en Algérie ne ressemble pas, tout à fait, à celui de leurs alter ego maghrébins, moins heurté et moins douloureux.
Admise, là-bas, sans violence, officieusement, depuis 1967, et constitutionnellement, depuis 2011, sous la direction du professeur Mohamed Chafik et de l'Institut royal de la culture amazighe (Ircam), leur reconnaissance s'est faite, ici, au bout d'un long processus surchargé de dénis, de sectarismes et d'incompréhensions enracinés dans un rejet communautariste, réciproque, explosif.
Les militants de cette cause – proches ou lointains – ont payé le prix de leur revendication par des persécutions, des excommunications et des sévices qui ont fragilisé, dans les moments de forte crise, la cohésion nationale sans prendre, cependant, l'ampleur et la durée de la répression subie par les Arméniens et les Kurdes en Turquie, en Irak et en Syrie, le Mouvement national et la Révolution de Novembre, dont la Kabylie fut un des berceaux, étant passé par là.
On a vu, précédemment, dans quel bouillon de culture la résurgence des particularismes identitaires a maturé en Algérie et à quels ancrages culturels et politiques modernes – la littérature et la poésie de Jean et Taos Amrouche, la crise berbériste de 1949, au sein du PPA/MTLD, et l'insurrection du FFS, en 1963, — elle s'est arrimée.
L'étincelle qui mit le feu aux poudres de ce qui fut appelé «le Printemps berbère» de 1980 a été allumée, incidemment, par la décision prise par le mouhafedh du parti du FLN de Tizi-Ouzou, Mohamed Bourzam – un membre du pré-carré de Mohamed Cherif Messaâdia – d'interdire une conférence que Mouloud Mammeri devait donner, à la Maison de la Cculture, sur la poésie kabyle ancienne ; une décision-détonateur tombée, à point nommé, qui permettra au FFS de rebondir, à un moment de grande solitude, et de remobiliser la région sur un thème hypersensible, politiquement très porteur.
Deux facteurs changèrent la donne, par rapport à 1963, qui accordèrent au Front des forces socialistes l'investiture, non seulement régionale mais aussi nationale, pour parler au nom des Amazighs, des Chaouis, des Touaregs et des Mozabites :
- la montée sur scène du Mouvement culturel berbère (MCB) qui prépara le terrain grâce à ses réseaux logistiques et à ses relais couvrant Tizi-Ouzou, Béjaïa, Bouira, Boumerdès, Batna et Ghardaïa ;
- l'arrivée en force, autour de la direction du Front, d'une jeune garde – la relève – formée par une poignée d'universitaires, Saïd Sadi, Arezki Aït-Larbi, Amara Benyounès, Djamel Zenati... qui étaient impatients de ferrailler avec le pouvoir central après avoir transité par là où les précédèrent leurs aînés, Slimane Amirat et d'autres, c'est-à-dire Tazoult, Berrouaghia, Lambèze, Médéa et tout ce que cela supposait comme étapes intermédiaires : cours spéciales et tribunaux d'exception.
Ce fut à la station du «Printemps Berbère» que furent réunis les principaux éléments constitutifs du Rassemblement pour la culture et la démocratie. Les jeunes militants s'étaient centrés, en priorité, sur la revendication de la reconnaissance identitaire et la faisaient passer – même dans le sigle de leur parti – avant celle de la démocratie, étant entendu – faisaient-ils valoir – que sans reconnaissance identitaire, la démocratie n'avait aucune chance de s'installer dans les lois et les mœurs des institutions du pays.
Et puis, ils arrivaient à la politique avec un autre discours – plus percutant – et une autre façon de concevoir l'action militante, synonyme de rejet de l'autoritarisme et des méthodes de fonctionnement du parti et de la direction des anciens qu'ils ne craignaient pas d'assimiler au centralisme démocratique des vieux partis totalitaires.
Ce nouveau rapport à la politique chanté par Matoub Lounès, Cherif Khadem, Idir et Aït-Menguellet, macéra dans un bain en ébullition, une dizaine d'années, le temps d'être projeté, au-devant de l'actualité, par l'emballement de l'Histoire planétaire.
Il trouva dans le Rassemblement pour la culture et la démocratie un interprète novateur et téméraire.
a) Le Rassemblement pour la culture et la démocratie
L'entrée en lice, après le FFS, d'un autre parti identitaire contemporain du MDRA et du FFD, exprima une demande plus large et plus insistante des communautés berbères, en même temps, qu'elle répondit, avec plus d'impatience, à une gestion maladroite des gouvernements centraux des années 1960, 1970 et 1980.
Il a manqué à ces gouvernements, enferrés dans un unanimisme sans nuances, la faculté et le courage de dépasser les barrières des vieux différends du Mouvement national.
Sinon, comment expliquer que les successeurs de ces gouvernements se soient, en quelques années, résolus, après bien des crises et des louvoiements, à tout reconnaître, en gros et dans le détail, ce qu'ils refusaient, obstinément, la veille : autoriser l'émission de programmes radiophoniques et télévisuels en tamazight ; constitutionnaliser la langue en l'élevant au rang de langue nationale et officielle ; décréter son enseignement dans les établissements scolaires ; libérer la création cinématographique et l'édition du patrimoine littéraire berbère et, même, célébrer, officiellement, Yennayer...
Dans l'évaluation des contributions au règlement de ce conflit, les observateurs tentent de situer la place que le RCD y a occupé, avec les autres partis de la mouvance, et d'expliquer pourquoi il en fut un des accélérateurs, en exploitant, avec un certain sens de l'opportunité, les ressources du mouvement associatif représenté par le MCB et les Aarouchs.
Sans aller jusqu'à créditer, exclusivement, le RCD de l'avancée de ces luttes, on ne saurait, non plus, méconnaître son apport dans la réactualisation et la reposition de la question dans des formes plus osées que celles proposées par le passé.
Plusieurs avancées lui sont imputables parce qu'il a su rassembler, en particulier, la jeunesse, autour d'une vision, hors normes, du parti et de l'action politiques.
- Le RCD avait atterri sur la scène politique à la manière d'un OVNI venu bousculer la routine incantatoire et les postures empruntées de ses aînés. Il déclara, aussitôt, avoir pour but de donner du sens à la politique. Comment ? en pariant sur les élites dont il fit la colonne de sa direction autant que de sa base ; en attirant vers lui les intellectuels et les classes moyennes francophones, les fondateurs des Ligues des droits de l'Homme comme Miloud Brahimi qui en avaient assez de voir le train de la politique passer, devant eux, sans s'arrêter.
Ces couches cultivées qui craignaient pour leur avenir et leur place dans une société disputée par le pouvoir d'Etat et l'islamisme, avaient été séduites par les thèmes neufs que le parti soumettait au débat : non plus le socialisme à l'ancienne, comme le faisait le FFS, mais la social-démocratie, la laïcité, la refondation de l'Etat, la dénonciation de la fraude électorale, la réforme de l'école «sinistrée», la revisitation de l'Histoire de l'Algérie, de l'Antiquité à la Révolution de 1954, avaient touché la cible dans ce qu'elle avait de plus réactif.
Le parti ne se priva pas, alors, d'imaginer des formes d'actions-choc au moyen desquelles il entendait les faire incruster dans la conscience collective : comme celles qui virent Saïd Sadi affronter Abassi Madani, dans un face-à-face télévisé, particulièrement tonique, ou celles qui firent convoquer les états généraux des démocrates algériens dans l'intention de constituer un bloc – le Mouvement pour la République (MPR) - capable de faire pièce au fondamentalisme et de discuter, d'égal à égal, avec les représentants de l'Etat.
Les marches de protestation, les grèves du cartable, l'implication aux côtés des forces qui combattaient l'intégrisme, entraient dans sa façon de militer autrement, qu'il pensait être la plus rentable pour secouer les atavismes traînés par la société et les institutions publiques, depuis l'indépendance.
L'ensemble de ces formes d'actions qui tranchaient avec les anciens stéréotypes étaient supportés par une communication décomplexée et un esprit frondeur qui désignaient le parti comme le mouton noir du troupeau.
Et pour couronner cette construction qui agaçait partenaires et adversaires, le parti avait élu à sa tête Saïd Sadi(11), un docteur en psychiatrie, ancien détenu politique, romancier, polémiste, affectionnant le sens de la formule et la préciosité du langage, l'anti-portrait des politiciens que l'on croisait, jusque-là, sur la place, celui qui aurait, semble-t-il, séduit le défunt Président Mohamed Boudiaf au point où ce dernier envisagea – dit-on — de le nommer chef du gouvernement, une hypothèse non vérifiée.
Ces points de repères de l'identité politique du RCD, on les rencontrera, à chacune des étapes cruciales de l'histoire du parti, des assises du MCB de février 1989 qui lui donnèrent naissance jusqu'à aujourd'hui, une histoire dont on peut tout dire sauf qu'elle fut de tout repos.
Elle se distingua, d'abord, par un souci, quasi-maladif, de l'originalité : cela commence par la profession de foi inscrite au fronton de ses statuts : «La maghrébinité, l'africanité et la méditerrannéité constituent, avec les éléments définis par la Constitution, les valeurs essentielles de l'identité nationale.»
Apparenté social-démocrate, il se veut la locomotive des partis de gauche et d'extrême gauche, Ettahadi, le Parti des travailleurs (PT), le Parti socialiste des travailleurs (PST), eux aussi acquis à la cause identitaire, illustrant cette position par la traduction précoce et systématique, en tamazight, de leurs sigles, de leurs mots d'ordre et de leurs programmes.
Ces moments-clefs qui balisent cette histoire, marquée par un incessant mouvement d'attraction-répulsion vis-à-vis du pouvoir, furent, au nombre de sept :
1- Le premier le voit participer aux élections locales de juin 1990 où il remporte la présidence de 87 communes en l'absence du Front des forces socialistes qui les boycotte.
2- Le suivant le fait se prononcer sur les résultats du 1er tour des élections législatives de 1991 à l'annulation duquel il appelle, en sollicitant, publiquement, l'ANP pour le faire, ce qui fit dire à Abdelhamid Mehri que «la démocratie des chars est une démocratie malade».
3- Le troisième le range parmi les partis clivants, «éradicateurs» et «anti-théocratiques» qui attaquent le FLN dissident, le FFS et les autres signataires du Contrat de Rome. Il s'éparpille, alors, et cible, de la même façon, le gouvernement.
4- Vinrent les élections présidentielles de novembre 1995 auxquelles il présente Saïd Sadi classé troisième après Zeroual et Nahnah. Deux ans après, il remporte 19 sièges à l'APN devenant la 6e «force politique» du pays. Et même s'il boycotte les présidentielles anticipées de 1999, il autorise Amara Benyounès et Hamid Lounaouci à rejoindre le gouvernement de Ahmed Benbitour en qualité de ministres de la Santé et des Transports, aux côtés de ministres islamistes.
5- L'un des derniers moments-clé le propulse aux côtés des Aarouchs de Belaïd Abrika qui tente de pousser le gouvernement dans ses ultimes retranchements, en lançant ses troupes à l'assaut d'Alger, presque dans le même réflexe qui incita le FIS à se rebeller contre le gouvernement Hamrouche. Le RCD se retire de l'Exécutif et entame sa traversée du désert.
6- Saïd Sadi signe, personnellement, le sixième tournant de l'histoire du parti en abandonnant sa présidence au 4e congrès de mars 2012. Il pensait faire, ainsi, conformer ses actes à ses déclarations, après 23 ans de règne sur une formation donnant l'impression d'être arrivée en fin de mission.
Il libérait la voie de la direction à Mohcine Belabbès, député d'Alger, un militant pondéré, arabophone, «le mieux indiqué» pour prendre les rênes d'un parti d'où furent éloignés, naguère, Arezki Aït Larbi et Khalida Toumi, des «ambitieux» accusés de «fractionnisme».
7- Enfin, après avoir été à l'origine de la fondation, en 2014, de la CNLTD (Coordination nationale pour les libertés et la transition démocratique) – la fédération des oppositions alliée au Pôle du changement de Ali Benflis dans le cadre de l'Icso (l'Instance de coordination et de suivi de l'opposition) hostile à la révision de la Constitution et au 4e mandat du Président Abdelaziz Bouteflika — le RCD se ravise. Il annonce sa participation aux élections législatives de 2017, renonce, comme le FFS et le PT, à la vieille revendication de la transition démocratique et consent à passer sous les fourches caudines du dispositif prévu par la révision constitutionnelle de 2016.
L'époque des grands éclats s'estompe petit à petit. Elle laisse la place à une normalisation qui lui fait prendre, contre toute attente, le contrepied de sa politique éradicatrice qu'il troque contre de surprenantes effusions réconciliatrices avec les anciens dirigeants de l'ex-FIS, Kamel Guemazi, Abdelkader Boukhemkhem et Ali Benhadj invités à Mazafran I.
Le parti changea, du tout au tout, l'orientation de son discours. Il édulcora ses attaques contre le pouvoir et ses «Kabyles de service» (entendez Ahmed Ouyahia, Ali Haddad, Hamid Sidi Saïd...). Son ancien leader, recyclé dans le mouvement associatif, s'occupe, dans d'interminables polémiques avec d'anciens dirigeants du MALG, d'investir le champ de la recherche sur l'histoire de la Révolution et ses figures nationales, Amirouche, Abane Ramdane, ramenées à une surprenante dimension régionale.
Le seul adversaire qui le dérange, encore, est le FFS, le parti auquel Saïd Sadi eut affaire, à Tizi-Ouzou, lorsque, battu aux élections de 1991, par Saïd Khelil, il avoua s'être «trompé de société».
Le Rassemblement pense, certainement, que le FFS qui brille par son absence à la CNLTD et à l'Icso, est un sérieux concurrent avec son projet de consensus national, dans une mesure estimée plus dangereuse que celle représentée par le MAK dont il craint les débordements sur sa gauche. Dans de telles conditions, à quel avenir le RCD pourrait-il prétendre, après les élections de mai prochain, lui qui n'arrive pas avec seulement 13 listes de candidats validées, à étendre son influence, au-delà des limites de la région, et à conquérir une envergure nationale ?
Ce ne fut pas faute d'avoir essayé, par le passé, en recrutant, dans le Constantinois, des militants comme Hocine Nia et Badiaâ Sator, des profils identiques à ceux de Ahmed Djeddaï et Abdelmalek Bouchaffa, l'ancien et l'actuel secrétaire Général du FFS, eux aussi originaires de l'Est algérien.
Réussira-t-il à sortir de cette ornière ? Arrivera-t-il à dépasser l'interdit d'agir sur la base de l'appartenance régionale, l'argument-massue de ses adversaires ? Quel sort réservera-t-il à Mazafran I et II ? Des questions qui renvoient à la décomposition-recomposition du champ politique algérien, post-2016, et auxquelles la fin de l'étude essayera de répondre avec davantage de précisions...
Les autres partis de la mouvance identitaire, ultérieurs au FFS, au RCD et au MDRA, se répartissent en deux catégories : celle des groupes en rupture de ban avec le Front des forces socialistes – FFD, Essabil, UDR, UDS – qui déclarent militer au nom du particularisme culturel et de la démocratie et celle des mouvements extrémistes qui poursuivent – à l'exemple du Mouvement pour l'autonomie de la Kabylie – des visées séparatistes, publiquement soutenues et assumées.
La quasi-totalité de ces partis partagent un dénominateur commun : celui de n'avoir pas été agréés par le ministère de l'Intérieur.
b)- Le Front des forces démocratiques
Le Front des forces démocratiques fut une aile dissidente du FFS qui dut son renom à l'une des figures reconnues de la lutte de Libération nationale au sein de la Wilaya III historique : Abdelhafid Yaha – Si El-Hafid, de son nom de guerre – fils et frère de martyrs du Aarch des Ath Illilten, natifs d'Iferhounène dans la daïra de Aïn El-Hammam. Jeune militant du PPA/MTLD, Si El-Hafid s'illustra durant la Révolution par des actions retenues dans la mémoire de la région parmi les plus glorieuses entreprises par la compagnie du Djurdjura.
Très proche compagnon de Hocine Aït Ahmed, il prit fait et cause pour les premiers engagements politiques post-indépendance de celui-ci et ne lui marchanda pas son soutien inconditionnel quand fut prise la décision de déclencher, en 1963, l'insurrection du FFS, parti dont il fut l'un des co-fondateurs.
Homme de principes, il ne comprend pas le rapprochement entre Aït Ahmed et Ben Bella, intervenu à Londres en 1985, un rapprochement qu'il considère inacceptable et qui le place en retrait du parti. Il attend 1990 pour lancer sa propre formation mais n'arrivera pas à la faire décoller et à rassembler autour d'elle une base de l'étendue de celle de son parti d'origine.
L'Histoire conservera de ce militant novembriste le souvenir d'un combattant qui préféra, lui aussi, dans la même prise de conscience rectificatrice que Slimane Amirat, s'élever au-dessus des contingences régionalistes et donner à mesurer son sens des responsabilités nationales mises en valeur par le précieux témoignage qu'il livra dans son ouvrage intitulé «FFS contre dictature».
c)- L'Union pour la démocratie et la République
Ce fut, là, le premier parti constitué par Amara Benyounès, l'un des membres les plus actifs du MCB, avec Saïd Sadi qu'il accompagna à toutes les étapes de son militantisme au service de la cause identitaire : dans l'association culturelle Tilleli, au RCD, au MPR. Il ne s'en détacha qu'au moment où, servi par le réseau des milieux d'affaires proches des centres de décision, il découvrit qu'il avait mieux à gagner dans une extrapolation politique d'une envergure plus nationale que régionale.
Ce fut, alors – en 2004 – qu'il constitua l'UDR rebaptisée, en 2012, Mouvement populaire algérien, mis sur orbite grâce à la campagne électorale du Président Abdelaziz Bouteflika dont il fut le directeur, en 2009.
Récupéré par le cercle présidentiel, il renoue avec les fonctions ministérielles dont il fut, naguère, en charge, pour le compte du RCD, et se fait nommer à la tête des ministères de l'Industrie et du Commerce où il succède aux islamistes du MSP. Il est obligé de les quitter, sous la pression de lobbies adverses plus puissants que le sien. Météorite de la politique algérienne, le MPA qui fut un fervent supporter du 4e mandat du Président Bouteflika, a accédé à une notoriété – surfaite ? – dont il est difficile de cerner l'exacte réalité. A l'approche des élections d'avril 2017, il fait le plein de listes de candidatures, montrant qu'en peu d'années, il a pu – avec l'appui de l'administration, disent ses rivaux – constituer un socle – réel ou présumé – plus solide que celui du FFS, du RCD et du PT, ce qui devrait être confirmé ou infirmé par les résultats du prochain scrutin. La Dépêche de Kabylie, un quotidien régional que Amara Benyounès lança en 2002, continue à s'intéresser, de près, à la question identitaire, tout en servant de tremplin à son directeur actuel, le frère du secrétaire général du parti, propulsé à la tête de la liste de la circonscription électorale d'Alger.
d)- Essabil El-Badil
Autres étoiles filantes, sitôt apparues sitôt disparues, ces deux partis furent le fait de l'ancien ministre de l'Enseignement supérieur Abdeslam Ali Rachedi, exclu du FFS en 2000, après avoir été le président de son groupe parlementaire à l'Assemblée populaire nationale.
Visiblement démuni de moyens de nature à l'ancrer durablement dans le paysage politique national, l'ancien membre de l'Assemblée populaire de la wilaya d'Alger de 1969 et natif de Annaba ne s'est manifesté, ces dernières années, en panne de programme attractif, que par intermittence. Il se condamna, de la sorte, à ne se placer sur aucune ligne de départ, neutralisé, en partie, aussi, par ses anciens co-militants du FFS qui ne lui ont pas pardonné ses positions erratiques.
e)- L'Union démocratique et sociale
L'Union démocratique et sociale (UDS) semble — du moins, en théorie — n'être qu'une copie relookée du FFS.
Le programme défendu par son fougueux animateur, Karim Tabou, ex-secrétaire général du Front, en indélicatesse avec Hocine Aït Ahmed, à la fin de son mandat, n'a pas, encore, suscité au sein de l'opinion l'intérêt escompté, probablement freiné par le refus du ministère de l'Intérieur de donner suite à sa demande d'agrément, présentée en 2012.
Nouvelle figure du jeune personnel politique algérien, Karim Tabou s'efforce de doter son parti d'une personnalité propre et de se prémunir contre les survivances de son ancienne matrice, encore présente dans le lexique de son discours.
Son mérite est, toutefois, d'avoir compris qu'il était temps de se dégager du corset dans lequel la revendication identitaire fut emprisonnée et qui n'a plus, aujourd'hui, sa raison d'être.
f)- Le Mouvement pour l'autodétermination de la kabylie
Plus connu par ses initiales – MAK – ce parti séparatiste qui tombe sous le coup des dispositions de la Constitution relatives à l'intégrité territoriale du pays est au courant identitaire ce que fut l'ex-FIS pour le courant islamiste : constamment dans l'outre-passement. Depuis sa création en 2001, lors du «Printemps noir», il ne cache pas ses options radicales favorables, d'abord à l'autonomie puis à l'indépendance de la région. Même non agréé, il mène des activités publiques, plus ou moins tolérées par les autorités locales. Les responsables gouvernementaux l'ont, plusieurs fois, mis à l'index pour ses relations supposées avec des puissances étrangères dont il serait un relais. Son fondateur et leader Ferhat M'Henni, interprète du répertoire de la poésie populaire kabyle nostalgique, réside à Paris. Il était présent dans l'Airbus d'Air-France détourné par le GIA, lors de la décennie noire.
- Une autre formation autonomiste – le Rassemblement pour la Kabylie (RPK) a vu le jour en décembre 2016. Elle fait allégeance au canal historique du Pr Chaker et de Hacène Hirèche. Ce Front, dirigé par Hamou Boumédine, se démarque du MAK et précise qu'il agit dans une perspective régionale – décentralisatrice — et non régionaliste.
g)- Les Aarouchs
Les Aarouchs – par définition groupe de tribus ou de fractions de tribus, organisées autour d'entités délibératives communautaristes, du type de la djemaâ traditionnelle, n'ont pas constitué un parti politique en soi, bien que s'étant comportés comme tels. En entrant, avec fracas, en 2001, dans l'actualité nationale, ils se présentèrent, formellement, comme un mouvement citoyen poursuivant, dans le dépassement du MCB, trois objectifs : la reconnaissance de la langue et de la culture amazighes, la régionalisation de l'Etat et la défense des droits démocratiques des citoyens. Le mouvement mené, au pas de course, par Belaïd Abrika, rédige et présente au gouvernement, après la consultation de ses structures militantes verticales et horizontales, une plateforme dite Plateforme d'El-Kseur, «scellée et non négociable», rendue publique en juin 2001.
Les négociations engagées avec Ahmed Ouyahia furent difficiles. Elles aboutirent, au terme d'un long bras de fer, à la division du mouvement et à son essoufflement. Plusieurs années plus tard, et comme par enchantement, il n'en subsistera plus rien.
A ce terme de l'analyse du fait identitaire algérien, quelques conclusions provisoires s'imposent d'elles-mêmes.
Il y en a quatre qui paraissent aller de soi :
1- La longue marche de la cause identitaire algérienne a mis 34 ans pour réaliser ses objectifs. Après bien des rendez-vous manqués avec l'Histoire, l'Etat national – enfin réaliste – a dû céder mais, dans le même temps, tiré son épingle du jeu. Il rattrape son retard et rejoint, en la matière, le niveau de son voisin marocain : reconnaissance de la langue et de la culture berbères, institution aux côtés du HCA, d'une académie de langue, etc.
2- Préméditée ou non, cette démarche a eu pour conséquence concrète la dépolitisation du dossier et son transfert à un niveau de gestion, strictement académique.
Mine de rien, les autorités ont coupé l'herbe sous le pied des partis qui avaient fait de la cause un fonds de roulement et les contraignent, maintenant, à changer de fusil d'épaule et à passer à autre chose.
François Mitterrand avait usé d'un stratagème, plus ou moins analogue, quand il voulut faire revoir à la baisse l'influence du Parti communiste français dans les années 80 au profit du Front National de Jean Marie Le Pen.
3- De nombreux partis – une dizaine entre identitaires, autonomistes et indépendantistes – membres à part entière de la mouvance sont en perte de vitesse, forcés de revoir leur copie après l'épuisement du fonds de leur programme. On aura constaté qu'hormis le FFS, la majorité d'entre eux n'arrivent pas à s'extirper du réduit kabyle où ils furent confinés, selon le mot de Rachid Halit, l'ancien membre limogé du présidium du FFS.
Il n'y a qu'à voir les difficultés enregistrées par le RCD pour collecter les parrainages de ses candidats aux élections législatives d'avril 2017, le signe – de l'avis des observateurs – d'un inquiétant déclin.
4- Dans un parallélisme de formes, certainement étudié, le pouvoir d'Etat a agi avec la mouvance identitaire, exactement comme il le fit avec les islamistes. En noyant les acteurs, plus ou moins représentatifs, dans une inflation de partis microscopiques, des greffons artificiels chargés de déprécier ce dont la cause était porteuse, il leur fera connaître, certainement après les prochaines élections – la désaffection des citoyens aidant – un nivellement par le bas, pour les uns et une disparition, pure et simple, pour les autres.Face à ce processus de sélection, habilement mené, les partis concernés devront, pour maintenir la tête hors de l'eau, réajuster leurs programmes et les déporter vers des centres d'intérêt plus en phase avec la lourde demande sociale et économique de 42 millions d'Algériens confrontés à une crise en attente d'idées originales et de projections sur l'avenir, autrement plus novatrices et consensuelles. Saïd Sadi et le RCD en avaient donné, en leur temps, un aperçu en avançant des propositions sur le rééchelonnement de la dette extérieure qui tenaient, plus ou moins, la route face à un FMI des plus intransigeants.
B. M.
(À suivre)
Notes :
11) Saïd Sadi est né à Aghribs, en 1947. Après des études secondaires à Tizi-Ouzou, et alors qu'il poursuivait des études de médecine à l'Université d'Alger, il s'adonne, dès 1968, au militantisme culturel et intègre, en 1978, les rangs du FFS où il fait de la revendication identitaire, son principal cheval de bataille.
En 1980, il est l'un des militants les plus en vue du «Printemps berbère».
Arrêté et déféré devant la Cour de Sûreté de l'Etat de Médéa, il est aussitôt libéré, rompt avec le FFS, participe à la fondation de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l'Homme, en 1985, et se retrouve, encore une fois, détenu à Lambèse, d'où il est élargi, en 1987, par le Président Chadli Bendjedid.
Secrétaire général du RCD qu'il crée, en 1989, il tente, sans succès, de fédérer en pôle les démocrates algériens dans le Mouvement pour la République (MPR) et se lance dans la course des législatives de décembre 1991 dont il dénonce les résultats du 1er tour.
Trois années plus tard, il est candidat aux premières présidentielles pluralistes où il se classe troisième, un potentiel qu'il transformera, en 1997, au profit de son parti qui remporte 19 sièges à l'APN.
Absent des présidentielles de 1999 qu'il boycotte, il obtient, malgré cette défection, les portefeuilles de la santé et des transports pour deux de ses proches compagnons.
«Le Printemps noir» de 2001 le renvoit dans l'opposition radicale : il refuse de prendre part aux législatives de 2002, ce qui ne l'empêche pas de concourir aux présidentielles de 2004 où il n'arrive pas à franchir la barre des 1,94% de voix.
Au 4e congrès du parti, tenu en 2012, il décide de quitter la présidence du parti qu'il cède à Mohcine Belabbès. Il redevient militant de base, s'engage dans le mouvement associatif et publie plusieurs ouvrages de littérature et d'histoire dont l'un, sur le colonel Amirouche, suscita de vives polémiques avec d'anciens «malgaches».


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