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Les interconnexions entre la sociolinguistique et la philosophie politique au Maghreb(1)
Du multilinguisme au multiculturalisme (2e partie et fin)
Publié dans Le Soir d'Algérie le 20 - 12 - 2017


3.3 - Le mythe de la disparition du kabyle
Certes, tamazight (au sens polynomique) est une langue de moindre diffusion, mais inférer de cela qu'elle soit menacée de disparition est excessif. Ses variétés kabyle ou chleuh le sont encore moins. L'extension de sa territorialité est limitée. Les espaces où elle est utilisée sont discontinus mais c'est une langue transfrontalière, utilisée en Libye, en Egypte, au Niger, au Nigeria mais également et surtout dans les pays du Maghreb — son territoire de prédilection. Car la vitalité d'une langue est liée, primordialement, au nombre de ses locuteurs.
La supposée menace de disparition n'est qu'une amplification instrumentée politiquement par les mouvements indépendantistes, notamment kabyles, pour légitimer la création d'un Etat qui aurait pour but de la protéger.
Loin d'être menacé de disparition, le kabyle est la variété de tamazight qui regroupe le plus grand nombre de locuteurs natifs en Algérie et se trouve de ce fait dans une posture de domination des autres variétés. Il pourrait même aspirer à être la matrice sur laquelle se construirait une langue commune (peu recommandable) aux différentes régions, si on venait à opter pour le choix de la démocratie linguistique.
4) Tamazight : de la planification linguistique à la philosophie politique
4.1 - Revendication linguistique et revendication politique dans le mouvement nationaliste
Les acteurs sociaux et politiques en concurrence font naturellement usage de la question linguistique et identitaire pour se positionner. La crise du PPA/MTLD de 1949 avait engagé cette problématique en même temps que les attitudes politico-idéologiques qui ont influencé les pouvoirs postindépendance tous issus du FLN.
Le document historique dit «Idir El-Watani» (V. Dourari A., 2013 (a) pp 91-106), retrace en creux les péripéties de ce clivage consistant à se ranger en faveur d'une «Algérie algérienne» ou d'une «Algérie arabe et islamique».
Certains militants, dénoncés comme berbéristes, avaient été condamnés à mort et plus tard, Abane Ramdane, père de la fameuse Plateforme de la Soummam, qui unifia et organisa le combat pour l'indépendance et donna un cadre institutionnel moderne pour l'Algérie indépendante future, n'avait pas hésité, nonobstant son origine kabyle, à ordonner de persécuter lesdits berbéristes, notamment dans la Fédération de France du FLN révolutionnaire.
Cette attitude n'est pas ethnique ou linguistique. Elle est politique, comme il est aisé de le constater.
4.2 - Revendication linguistique et politique à l'indépendance
L'idéologie du FLN, dite nationaliste et partisane de l'Etat jacobin monolithique, a toujours réprimé la revendication de tamazight durant l'indépendance pour favoriser, disait-elle, l'unité nationale contre les dangers de division provenant du colonialisme. Pour l'islamisme, la langue n'est pas une priorité partant du fait qu'une fois leur idéologie devenue hégémonique dans la société, personne n'oserait contester le statut dominant de la langue du sacré, celle dans laquelle Dieu se serait exprimé !
4.2.1 - Revendication linguistique et politique en Kabylie et au M'zab
Le MAK et le MIK(2) utilisent la langue comme rampe de lancement d'idées politiques visant à faire changer le modèle d'Etat algérien jacobin et hyper-centralisé(3). Le mouvement autonomiste et indépendantiste en Kabylie ambitionne de «déchirer» un Etat, pour créer un deuxième au service d'une langue. La revendication de l'indépendance d'un bout de territoire algérien, entraîne ipso facto la modification territoriale et organisationnelle de l'Etat algérien actuel.
Or, les frontières actuelles de l'Algérie sont devenues un fait anthropologique constitutif de l'imaginaire politique collectif des Algériens.
On voit bien à quels déchirements psychiques, sociologiques et politiques on invite les Algériens. Les spécificités régionales, l'Etat unifié, devenu démocratique et citoyen, pourra les prendre en charge dans le cadre conceptuel de la citoyenneté. Les projets d'indépendance/autonomie de la Kabylie ou du M'zab sont des projets politiques irréalistes qui s'appuient contre la non-reconnaissance par l'Etat algérien actuel de la langue et de la culture kabyles ou de la spécificité culturelle, linguistique et religieuse du M'zab, entre autres.
La revendication démocratique et citoyenne menée en Kabylie menaçait d'ébranler sérieusement les fondements autoritaristes du système politique. Hugh Roberts démonte les mécanismes de la manipulation de cette question (V. Roberts, H., 2002) qui la neutralise et la stigmatise aux yeux du reste de la population algérienne. Le discours de citoyenneté, prôné naguère par l'élite kabyle, a commencé à céder le pas devant celui de l'identité (Salhi, Brahim M., 2010, pp14-15) et du repli sur soi qui isole la Kabylie et neutralise son influence politique nationale.
Le grand romancier algérien Yasmina Khadra (Khadra Y., 2017), sous le titre éloquent de : «L'Algérie est une fête alors pourquoi tant de malheurs», arabophone, originaire de l'ouest d'Algérie, le dit aussi explicitement que lapidairement dans une interview donnée récemment à la presse algérienne :
«Pour moi, cette région est le grand espoir de l'Algérie et ce n'est pas pour rien que l'ennemi essaie d'instrumentaliser cette force sublime contre elle-même. Je suis très vigilant. La seule possibilité pour l'Algérie de s'en sortir, c'est la Kabylie.»
4.2.2 - Le M'zab : minorité linguistique, religieuse et singularité sociologique
4.2.2.1 - La question sociolinguistique
En plus de la reconnaissance et la promotion de la langue tamazight au sens générique, et de la question kabyle se pose un autre défi à l'organisation actuelle monolithique rigide de l'Etat algérien. C'est la prise en compte de la spécificité linguistique et religieuse du M'zab.
Contrairement à la Kabylie, les Mozabites ne ressentent pas de problème particulier au plan sociolinguistique. Ils ne ressentent pas le besoin d'enseigner leur langue —tumzabt — à l'école officielle, ni à ce qu'elle soit utilisée dans les médias. Toute la communauté (Nouh Abdellah, Op. Cit., 2017) la parle, des plus jeunes enfants jusqu'aux plus âgés. La communauté en tant que minorité religieuse, se sentant menacée, est en situation «de secret» (al-kitman) et voudrait que sa langue participe à ce secret par sa non-diffusion.
De plus, toute la communauté mozabite est dans une posture de respect devant la langue arabe scolaire et classique ; contrairement au mouvement de militance kabyle(4), plus laïque, qui la considère comme une concurrente déloyale ayant des prétentions d'effacement de leur langue maternelle. Les Mozabites, quand ils écrivent leur langue, ou l'enseignent dans le réseau de leurs écoles privées religieuses, lui prêtent les caractères arabes (Fekhar A. H., 2015), et ce, depuis le premier siècle de la pénétration arabe dans le Maghreb.
4.2.2.2 - Bref aperçu sur la société mozabite
Dans Ghardaïa vivent globalement deux communautés algériennes, l'une d'origine arabe (Banu Sulaym) et l'autre mozabite d'origine amazighe zénète. Si la première est venue dans le cadre de l'invasion hilâlienne du Maghreb au XIe siècle, la seconde est, quant à elle, autochtone. Les deux communautés sont musulmanes. La première est sunnite mâlikite sous l'influence grandissante du wahhabisme ambiant dans le monde islamique, alors que la seconde est ibâdite. La première a pour langue maternelle l'arabe algérien, et la seconde parle le mozabite (tumzabt) en plus de l'arabe algérien. La première vivait essentiellement de bédouinisme ; la seconde est plutôt sédentaire, et s'adonne à l'agriculture (phoëniciculture et maraîchère), au commerce et à quelques petites industries.
Ces deux communautés, algérienne et musulmane, différenciées par l'origine lointaine, le rite, la langue et le mode de vie ont vécu côte à côte depuis des siècles. Même si l'on observe très peu de rapports matrimoniaux entre eux et l'existence d'espaces propres à chaque communauté (des villes proprement mozabitophones ou proprement arabophones), des espaces de contact urbains les réunissent (l'école, l'université, les moyens de transport aérien et routier, l'hôpital, les places commerciales, l'administration locale...), mais aussi les échanges économiques, commerciaux et... la mal- vie et le sentiment d'abandon.
4.2.2.3 - Les Mozabites ibâdites face à leur mode d'organisation communautaire
L'Etat algérien est un cadre juridique, politique et linguistique qui ne fait pas de place aux minorités et aux spécificités, perçues comme menaces à l'unité de la nation. Les Mozabites amazighs et ibâdites représentent une double spécificité qui n'entre pas aisément dans ce cadre étriqué. Mais les structures politiques traditionnelles mozabites (majlis al-‘a'yân, conseil constitué des «I'azabe, chargé de maintenir la permanence du dogme ibâdite ; majlis Cheikh Abderrahmane al-Karthi, conseil chargé de la gestion des choses laïques, et majlis 'ami Saïd, conseil supérieur de coordination entre les différentes villes) sont de moins en moins efficientes et font parfois doublure avec les structures modernes de l'Etat (mairies, daïras, wilayas). Ces conseils ancestraux des Mozabites ibâdites ont perdu relativement en crédibilité et il se crée des conseils de coordination élus par les acteurs à chaque fois que la conjoncture l'exige. Paradoxalement, ce sont les structures traditionnelles mozabites qui sont l'interlocuteur de prédilection des pouvoirs publics qui tournent le dos aux coordinations citoyennes.
La tradition des Mozabites de ne pas intégrer les corps constitués de l'Etat les rend, localement, encore plus vulnérables.
Cette auto-marginalisation, par crainte d'altération de la cohésion de groupe, et pour maintenir la loyauté des individus attachée à la seule autorité des structures traditionnelles mozabites, est contreproductive pour les intérêts des citoyens mozabites dont l'Etat ne facilite pas le cosmopolitisme des élites.
Leurs concitoyens et voisins arabophones s'inscrivent dans une perspective contraire et le fait qu'ils se définissent d'emblée dans le cadre de la formule identitaire officielle (arabo-islamique mâlikite), donc entendue anti-khâridjite et antiberbère, minimise leur allochtonie lointaine(5) et leur donne un ascendant au double plan stratégique (intégration des rouages décisionnels de l'Etat) et tactique (intégration des instruments opérationnels des autorités locales et nationales).
Les Mozabites appartiennent donc à l'amazighité majoritaire en Algérie (V. Dourari A., 2016 (b), mais sont minoritaires dans la vallée qui porte leur nom aux plans démographique, religieux et linguistique. Leur rite est en plus stigmatisé par le rite officiel. Par ces facteurs, ils sont minoritaires à l'échelle nationale, mais aussi dans le cadre plus restreint de la tamazightophonie et dans leur propre milieu ghardaoui.
4.2.2.5 - Sunnisme vs chiisme vs khârijisme vs ibâdisme
Le Ibâdites sont accusés par le wahhabisme de kharidjisme(6). Le wahhabisme se confond aujourd'hui avec le sunnisme dont il est devenu la dénomination hypéronymique.(7) Même historiquement infondée (V. Nacir Bnu Sulayman Bnu Saïd As-Sabi' (thèse), et Dourari, A., 2014 (a), cette accusation les met dans la défensive face au voisin malikite plus nombreux et tirant profit des critères identitaristes chers au pouvoir.
La haine anhistorique cultivée contre le kharidjisme et à l‘emporte-pièce, dans le discours religieux officiel dominant(8), renforce par ricochet la malveillance agressive du wahhabisme — prisonnier de l'atmosphère réifiée (habitus et hexis) des clivages théosophiques, politiques et religieux du VIIe siècle après J.-C. où son horloge civilisationnelle semble s'être définitivement arrêtée(9).
Le conflit politique entre Muawiya Ibn Abî Sufyân et Ali Ibn ‘Abî Tâlib, suite à la guerre de Siffîn (657 J.-C.), et l'arbitrage qui tourna à l'avantage truqué du premier, est hypostasié, rendu atemporel et surdétermine les relations conflictuelles sanglantes entre musulmans aujourd'hui. A Nahrawayn (658 J.-C.) la guerre opposa Ali à ses kharijites (= ses dissidents qui l'ont quitté à cause de son acceptation de l'arbitrage truqué). La guerre entre l'imam Hassan (fils d'Ali et de Fâtima) et Muawiya, après l'assassinat d'Ali par un azraqi (khârijite), cristallisa les oppositions islamiques transcendant l'histoire et la géographie ! Muawiya, le plus contesté des califes, est paradoxalement perçu comme le représentant atemporel du groupe qui s'auto-désigne «gens de la sunna et du consensus» (ahl as-sunna wa l-djamâ'a). Alors que le calife Ali, le looser, est paradoxalement célébré pour sa probité (et pour être un ahl al-bayt, gendre et cousin du prophète), mais est anathématisé autant par les sunnites, pour être le référent du chi'isme, que par les Kharijites, notamment de la secte azraqiyya, pour avoir accepté l'arbitrage par lequel il fut destitué.
La pensée mythique ne connaissant pas le principe de non-contradiction, il est condamné et encensé pour ses mêmes turpitudes.
Ceux parmi ses partisans qui l'ont combattu pour avoir accepté l'arbitrage, les azraqi, sont combattus autant par les sunnites, partisans de Muawiya, que par les chi'ites, ennemis de Muawiya et restés fidèles à Ali.
C'est dans cette atmosphère idéologique confuse que les premiers Ibâdites — qui étaient en désaccord politique pacifique avec Ali, tout en ayant combattu dans les rangs de son armée, puis dans l'armée de son fils al-Hassan contre Muawiya — sont embarqués indistinctement comme Khâridjites(10) et récoltent une haine aussi atemporelle qu'injustifiée. C'est ce qui conduisit Abu Yazid (l'homme à l'âne) ou Obaïd Al-Lah, le chef guerrier fâtimide, à les combattre, et, pour le dernier cité, à écraser la cité ibâdite de Tihert au Xe siècle.
En fait, les Muhakkimas(11) dont fait partie Abdellah Ibn Ibâdh, n'étaient d'accord ni avec Ali, ni avec son fils al-Hassan, et encore moins avec Muawiya, mais s'étaient rangés militairement contre ce dernier. Pas simple à retenir !
Le fondateur manifeste de l'ibâdisme, Abdellah Bnu Ibâd at-Tamîmî al-Murrî de la tribu de Mudar (V. Ibn Hazm),(12) était membre des Muhakkima et s'était opposé au leader des Kharijites radicaux ayant assassiné Ali, à l'instar d'Abu Rachîd Nâfi' bnu l-‘Azraq, dont il réfuta explicitement les thèses (V. An-Nami, O., et Basset René, 1893).
Qui se rappellera, enfin, qu'on est au XXIe siècle, et que les Ibadites algériens sont Nord-Africains, Amazighes Zénètes et n'ont rien à voir, à part le rite, avec les Ibadites arabes d‘Arabie de Siffin (657) et de Nahrawan (658) ?
5) L'Etat algérien moderne et les visions archétypales
5.1 -Vision atemporelle hypostasiée
Ces conflits politiques du VIIe s. en Arabie sont essentialisés et transposés tels quels dans cette Algérie (Afrique du Nord) du XXIe siècle et constituent la trame de l'excessive agressivité des wahhabites à l'égard des Ibâdites, mais certainement aussi une certaine insouciance probable de l'Etat et de ses agents locaux aux souffrances des Ibadites. Les wahhabites ne tiennent aucun compte de l'espace et du temps. Ils se proclament juge suprême (instrument de Dieu sur terre) selon leur vérité déclarée seule vraie. Le fait que dans les élections locales de 1990 le FIS n'ait obtenu aucune commune à Ghardaïa en dit long.
5.2 -Refonder le mythe national algérien sur l'algérianité multiculturelle cosmopolite
Ni les Algériens amazighes mozabites, qui ne vivaient pas en Arabie au temps de ces conflits entre Arabes d'Arabie, ne sont responsables de ce qui s'y passa si loin géographiquement et historiquement. Pas plus que les Algériens d'origine Banu Soleim, qui vivent en Afrique du Nord depuis 1 000 ans et qui ne peuvent être tenus pour responsables ou héritiers des actes des Arabes d'Arabie de l'époque.
Tous sont des Algériens et doivent loyauté à la République algérienne, dont l'Etat voit ses institutions s'émousser chaque jour dans les faits et dans l'imaginaire des gens.
On voit bien la nécessité d'une réforme de l'Etat et du système éducatif pour l'enseignement de l'histoire de la religion/des religions en enracinant l'identité algérienne dans l'histoire, dans l'algérianité et dans la géographie.
L'hypertrophie du discours identitariste ressassé par le FLN-parti-Etat depuis 1962 (continuateur de la position du PPA-MTLD sur cette question) a abouti aujourd'hui à ses conséquences logiques. La crise à Ghardaïa, comme celle de la Kabylie, est une crise du modèle d'Etat algérien(13) tout autant qu'une crise du pouvoir FLN-parti archaïque et de son idéologie déréalisée.
5.3 -Le modèle d'Etat algérien face à la réalité locale
Cependant le paradigme d'Etat algérien, qui n'a pas été le fruit d'une cogitation intellectuelle systématique sur les faits anthropologiques et historiques de ses citoyens et de leur territoire, est une construction juridique et politique en déphasage complet avec les réalités. Et c'est bien pour cela que la Commission nationale de réforme des missions de l'Etat, missionnée par le président de la République et dirigée par Missoum Sbih (2000), en avait proposé une réforme profonde(14). L'Etat algérien actuel, produit de l'urgence ressentie par les combattants de l'indépendance au début du XXe siècle de se doter d'un Etat symétrique à celui du colonisateur, est aujourd'hui dépassé.
Le modèle d'Etat colonial, notamment son centralisme jacobin et autoritaire, était prégnant tant et si bien que c'était l'Emir Abdelkader (figure arabo-islamique opposée à la France coloniale) qui s'était imposé pour en représenter l'ancrage historique, plutôt que les royaumes-Etats de Syphax, ou de Massinissa, ou celui de Jugurtha... (autochtones et antéislamiques), ni même celui des Rustumides (autochtones islamiques Ibâdites VIIIe-Xe siècles), ni encore moins celui des Hammadides (XIe siècle), ou celui des Almoravides (XIe siècle) ou celui de leur successeur almohade (autochtone et islamique chi'ite ou sunnite, XIIe siècle)... La France était perçue à travers la lorgnette réductrice de la langue française et de la religion chrétienne — traits survalorisés tant et si bien que l'Etat algérien en perspective devait alors reposer, symétriquement, sur la langue arabe classique et le sunnisme islamique (malikisme), globalement et exclusivement. La table de Procruste étant mise, les premiers couacs s'étaient fait ressentir dans le PPA-MTLD en 1949 quant à la place de l'algérianité. Certains partisans de «l'Algérie algérienne» ont été éliminés physiquement par leurs propres compagnons de combat (V. Ali Yahia A., 2014).
A l'indépendance, cette obsession de «fabriquer» un Algérien nouveau appartenant à une nation d'individus identiques a fourni la légitimité à toutes les violences menées par le «parti unique», de «l'Etat unique», de «la nation unique», d'une «religion unique», s'exprimant dans une «langue unique»(15) ... Elle exigeait une amnésie totale : l'histoire des Algériens devait au mieux commencer le jour où elle est mise sous domination des troupes arabes sous l'étendard de la religion islamique. Cet «évènement-avènement» est lui-même transcendantalisé et est exclu des faits historiques humains ! L'aliénation qui en a résulté fait que d'aucuns(16) iront, aujourd'hui anachroniquement, jusqu'à traiter de «traîtres» les ancêtres amazighes (Koceila et Dihya) qui avaient défendu leur terre contre les troupes arabes et leurs généraux Okba bnu Nafi', Moussa bnu Nuçayr... transmutés en héros prêcheurs de bonne parole islamique.
Le texte de la Plate-Forme de la Soummam (1956), texte fondateur de la philosophie d'Etat en gestation, qui insiste sur la reconnaissance de la citoyenneté des différentes communautés algériennes d'origine européenne et autochtone au-delà de leurs convictions religieuses, couplé au rejet explicite de la théocratie, est scotomisé depuis le CCE tenu au Caire en 1957, le congrès de Tripoli, puis l'assassinat d'Abane Ramdane en décembre 1957. Les différents coups d'Etat post-indépendance, à commencer par celui contre le GPRA qui a conduit les phases finales de la lutte armée, ont fini par réduire l'Etat à une surenchère d'allégeance aux chefs, les institutions à un décorum et l'identité à un carcan déréalisé. C'est la logique du régime néo-patrimonialiste qui l'exige.
En ne prenant pas en compte la citoyenneté, les composantes politiques, culturelles, linguistiques, religieuses... réelles des Algériens, en refusant de reconnaître dans les faits la liberté de conscience et les libertés individuelles, ce paradigme d'Etat avait inscrit, d'instinct, la tendance centrifuge et son obsolescence programmée dans son ADN.
Le modèle ainsi taillé est trop étriqué pour qu'une algérianité historique plurielle puisse s'y accommoder, d'autant que les gestionnaires de cet Etat souffraient d'une illégitimité patente et d'une culture d'Etat indigente.
La tentative de mise en place d'un «référent religieux national», promue aujourd'hui, fondée sur les meilleures intentions et visant à résorber l'influence du discours salafiste sur les milliers de mosquées algériennes(17) (qui conditionnent les fidèles par leur discours haineux, antihumanistes et misogynes, tout autant qu'anticonstitutionnels) procède de la même posture unificatrice désincarnée citée plus haut. Elle est une idée absurde : ce serait l'Etat qui fixerait les modalités de croyance des fidèles et tout ce que n'inclurait pas ce référent serait déclaré illégitime. Le référent national religieux ressemble à un nouveau rite, et n'est, en fait, qu'une esquive de la responsabilité d'imposer l'ordre républicain au discours anticonstitutionnel wahhabite. Mouloud Mammeri avait raison de dire qu'«ils faisaient tout autrement qu'il n'est naturel».
Il est nécessaire d'admettre et d'adopter la posture intellectuelle et politique rationnelle fondatrice de l'Etat moderne, selon laquelle il doit respecter et faire respecter les libertés individuelles des citoyens sans s'immiscer dans leurs croyances, et que ces dernières n'ont pas à interférer avec la gestion de l'Etat qui doit aspirer à être un Etat pour tous et ressenti comme tel, par tous !L'organisation politique et juridique des Etats du Maghreb doit être profondément repensée, conformément au concept politique de «citoyenneté» et de «respect des différences», afin d'assurer une plus grande stabilité par l'adhésion des citoyens à leur Etat.
Pour l'Algérie, le projet d'une seconde république, fondé sur un modèle d'Etat compatible avec l'immensité de son territoire et de la diversité de ses citoyens aux plans culturel, religieux, rituel, linguistique et politique, se fait sentir. Il s'agira d'un Etat de droit, moderne, démocratique et citoyen, fondé sur l'algérianité et le multiculturalisme cosmopolite citoyen (V. Kimlicka, Will, 2001 ; Dourari A., 2016 (a))(18), sur la démocratie et la citoyenneté et non pas sur l'identité.
A. D.
* Professeur des sciences du langage et de traductologie, Université Alger2.
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1) Ce texte est un développement approfondi d'un autre article remis en contribution à un livre collectif sur L'Algérie au présent, s/d Direche Malika, IRMC 2017.
2) MAK, Mouvement pour l'autonomie de la Kabylie, dirigé par Aziz Aït Chebib, et le Mouvement pour l'indépendance de la Kabylie, dirigé par Ferhat Mehenni, président de l'association Anavad.
3) Les partis démocratiques RCD et FFS, ou de gauche comme l'ex-PAGS, le MDS, le PST et le PT ont eux aussi dans leur programme des propositions pour changer l'organisation hyper-centralisée de l'Etat algérien.
4) On vise le mouvement du genre MCB et des partis politiques représentant une certaine élite kabyle active et démonstrative, mais le fait ne se vérifie pas pour toute la société kabylophone, loin s'en faut.
5) Ceci est d'autant plus vrai que la thèse de l‘origine arabe yéménite himyarite des Amazighes est toujours d'actualité dans les sphères officielles et compte en sa faveur un lobby arabiste puissant.
6) Dans la dernière crise à Ghardaïa, des slogans, dupliqués à la manière des révolutions arabes et brandies par des manifestants arabophones malikites, demandaient : «Kharidjites dégagez !» (Irhal ya khawaridj). Le faqih malikite algérien Al-Wansharissi, Ahmed Bnu Yahia, (834-942 hégire) V. Op. Cit. considère l'ibadisme comme une secte hérétique.
7) Le malikisme n'a plus de présence intellectuelle, idéologique, ni même d'école visible, ou de leadeur reconnu.
8) Un ancien ministre des Affaires religieuses, dans certaines de ses interventions, leur fait porter le chapeau du terrorisme ; alors que l'actuel affiche une ouverture d'esprit favorable à une vie citoyenne apaisée.
9) Ceci ne les empêche pas de profiter de gadgets modernes du nec plus ultra en matière de voitures, de smartphones, de montres, de micro-ordinateurs...
10) Les Khâridjites étaient trois tendances : an-Najdiya, al-‘Azâriqa, et al-Muhakkima.
11) Les Muhakkima sont les gens qui ont déclaré que l'arbitrage relevait des seules compétences de Dieu : al-hâkimiya li llah.
12) L'imam caché des Ibadites est Jabir bnu zayd al-‘azdî.
13) La crise d'El-Hoceima en 2017 au Maroc représente le même symptôme pour l'Etat marocain.
14) Rapport non publié comme les autres rapports sur la réforme de l'école (Benzaghou) et de la justice (Issad).
15) Langue unique que seule une infime partie de l'élite (arabisée) pouvait comprendre et utiliser.
16) L'inénarrable Othmane Saâdi, membre du FLN, a condamné l'érection d'une statue pour Dihya aux Aurès car elle aurait, selon lui, combattu l'Islam et les musulmans.
17) Leur nombre est semble-t-il supérieur à celui des écoles, le ministre des affaires religieuses parle de 17 000 dans une interview à la presse nationale début décembre 2017.
18) Le concept a été rendu célèbre par Will Kimlicka.


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