Le jour où Mabrouk, un immigré, propriétaire d'une des plus belles demeures de son douar, était venu demander Akila en mariage et en la choisissant elle, la cadette de ses deux autres sœurs Salima et Kahina, elle était aux anges. Elle s'imaginait déjà vivre une vie de princesse à Paris. La frustration qu'elle lisait dans les yeux de ses sœurs la peinait un peu, mais c'était le destin, avait-elle expliqué à sa mère. Elle ne voulait en aucun cas rater cette merveilleuse opportunité, quitte à piétiner les coutumes qui lui dictaient d'attendre son tour pour convoler et afin de ne pas compromettre les chances des plus âgées qu'elle. C'était une tradition qu'elle se devait de respecter, sa mère avait beau la supplier de ne pas humilier ses sœurs en acceptant cette demande ; elle lui répondit calmement : «C'était une aubaine qui ne risquait pas de se représenter. Si c'était un paysan d'ici, j'aurais pu patienter et attendre mon tour, mais refuser d'aller vivre au pays de mes rêves, ce n'était pas envisageable.» Sous les désapprobations de l'ensemble des membres de sa famille, elle épousa Mabrouk et, quelques mois plus tard, prit l'avion pour Paris où son époux l'attendait. Elle pensait que les portes du paradis venaient de s'ouvrir devant elle. Hélas, elle déchanta dès son arrivée. Elle qui s'attendait à vivre à l'intérieur d'une résidence aussi luxueuse que celle que possédait son mari en Algérie, elle se retrouva dans un HLM sinistre et malfamé, qui n'a rien à voir avec les beaux rêves dont elle s'était nourrie durant des jours. En France, Mabrouk a troqué le beau costume avec lequel il paradait au village contre un bleu de travail qui dégage une désagréable odeur tenace et difficile à chasser et ce, malgré de multiples passages en machine à laver. Son époux changea très vite de comportement. Ici, il se faisait tout petit, sa voix de ténor arrogante et tonitruante était devenue chevrotante et à peine audible. Il eut beaucoup de mal à lui avouer qu'il exerçait comme simple éboueur pour une société privée. Elle comprit aussi, très vite, comment il a pu, avec un salaire aussi dérisoire, construire une résidence de luxe au bled : il ramenait à la maison toutes sortes d'objets hétéroclites qu'il trouvait durant ses tournées, les week-ends et ses jours de repos, puis bradait ses trouvailles sur les marchés. Il amassait ainsi pas mal d'argent. Leur appartement ressemblait plus à un dépotoir qu'à un logement décent. Afin de sauver les apparences et ne pas alimenter les commérages des mégères du village, elle accepta de se sacrifier et de rester avec Mabrouk, sans jamais éprouver le moindre sentiment amoureux pour lui. Ce qu'elle regrette c'est sa liberté perdue ; elle ne sortait presque jamais, elle qui était libre comme l'air, la voilà recluse entre quatre murs à préparer la popote et à laver quotidiennement le linge de son époux. Cette union sans tendresse ni amour donnera naissance à deux garçons. La petite famille ne vivait pas dans l'opulence mais ne manquait de rien, il faut le reconnaître. Le malheur s'abattit sur la tête de la villageoise, une douzaine d'années après le mariage. Par un soir d'hiver pluvieux, on vint lui annoncer que son mari, en sortant d'un café et en traversant la route hors d'un passage pour piétons s'est fait renverser par une voiture et qu'il se trouve à l'hôpital entre la vie et la mort. Elle arrivera auprès de lui juste quelques minutes avant qu'il ne décède. Elle reçut un capital décès qui s'évapora très vite. N'étant pas en âge de toucher une pension de réversion, vivre uniquement du RMI de l'époque et des allocations familiales n'était pas suffisant pour nourrir et vêtir ses enfants. Il lui fallait trouver du travail. Sans instruction ni qualifications, elle fut obligée d'accepter la proposition du patron de son défunt mari qui lui offrit un poste au sein de sa société de tri sélectif. Elle accepta ce métier peu valorisant, la mort dans l'âme, à se dire qu'une malédiction plane au-dessus de sa tête et qu'elle est condamnée à farfouiller dans les détritus le restant de ses jours. Elle qui folâtrait dans les montagnes kabyles sous un ciel bleu azur et un soleil radieux, qui se gavait de fruits mûrs et juteux, se retrouve, sous un ciel presque toujours gris et un climat qui vous glace le sang, à trier à l'intérieur d'un immense hangar lugubre et malodorant les déchets que les ménagères françaises jettent dans leurs poubelles. Le salaire qu'elle percevait pour cette tâche ingrate était presque insignifiant, elle avait toujours des fins de mois difficiles. En allant faire les courses dans les supermarchés, elle courbait l'échine afin de dénicher les produits les moins chers qui se trouvent au bas des rayons. Ses enfants avaient toujours un morceau de viande dans leur assiette alors que dans la sienne, pas l'ombre d'un os de poulet. Pour les vêtements, c'était pareil, ses petits sont vêtus exactement comme leurs camarades et n'ont jamais eu à rougir de leurs tenues, alors qu'elle s'accoutrait de robes d'occasion qu'elle trouvait dans les friperies. Durant les vacances d'été, elle rentrait toujours en Algérie ; ses deux sœurs mariées et heureuses, pas rancunières, venaient la voir dans la luxueuse demeure qu'elle a hérité de son défunt mari ; elles étaient pleines d'admiration. Les louanges pleuvaient sur la tête le la Parisienne, Akila se disait intérieurement : «Ah ! si elles connaissaient mon triste sort, elles seraient moins envieuses et plutôt horrifiées.» Elle jouait la comédie de la femme comblée par la providence et ne laissait rien paraître de son calvaire durant ses trente jours de répit. C'est le cœur serré et les larmes aux yeux qu'elle repartait à ce centre de tri qu'elle avait assimilé à un purgatoire où elle devait expier la transgression faite aux coutumes ancestrales. Elle aurait aimé rentrer au bled, mais ses enfants étaient tous scolarisés. Elle ne voulait pas briser leur avenir pour son propre confort. Ce sacrifice porta ses fruits puisque, intransigeante et dure avec eux, ils réussirent tous les deux à décrocher des emplois stables et bien rémunérés. Elle croyait son calvaire derrière elle, ils allaient, enfin, prendre soin d'elle et elle n'aurait plus besoin de côtoyer des ordures. Une nouvelle désillusion l'attendait. Egoïstes, ils la quittèrent chacun à son tour dès qu'ils purent voler de leurs propres ailes. Elle eut bien des difficultés à comprendre leur désertion, ils se sont conduits exactement comme leurs amis français qui ne rendent visite à leurs géniteurs que durant les fêtes. Elle comprit qu'ils n'hésiteront pas à l'abandonner dans une maison de retraite, «pour ne pas dire mouroir», quand elle deviendra une charge pour eux. L'exil, le décès de son époux, l'obligation de subvenir toute seule aux besoins de ses petits très tôt, la répugnante besogne qu'elle était obligée d'accomplir, l'abandon de ses fils ingrats, le tout cumulé l'obligea à prendre une décision irréversible : quitter définitivement cette merveilleuse ville où elle n'a jamais croisé le bonheur et retourner au village, aujourd'hui qu'elle est en âge de prétendre à une retraite bien méritée. La luxueuse résidence devenue sienne, la pension de réversion de Mabrouk, sa propre pension de retraite, le taux de change avantageux qui se pratique en Algérie étaient des atouts qui lui garantiront de vivre enfin la vraie vie de princesse dont elle a toujours rêvée. Quant à sa progéniture ingrate, s'ils souhaitent la revoir pour un dernier adieu, ils n'ont qu'à prendre l'avion. Jamais elle ne reposera ses pieds en France. Elle a encore du mal à digérer ce qu'elle considère comme une trahison de leur part, et elle n'est pas prête à pardonner.